Fiche du tome : L’esprit Sans Nom

Tome 7, L’esprit Sans Nom, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra

Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.

Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).

Titre original : El alma Sin Nombre (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.

Projet commencé en 2012.

Tomes du Cycle de Shaedra

  1. La flamme d’Ato
  2. L’éclair de la rage
  3. La musique du feu
  4. La porte des démons
  5. L’histoire de la dragonne orpheline
  6. Comme le vent
  7. L’esprit Sans Nom
  8. Nuages de glace
  9. Obscurités
  10. au prochain numéro…

Tunnels constellés

Le labyrinthe était l’endroit le plus traître de la Terre Baie, songeai-je, alors que je contemplais avec désespoir les escaliers qui descendaient en colimaçon. Derrière nous, on entendait de temps en temps les grognements de la bête de l’autre côté de la porte de bois massif. Après être restés un jour prisonniers dans ce lieu, Lénissu et moi avions décidé d’explorer les escaliers ; nous étions descendus pendant presque une demi-heure, et nous étions revenus exténués auprès de Spaw, Drakvian et Aryès. Pour alimenter la vampire, je n’avais rien pu trouver d’autre qu’une innocente souris blanche. Lorsque je l’avais entendue couiner dans l’ombre, je n’avais pas pu m’empêcher de me demander combien de sang il faudrait encore pour que Drakvian se rétablisse complètement. Nous lui avions déjà donné cinq rats de roche et un lièvre. Ses bras reprenaient peu à peu leur teint pâle habituel, mais elle était encore assoiffée. Elle nous assura toutefois qu’elle pourrait bientôt aller chasser elle-même. Pourtant, je doutais beaucoup qu’elle soit capable de tuer ce qui se trouvait derrière la porte.

Lorsque je repensais à notre entrée précipitée dans le tunnel, je sentais les cheveux se dresser sur ma tête. Nous nous étions tous dirigés vers la porte du tunnel, dans l’espoir de trouver un lieu plus sûr que les couloirs du Labyrinthe. Et heureusement. Nous venions tout juste d’entrevoir la porte, lorsqu’une créature de trois mètres de haut, à la peau verte et aux pieds énormes, était apparue derrière un angle rocheux. En nous apercevant, elle s’était mise à nous courir après, lourdement, ravie, sans doute, d’être tombée sur un tel festin. Je n’avais jamais pu contempler de troll vivant jusqu’alors. Et cela aurait été la dernière chose que j’aurais vue, si nous n’avions pas quitté le passage principal à temps pour nous précipiter vers la porte. Après l’avoir fermée à la va-vite, nous avions gravi un escalier étroit qui, quelques mètres plus loin, atteignait un palier à partir duquel il redescendait en colimaçon vers les profondeurs du Labyrinthe, ou du moins c’est ce qu’il me semblait.

Au bout de deux jours à descendre et à monter les mêmes escaliers, sans trouver autre chose que quelques souris et sans pouvoir déterminer où menait ce tunnel, Lénissu, Spaw et moi, nous décidâmes qu’Aryès et Drakvian pouvaient se déplacer et nous nous mîmes tous en marche. Comme il fallait s’y attendre, personne n’osait ressortir par l’endroit où le charmant troll rôdait. Lorsque nous commençâmes à descendre les escaliers, Lénissu s’avéra être le plus optimiste.

— Ce ne sont pas des escaliers naturels —affirma-t-il—. Ils doivent forcément conduire quelque part.

Tandis que Spaw et moi, nous soutenions la vampire, Aryès nous suivait, encore plongé dans une légère hébétude. Il ne s’était pas encore complètement remis de la puissante entaille qu’il avait faite à sa tige énergétique, mais, au moins, nous savions déjà tous qu’il n’avait pas souffert de crise d’apathisme réellement grave.

Le premier jour où nous étions rentrés dans le tunnel, Lénissu m’avait surprise en soutenant dans l’obscurité complète un objet qui émettait une douce lumière blanche. Je n’en avais jamais vu, mais je sus tout de suite que c’était une pierre de lune. Mon oncle me stupéfia en m’avouant qu’il l’avait prise dans la chaumière des Plaines de Drenaü, l’endroit même où j’avais trouvé Frundis. D’après mes maîtres et les livres que j’avais lus, je savais que la pierre de lune était très chère, surtout parce que la plupart des pierres étaient de grande taille et ne pouvaient souvent être travaillées et fractionnées sans perdre leurs propriétés. De plus, à ce que j’avais entendu dire, la pierre de lune était une pierre sacrée, étant donné qu’avec les kéréjats, c’était la seule source de lumière sûre des Souterrains. Ce que possédait Lénissu était, sans aucun doute, un petit trésor. Grâce à lui, je n’eus pas besoin de me concentrer pour maintenir une sphère de lumière harmonique pendant la descente.

Nous marchâmes pendant deux heures jusqu’au moment où Spaw et moi, nous commençâmes à nous sentir exténués sous le poids continu de la vampire.

— Je n’aurais pas cru que tu pesais autant —se plaignit Spaw, essoufflé, en se laissant tomber sur la pierre dure du tunnel—. J’ai comme l’impression que tu te gaves de sang ces temps-ci.

— C’est ce que je vais faire si tu continues à me traiter de grosse —répliqua la vampire avec un petit sourire maléfique.

— Ne parlez plus de sang —supplia Lénissu, en se tournant vers eux—. C’est bon, nous allons faire une pause. À force de descendre cet escalier en colimaçon, j’ai la tête qui tourne.

— Moi aussi —marmonna Aryès, en prenant sa tête entre les mains, comme pour la soutenir, alors qu’il s’asseyait sur une marche—. Aujourd’hui, j’ai rêvé que je me réveillais dans un lit, le soleil brillait paisiblement dans le ciel bleu et j’écoutais tranquillement les oiseaux chanter.

Je m’imaginai la scène et la nostalgie d’Ato m’envahit.

— Eh bien, moi, j’ai rêvé que Syu et moi, nous suivions un ours avec des bottes noires qui nous guidait dans une forêt enchantée —dis-je, en haussant les épaules.

— Et moi, j’ai rêvé que ces escaliers tournaient, tournaient et débouchaient sur un mur —intervint Spaw, sur un ton désinvolte.

— Oh, c’est encourageant —le remercia Lénissu—. Merci de remonter le moral de la troupe.

— De rien —répliqua le démon—. Mais ce n’était qu’un rêve. Heureusement, ce genre d’escaliers conduit généralement quelque part —ajouta-t-il avec un demi-sourire.

— J’en déduis que tu es un expert en escaliers interminables ? —répliqua mon oncle, sur un ton où pointait l’exaspération.

— Non ! —assura Spaw—. Mais je suis déjà passé par un tel escalier. Il y a quatre ans.

Nous demeurâmes tous stupéfaits.

— Une minute —dit Lénissu, très étonné—. Tu es en train de nous dire que, non seulement tu étais déjà entré dans le Labyrinthe, mais qu’en plus tu avais déjà pris ces escaliers, et tu ne nous avais rien dit ?

— Exact —approuva Spaw—. C’est que ce genre de choses ne se raconte ni tous les jours ni à n’importe qui. Les gens te regardent de travers dès que tu sors un peu de la norme. Mais je ne peux pas assurer que ces escaliers soient les mêmes que ceux par où je suis passé avec mon maître.

— Bien sûr —médita Lénissu.

— Pour ne pas ajouter que le tremblement de terre pourrait les avoir endommagés —fis-je, en pensant à voix haute.

Lénissu me jeta un regard sombre.

— Je vois qu’aujourd’hui vous êtes tous d’un optimisme délirant. C’était ça ou le troll. Qui pouvait imaginer que ces escaliers seraient si longs. Peut-être allons-nous déboucher sur le premier niveau des Souterrains —ajouta-t-il, ironique—. En y réfléchissant bien, nous ne sommes pas très loin de Dumblor, si l’on parle en distances horizontales. À vrai dire, je préfèrerais ça plutôt que de déboucher sur une caverne pleine d’écailles-néfandes, par exemple.

Un frisson me parcourut tout le corps.

— Moi, je ne vous ai pas raconté mon rêve —intervint Drakvian, en jouant avec une de ses boucles de cheveux verts.

— Si cela a à voir avec le sang, tu peux le garder pour toi —répliqua Lénissu, incommodé.

Je réprimai un sourire tandis que Drakvian grognait, indignée.

— Je ne pense pas qu’à me nourrir. Quelle idée ! Eh bien, si vous croyez vraiment qu’une vampire ne rêve pas, dites-moi si, ça, ce n’est pas un rêve.

Et alors, elle se mit à nous raconter une histoire rocambolesque dans laquelle trois enfants vampires parcouraient une plage très longue et rencontraient en chemin un vieux sage, un méchant sorcier et un bouffon muet.

— Et soudain, les enfants vampires n’existent plus et il ne reste que le sage, le sorcier et le bouffon —raconta-t-elle, sur un ton inquiétant—. Dans un couloir, ils tombent sur un cerbère à cinq têtes. Le premier réussit à lui trancher deux têtes, avant d’être dévoré. Le second en coupe deux autres et meurt. —Elle fit une pause, elle nous regarda et haussa les épaules.

— Et le troisième ? —m’enquis-je, intriguée.

Les yeux bleus de Drakvian brillèrent au milieu des ombres.

— Il s’avance vers le cerbère… et je me réveille —répondit-elle—. Ce n’est pas la première fois que je fais ce rêve, et je me réveille toujours à ce moment-là. C’est frustrant.

Lénissu leva les yeux au ciel et se redressa.

— Bon ! Maintenant que nous avons tous partagé nos rêves, nous pouvons continuer à descendre. Vous connaissez les histoires. Lorsqu’on rêve, tout devient réalité. Alors, vous pouvez vous préparer. D’abord, nous trouverons un lit douillet, puis nous poursuivrons un ours botté, ensuite nous tomberons sur un mur et pour achever notre voyage en beauté, un cerbère à cinq têtes apparaîtra pour nous souhaiter le bonjour. —Tout en parlant, il énumérait avec désinvolture nos malheurs imminents sur les doigts de la main.

— Et toi, qu’as-tu rêvé, oncle Lénissu ? —demandai-je, curieuse.

— Moi ? Aucune idée, je ne m’en souviens pas. Peut-être de quelque troll à bottes rouges. —Il me jeta un sourire railleur, puis il nous observa tous plus sérieusement —. À moins que vous pensiez descendre en roulant, je vous suggère de vous lever. J’ai envie de sortir de ces escaliers.

— Oui, ô grand maître —grogna Drakvian, sarcastique, pendant que nous nous apprêtions à poursuivre la descente.

Nous continuâmes à avancer un bon moment sans que rien n’altère le paysage monotone, quand, soudain, Lénissu s’arrêta. Un léger sourire apparut sur son visage.

— Il y a du changement —observa-t-il. Lorsque nous le rejoignîmes, je constatai que les escaliers s’interrompaient enfin et débouchaient sur une sorte de cour souterraine pleine de…

— Des plantes ? —m’étonnai-je.

— Des plantes du souterrain —approuva Lénissu—. Celles-ci, plus particulièrement, ce sont des poireaux noirs. —Son sourire s’élargit en nous indiquant les bienheureux poireaux—. Mais je me demande si ce sont des poireaux sauvages ou s’ils sont cultivés volontairement.

— Cela a tout l’air d’être des poireaux volontaires —déclara Aryès.

Je lui jetai un regard préoccupé. Apparemment, il ne semblait pas être entièrement remis et sa réflexion me rappela les miennes, après notre rencontre avec le dragon à Tauruith-jur.

— Moi, je crois qu’ils sont sauvages —fit Spaw, pensif—. Normalement, les poireaux cultivés ne se plantent jamais si serrés.

— Au diable les poireaux —ronchonna Drakvian—. Qu’est-ce que ça peut bien nous faire qu’ils soient sauvages ou civilisés ?

— Cela peut être intéressant de savoir si quelqu’un les a plantés —lui expliqua patiemment Lénissu.

La vampire haussa les épaules.

— Eh bien, moi, j’aimerais bien que ce quelqu’un se montre. Mon métabolisme est accéléré et je commence à avoir soif.

Lénissu contempla les poireaux avec un extrême intérêt.

— Nous allons en ramasser quelques-uns et je vous préparerai une soupe. Vous ne savez pas la chance que vous avez.

— Vraiment ? —s’enthousiasma Spaw.

— Bouah —s’exclama la vampire—. Que je sache, seuls les ruminants mangent des poireaux.

Lénissu la regarda en plissant les yeux.

— Tu nous traites de ruminants, là ?

Drakvian lui renvoya un regard furibond. Nous étions tous sur les nerfs, me rendis-je compte, en jetant un coup d’œil sur l’endroit claustrophobique où nous étions. Cependant, Lénissu ajouta, pensif :

— Je vais ramasser ces poireaux. Ensuite, nous te chercherons quelque chose à manger —assura-t-il à la vampire.

— Je crois que je suis assez rétablie pour chasser —répondit-elle—. Mais j’ai encore besoin de m’alimenter fréquemment. Je vous avertis que lorsqu’un vampire est réellement en manque de sang, il perd très facilement son sang-froid.

— Tant que tu ne nous attaques pas… —marmonna Spaw.

Après avoir ramassé quelques poireaux, nous continuâmes à explorer la petite caverne et nous finîmes par découvrir une porte, cachée derrière une sorte d’arbre gélatineux.

Lénissu s’avança, en s’appuyant sur l’arbre.

— Elle est bloquée —annonça-t-il—. Nous aurions besoin d’un… —Brusquement, il poussa un cri et s’éloigna de l’arbre, en secouant sa main—. Mille sorcières sacrées ! —s’exclama-t-il, le désespoir marqué sur le visage—. Cet arbre… cet arbre est un aléjiris… Oh, non. Je sens que le poison s’infiltre dans ma peau…

Sa voix tremblait et je le contemplai, incrédule. Lénissu serrait son bras avec son autre main pour couper la circulation du sang.

— C’est un aléjiris —répéta-t-il, entre ses dents—, son poison est mortel. Vous allez devoir me couper la main —annonça-t-il, la sueur perlant sur son front.

Je blêmis d’horreur et je sentis que Syu cachait ses mains, atterré. Couper la main de Lénissu ? Je m’étais imaginée cent fois que nous tombions sur une armée de nadres en plein tunnel, mais je n’aurais jamais pensé qu’il puisse arriver une chose aussi stupide que…

— Ce n’est pas un aléjiris —dit Spaw sur un ton posé—. C’est un tawman. Il est recouvert d’une gélatine qui brûle. Je dirais même que si tu avais les mains sales, tu dois les avoir complètement désinfectées.

Lénissu, qui comprimait son bras, demeura immobile un instant, puis il soupira et se redressa. Nous nous esclaffâmes tous, soulagés.

— Je me fais vieux pour ce genre d’aventures —déclara-t-il, fatigué—. Je m’effraie pour un rien.

— Tu m’as fait une peur de tous les démons —soufflai-je—. Parfois, tu me surprends autant que Frundis.

— On aurait dit un aléjiris —se défendit Lénissu, en se frottant la main sur ses habits.

— Tout à fait —approuva Spaw—. Ils se ressemblent beaucoup.

Alors, nous nous tournâmes tous vers lui. Nous nous posions tous la même question, mais c’est Drakvian qui la prononça :

— Pourquoi ne nous avais-tu pas raconté que tu étais un fin connaisseur des Souterrains ?

Spaw passa la main sur son visage, pensif.

— Maintenant que j’y pense, je crois que je n’ai pas mentionné que je suis né et que j’ai vécu toute mon enfance dans les Souterrains. Je voyais des tawmans tous les jours. Je saurais les différencier de n’importe quel autre arbre. Mais, de là à me prendre pour un fin connaisseur des Souterrains…

« Humpf », intervint Frundis dans ma tête. « Il lui a fallu du temps pour le dire. »

J’écarquillai les yeux.

« Tu veux dire que tu le savais déjà ? », m’enquis-je, tandis que Lénissu essayait de soutirer plus d’information à Spaw, en lui demandant s’il connaissait une manière sûre de sortir de là.

« Frundis le grand musicien je-sais-tout », chantonna le singe, amusé.

« Boh », répliqua Frundis, avec un aboiement de chien très bien imité. « Eh bien, oui, je le savais », poursuivit-il, en me répondant. « Le jour où tu m’as laissé avec lui, dans les Montagnes d’Acier, il m’a appris une chanson de son enfance, apparemment une chanson typique des habitants vivant près de la Forêt de Pierre-Lune, dans les Souterrains. Et je ne te l’ai pas dit », ajouta-t-il, « parce qu’il m’a demandé de ne pas te la chanter. »

« Pourquoi ? », m’étonnai-je.

« Aucune idée, demande-le-lui. Ce n’était aucun chef d’œuvre, de toutes façons », m’assura-t-il.

Je me rendis compte alors que je ne suivais pas la conversation des autres et je prêtai attention. Rapidement, je compris qu’ils se préoccupaient de sortir de la caverne. Lénissu scrutait la porte, derrière le tawman, pensivement. Au bout d’un moment, il se tourna vers nous et déclara :

— Je nous donne trois heures pour essayer d’ouvrir cette porte. Si nous n’y parvenons pas, je propose que nous remontions et que nous essayions de sortir du Labyrinthe par un autre endroit.

Nous approuvâmes tous.

— Si le troll est toujours en haut, il ne va bientôt plus lui rester une seule goutte de sang —assura Drakvian, en se pourléchant.

Nous pâlîmes ; toutefois, ce n’est pas l’assertion sanguinaire de la vampire qui nous fit blêmir, mais le grondement lugubre que nous entendîmes brusquement. Nous nous tournâmes tous pour constater que, derrière le tawman noir, la lourde porte venait de s’entrebâiller, laissant filtrer une faible lumière accompagnée d’un léger courant orique.

1 La Roue de Lumière

1 Veines souterraines

Il régnait un silence sépulcral. Malgré les pierres de lune qui illuminaient certaines zones, nous ne parvenions pas à voir le plafond de la caverne, plongé dans la pénombre.

Nous marchions depuis longtemps et nous étions tous épuisés. Au début, nous avions été sur le point de nous enfuir en courant pour remonter les escaliers, convaincus que quelqu’un avait ouvert la porte. Mais nous n’avions en fait trouvé aucun danger depuis que nous nous étions mis en marche.

Une sorte d’herbe bleue, illuminée par la lumière des pierres de lune, recouvrait le sol et même certaines parties des murs rocheux. La caverne était parsemée d’énormes rochers et d’arbustes que même Spaw ne reconnut pas. D’après lui, nous devions nous situer à un niveau supérieur de celui des Souterrains.

— Il doit bien y avoir d’autres escaliers qui mènent hors du Labyrinthe —raisonna le démon, tandis que nous nous reposions, allongés sur l’herbe bleue.

— Il doit bien y avoir une petite créature dans les parages qui puisse m’ôter la soif —ajouta Drakvian, sur le même ton.

La vampire était de plus en plus agitée et elle ne cessait de parler de sang, de sorte que nous commencions tous à nous lasser de ses répliques. Les autres, nous mangions nos provisions et Lénissu reconnut que, finalement, nous n’avions pas eu tort, Spaw, Aryès et moi, d’avoir acheté autant de vivres à Kaendra. À un moment, je me souvins du papier que j’avais trouvé dans un biscuit de la chance et je demandai à Lénissu s’il savait parler le dialecte de Kaendra. Après avoir lu le papier, mon oncle laissa échapper un petit rire.

— Le message dit plus ou moins « Le vent est avec toi et le destin t’est favorable » —m’expliqua-t-il.

Je souris ironiquement. Favorable. Vraiment.

— Cela me console énormément —dis-je.

— Je regrette beaucoup de devoir dire cela —commença Lénissu, après un silence—, mais cette situation me semble trop familière. On dirait que celui qui souhaite sortir des Souterrains n’y parvient jamais.

— Bon, toi, tu y es arrivé —fis-je remarquer.

— Après des mois et des mois à travailler comme un énergumène.

Aryès arqua un sourcil.

— À travailler ?

— Comme cuisinier —acquiesça Lénissu—. Ça, je vous l’ai déjà raconté. Mais dès que j’ai eu assez d’argent pour payer un voyage à la Superficie, j’ai filé.

Je fronçai les sourcils.

— Mais tu m’avais raconté que tu étais sorti tout seul du portail funeste —rappelai-je.

Lénissu laissa échapper un soupir.

— Oui mais, au départ, je n’étais pas seul. Seulement… Vous savez bien que le portail funeste de Kaendra est l’un des plus dangereux. —Je pâlis en entendant ces paroles—. Moi, j’ai pu me sauver grâce à Corde —ajouta-t-il—. Ensuite, lorsque j’étais enfin tout heureux d’être sorti vivant du portail après avoir échappé à la mort, des aventuriers cinglés se sont jetés sur moi. Ils étaient convaincus que j’étais quelque esprit malin ou va savoir quoi —marmonna-t-il, en se souvenant de sa sortie épique des Souterrains.

Mon oncle paraissait alors disposé à donner des explications, aussi, je me décidai à lui demander :

— Comment as-tu trouvé Corde ? C’est vrai que tu l’as récupérée dans le Donjon du Savoir ?

Lénissu me regarda, les sourcils froncés.

— Qui t’a raconté ça ?

J’échangeai un regard avec Aryès et Spaw et je me raclai la gorge.

— C’est Darosh.

— Courageux Saü —grogna-t-il, en appelant l’Ombreux par son surnom—. Eh bien, oui, je me suis rendu au Donjon du Savoir. Mais je n’y suis pas allé seul, je n’aurais jamais eu l’idée de faire une telle stupidité.

— Et tu travaillais pour le Nohistra d’Agrilia ? —demanda Aryès, intéressé.

Lénissu souffla, le visage ennuyé.

— C’est quoi ça ? Un interrogatoire ?

— Oncle Lénissu, tu dois comprendre que nous aimerions savoir comment tu as trouvé Corde —dis-je patiemment—. Ce n’est pas n’importe quelle magara, en fin de compte. C’est une relique. Et vois combien de problèmes elle t’a donnés. Tu pourrais au moins nous expliquer un peu ce qu’est Corde et ce que les Ombreux ont à voir dans tout ça. Il est évident que Corde n’invoque pas de démons —ajoutai-je, avec un petit sourire innocent.

Lénissu grimaça et nous contempla tous les quatre. À ce moment, Drakvian montra ses crocs pointus, l’air moqueur.

— Cette histoire m’intéresse —affirma-t-elle.

— Hum —répliqua Lénissu—. Et Marévor Helith aussi, je suppose.

Drakvian grogna, indignée.

— Je ne suis absolument pas obligée de tout raconter au maître Helith. De toutes façons, je ne vois pas pourquoi tu ne voudrais pas qu’il soit au courant de ça.

Elle termina la phrase sur un ton légèrement interrogatif. Lénissu s’appuya contre une roche plate, il croisa les bras et les jambes et il prit un air pensif. La lumière de sa pierre de lune, posée sur son sac, illuminait doucement ses yeux violets.

— Bon, d’accord —dit-il—. C’est une histoire compliquée. Mais, puisque nous avons tout le temps du monde dans cette magnifique caverne… Enfin. Vous savez tous que je travaille pour les Ombreux depuis très longtemps déjà. Vous savez même qu’autrefois on m’appelait le Sang Noir parce que je dirigeais les Chats Noirs. Eh bien, il y a une dizaine d’années, le Nohistra d’Agrilia m’a demandé à moi et à deux autres Chats Noirs de nous infiltrer dans une expédition de mercenaires de la confrérie des Dragons qui avait comme objectif de secourir une autre expédition supposément perdue dans le Donjon du Savoir.

Je clignai des paupières et je secouai la tête, en essayant de tout assimiler. Avant que Lénissu ne poursuive, Aryès demanda :

— Quels Chats Noirs ? Nous les connaissons ?

— Toi non. Mais peut-être que Shaedra en a vu un à Aefna. Il s’appelle Keyshiem Dowkot. L’autre, vous ne le connaissez pas.

— Comment vous êtes-vous infiltrés dans la confrérie des Dragons ? —demanda Spaw, intrigué—. Je ne sais pas grand-chose sur les confréries saïjits, mais j’ai cru comprendre que les Dragons sont l’une des plus fermées.

Sa dernière phrase, sans nul doute, rappela à Lénissu que Spaw, en tant que démon, ne s’identifiait pas avec les saïjits. Je perçus sa légère grimace, qui se transforma vite en une moue songeuse.

— Tout à fait. Mais dans cette expédition, il y avait d’autres mercenaires qui n’étaient pas des Dragons. Tout simplement parce que c’était une expédition quelque peu suicidaire.

Je sursautai légèrement, incrédule.

— Et, toi, tu t’es mêlé à cette expédition ? Je croyais que tu étais plus prudent.

— J’étais plus jeune —expliqua Lénissu—. Et de toutes façons, on dirait que ma prudence ne s’est pas beaucoup améliorée, vu l’endroit où je vous ai conduits. —Il grinça des dents, en jetant un regard vers les lointaines pierres de lune qui illuminaient doucement la caverne silencieuse—. Bon, reprenons où nous en étions. Vous savez où se trouve le Donjon du Savoir. Au sud du massif des Extrades. En sortant de Kaendra, nous étions quinze personnes. Nous sommes passés par le Couloir de la Nuit. Ça a été terrifiant. Là, l’un de nous est mort, mordu par un serpent. Nous avons tous été époustouflés lorsque nous avons appris que les Dragons n’avaient emporté aucune sorte d’antidotes. En réalité, il n’y avait que quatre Dragons. Le reste, nous étions de « simples mercenaires ». Lorsque nous sommes arrivés à la vallée du Donjon, les esprits étaient quelque peu échauffés, parce que nous avons su que seul un des Dragons était celmiste, alors qu’on nous avait communiqué qu’il y aurait trois celmistes, dont un guérisseur. La chaîne de mensonges nous exaspérait tous, mais, malgré tout, nous avons continué. Nous avions pour mission d’explorer le Donjon et d’arriver à savoir si les Dragons y avaient trouvé quelque chose d’intéressant.

— Comment avez-vous trouvé l’entrée ? —demanda Aryès.

— Oh, très facilement —assura Lénissu avec désinvolture—. Il y avait d’énormes battants dorés ouverts, incrustés dans une montagne de roche. On les voyait de loin. Nous sommes entrés par là et… Bon, je ne vais pas vous raconter en détail notre parcours dans ces délicieux parages. —Ses yeux, assombris par les mèches noires qui lui tombaient sur le visage, semblaient revivre des souvenirs presque oubliés—. À un moment, après des jours de recherche, nous avons fini par trouver les cadavres de l’expédition antérieure. Ils avaient été massacrés d’une façon… —Il fit une moue qui me suffit pour me représenter la scène—. Sauvage —finit-il par dire.

— Par des nadres ? —demanda Aryès dans un souffle.

— Par des orcs —répliqua Lénissu. Nous ouvrîmes tous grand les yeux, impressionnés—. Les nadres ne rentrent pas dans ce type de Donjons —poursuivit-il—. Les responsables de ce bain de sang étaient des tribus d’orcs. Et nous avons vite appris qu’ils habitaient une zone du Donjon qui communiquait avec les Souterrains. Il y a eu plusieurs batailles. Je me suis retrouvé séparé du groupe et, à partir de ce moment-là, j’ai tenté de prendre le chemin du retour. Cela n’a pas été facile. Et c’est alors que j’ai trouvé une pièce abandonnée qui devait être autrefois une réserve d’eau, car dans le plafond il y avait une large cheminée qui montait. On apercevait même le ciel. C’est là que j’ai trouvé Corde. Elle était juste au-dessous de l’ouverture, comme si quelqu’un l’avait jetée d’en haut.

— Intéressant —dit Spaw—. Depuis quand crois-tu qu’elle se trouvait là ?

— Euh, aucune idée. Beaucoup d’années. Peut-être des siècles. Le dernier porteur connu de Corde était Alingar et il vivait il y a huit siècles.

— Intéressant —répéta Spaw, méditatif.

— Oui, bon —dit Lénissu—. Je l’ai prise et j’ai tout de suite fiché le camp. J’ai eu beaucoup plus de mal à sortir de là que ce que je croyais. —Il secoua la tête—. Mais j’ai fini par sortir. Et, heureusement, je suis tombé sur Keyshiem et l’autre compagnon qui avaient décidé de m’attendre quelques jours de plus.

Je respirai, soulagée. Il me semblait presque avoir vécu ces jours ténébreux dans le Donjon du Savoir.

— Vraiment, quelle idée d’entrer dans le Donjon du Savoir… —marmonnai-je.

— Je ne le referais pas —m’assura Lénissu et je roulai les yeux—. Mais au moins, nous avons appris certaines choses sur les Dragons. Et j’ai emporté Corde.

— Darosh dit que tu avais trouvé d’autres objets que recherchait le Nohistra d’Agrilia —intervint Aryès.

— Oh ? C’est incroyable comme les gens aiment inventer leurs propres histoires. Darosh ne peut rien savoir de ce qui s’est passé —rétorqua Lénissu—. Il n’était alors qu’un jeune garçon tout juste marié à qui l’on ne donnait presque aucune sorte d’explication. Non. Nous, les trois Ombreux qui avons participé à l’expédition, nous avons décidé de garder le silence sur ce Donjon.

— Jusqu’à aujourd’hui —fit remarquer le kadaelfe.

— Pff —souffla Lénissu, avec un sourire espiègle—. Qui te dit que tout s’est réellement passé comme je l’ai raconté ?

Je poussai un bruyant grognement.

— Lénissu ! —protestai-je, tandis qu’Aryès le regardait, l’air surpris. Par contre, Spaw semblait plongé dans ses pensées et Drakvian souriait. Pour un instant, elle avait l’air d’avoir oublié sa soif.

— Voyons, Shaedra —dit mon oncle, amusé—. Je t’assure que pour l’essentiel tout est vrai. Tu me connais. Je ne te cache rien si ce n’est pas confidentiel.

— Confidentiel —répétai-je, et je soupirai profondément—. Bah ! Pourquoi devrais-je m’en étonner. Tu mens comme un saïjit.

Lénissu arqua un sourcil.

— Comme un saïjit ?

Je me mordis la lèvre. Oh, pensai-je.

— C’est un proverbe gawalt —expliquai-je, en rougissant, tandis que Syu sautait sur mon épaule et adressait aux autres un large sourire de singe.

Aryès et Lénissu s’esclaffèrent en même temps, Drakvian sourit et Spaw, sortant de ses méditations, roula les yeux.

— Décidément, tu ressembles tous les jours davantage à un singe gawalt, ma nièce —fit mon oncle, amusé, tout en feignant d’avoir l’air résigné.

Syu remua la queue et je fis un grand sourire.

— Syu dit que c’est le meilleur compliment que l’on peut faire à quelqu’un.

Lénissu soupira et secoua la tête.

— Ces gawalts —répliqua-t-il.

Je levai soudain les yeux, attirée par un mouvement au milieu des ombres. Je vis une forme blanche disparaître dans les ténèbres.

— C’était quoi ça ? —murmura Aryès.

— On aurait dit un esprit —dis-je, et en voyant que, tous, m’observaient, incrédules, j’ajoutai— : C’est l’impression que j’ai eue. Dans les contes, on décrit les esprits des ancêtres comme des personnages éthérés vêtus d’un blanc immaculé.

— Un des gawalts a vu un esprit ancestral entre les roches —dit Spaw, et il se tourna vers Syu—. Qu’en pense l’autre ?

Je sifflai et je roulai les yeux. J’écoutai la réponse de Syu et je souris.

— Il pense qu’au cas où, mieux vaut ne pas s’approcher de cet esprit blanc. Par contre, Frundis dit qu’il pourrait peut-être obtenir quelque nouveau son s’il s’agit vraiment d’un esprit.

— Moi, je propose que nous restions ici —intervint Aryès—. Cela fait trop longtemps que nous n’avons pas dormi.

— Eh bien, moi, j’aimerais bien découvrir ce que c’était —dit Drakvian, en se levant d’un bond—. Avec un peu de chance, c’est une gazelle blanche. On dit qu’il y en a beaucoup dans certaines zones des Souterrains.

Je frissonnai tandis que Syu s’écartait prudemment de la vampire, alors que celle-ci s’éloignait sans que personne n’ait eu le temps de lui dire quoi que ce soit.

— Ces vampires ! —soupira Lénissu, avec une moue—. Je l’imagine déjà revenant en courant vers nous, poursuivie par une bande de gobelins, après en avoir saigné un.

— Elle manque de prudence —acquiesça Spaw, les sourcils froncés—. Je doute que ce soit une gazelle blanche.

— Moi aussi —fis-je, en bâillant et en me rallongeant sur l’herbe bleue—. Aryès a raison, nous devrions dormir avant que ces gobelins dont tu parles ne viennent, Lénissu.

— Bon, d’accord. Je vais monter la garde et attendre son retour —répondit celui-ci.

Avant de fermer les yeux, je pus observer son regard sombre rivé vers l’endroit où avait disparu précipitamment la vampire.

* * *

Lorsque je me réveillai, je me rendis compte que j’avais roulé dans l’herbe et que j’avais buté contre Aryès. Celui-ci dormait encore profondément. Je me redressai, en m’étirant. C’est alors que je la vis.

Dissimulée entre les rochers, la créature observait attentivement notre campement. Mais ce n’est pas ce qui m’étonna le plus. Lorsque je vis Syu à côté de cette présence, je restai stupéfaite.

« Syu ! », m’écriai-je. « Que fais-tu avec… ? »

« Ne t’inquiète pas », répondit-il, assis près de la créature. « Elle est sympathique, j’ai parlé avec elle. Elle dit qu’elle n’a jamais vu de banane. Je lui ai demandé s’il y avait des gawalts dans les Souterrains. Mais elle n’a pas su me répondre. Alors, je ne sais pas s’il y en a », conclut-il.

« Syu, tu veux dire que tu as parlé avec elle ? », fis-je, incrédule, en clignant des yeux pour finir de me réveiller.

Lénissu, appuyé contre une roche, était profondément endormi. Drakvian n’était pas encore revenue et Spaw, assis un peu plus loin, mangeait une sorte d’oignon.

— Bonjour, Shaedra —me dit-il, en me voyant me redresser—. Tu en veux un ? On appelle ça des drimis, de là où je viens. Ils étaient là quand je me suis réveillé. C’est sans doute Drakvian qui les a apportés —supposa-t-il.

Je tournai de nouveau mon regard vers l’endroit où se trouvait Syu. La présence blanche était toujours là, à l’ombre d’un rocher, presque invisible. Je me levai, j’allai chercher un drimi et j’en croquai un morceau. Il piquait agréablement la bouche et il était gorgé d’eau.

« C’est elle qui les a apportés », m’informa Syu, en courant vers moi et en sautant sur mon épaule. « Tu devrais lui parler. Elle a l’air d’être très seule. »

Je lui adressai un sourire, amusée.

« Eh bien, toi qui disais qu’il était plus prudent de ne pas chercher cet esprit blanc, voilà que tu pars la trouver et que tu lui parles directement. Alors, comme ça, elle a voulu nous donner à manger ? Mais de quel genre de créature s’agit-il ? »

« À mon avis, elle ressemble beaucoup aux saïjits », médita Syu.

Je finis de manger le drimi et, voyant que la créature blanche continuait de nous épier depuis sa cachette, je déclarai :

— La créature que nous avons vue hier nous observe.

Spaw ouvrit grand les yeux et balaya les alentours du regard. Je lui indiquai l’endroit du menton.

— Ne bouge pas d’ici. Je vais lui parler. D’après Syu, il s’agit d’un saïjit avec de bonnes intentions. C’est elle qui nous a apporté ces drimis.

— Quoi ? —s’écria Spaw, en écartant le bulbe blanc de sa bouche—. Elle cherche peut-être à nous empoisonner.

Je blêmis. Je n’avais pas pensé à cette possibilité.

— De toute façon —dis-je posément—, je vais lui parler.

Je pris soin de ne pas prendre Frundis, pour ne pas alerter la créature. Lentement, je m’approchai de la roche près de laquelle se cachait l’étrange présence. Alors que je m’éloignais, j’entendis derrière moi les autres qui se réveillaient peu à peu.

Lorsque je me trouvai à environ cinq mètres, la silhouette recula et je m’arrêtai.

« Tu crois qu’elle a peur de moi ? », m’étonnai-je.

« Certainement », acquiesça Syu avec conviction. « En tout cas, ce n’est pas moi qui lui fais peur : avant elle m’a parlé tout naturellement. »

Je l’observai un instant et, finalement, je fis :

— Bonjour, tu vis par ici ?

À ma grande surprise, la silhouette avança de quelques petits pas. La douce lumière des pierres de lune l’illumina et je la contemplai avec stupéfaction. Elle était très petite. Comme une fillette. Elle ne devait pas avoir plus de six ans, estimai-je. Son visage et sa longue robe étaient blancs comme la neige. Et ses cheveux, noirs comme le charbon, lui arrivaient jusqu’à la taille. Elle mordit sa lèvre pâle, me regarda de ses yeux dorés, presque transparents… et alors, elle parla d’une petite voix innocente et triste qui m’alla droit au cœur.

Malheureusement, je ne compris pas un mot. Elle parlait une très belle langue. Mais tout à fait incompréhensible.

2 Kyissé

« Syu, je crois que tu vas devoir m’aider », dis-je au singe, tandis que je contemplais avec affliction la fillette que je tenais à présent dans mes bras. Cela n’allait pas être facile de calmer sa détresse, pensai-je.

« D’accord », dit le singe, juché sur une roche. « Que dois-je faire ? »

« Traduire ce que me dit la fillette, naturellement », répondis-je, tendue. La dernière fois que j’avais dû consoler un enfant, c’était au sanctuaire. J’avais tranquillisé Éleyha, la sœur de la Fille-Dieu, mais, elle, elle parlait ma langue et elle avait simplement fait un cauchemar, rien de plus. La fillette blanche, par contre, était réellement mystérieuse. Je ne savais pas encore si je pouvais me fier à elle, mais sa voix reflétait uniquement la bonté et le désespoir… et le pire, c’était que, manifestement, elle espérait que je l’aide.

« Désolé, mais tout de suite elle ne me parle pas par voie mentale, elle ne fait que des bruits », s’excusa Syu. « Je suis un gawalt, mais je ne suis pas un génie. »

— Tout va bien —dis-je, à voix haute, en essayant d’imiter la sérénité apaisante du maître Dinyu—. Calme-toi. Je ne te comprends pas, mais ce n’est pas grave. Tu vivais dans cette caverne, n’est-ce pas ? Ne te tracasse pas, nous t’aiderons. Nous sommes d’honnêtes gens. Même la vampire —ajoutai-je, au cas où elle en aurait douté.

Mais, naturellement, la fillette leva vers moi un visage où se lisait l’incompréhension. Cependant, ses yeux dorés brillaient d’espoir.

— Saka iseth mawa —dit-elle.

— Ah, hum —répondis-je, hésitante, sans avoir la moindre idée de ce qu’elle avait bien voulu dire.

Je ne m’attendais pas à ce que, brusquement, Spaw parle dans mon dos et je sursautai, effrayée.

— Elle te demande si tu vas l’aider —m’expliqua-t-il aimablement—. Mais je suis arrivé trop tard pour savoir ce qu’elle t’a demandé de faire —fit le démon en se raclant la gorge.

La fillette se troubla en croisant le regard de Spaw et elle s’écarta, en reculant de quelques pas.

— Neaw eneyakar —dit cependant celui-ci. Alors un sourire de bonheur apparut sur le visage de la fillette—. Spaw —ajouta-t-il, en se montrant du pouce.

— Spaw —répéta-t-elle—. Kyissé —annonça-t-elle alors, avec timidité.

— Kyissé —dit Spaw, sur un ton empreint de gravité.

Je les regardai tous deux et je compris que c’était mon tour de me présenter.

— Moi, c’est Shaedra —fis-je.

— Moassessaeta —répéta la fillette avec application.

— Non, non. —Je fis une pause et je prononçai clairement— : Shaedra.

La fillette acquiesça, contente.

— Shaeta.

J’ouvris la bouche et je la refermai, en acquiesçant de la tête.

— Plus ou moins. Eh bien, Spaw ? Pourquoi ne lui demandes-tu pas d’où elle vient ? Elle a peut-être une famille sympathique non loin de là qui n’apprécie pas les étrangers.

Spaw prit une mine sceptique.

— J’ai l’impression qu’elle vit toute seule dans cette caverne.

« Comme je te l’ai déjà dit », fit patiemment remarquer Syu, en sautant sur mon épaule.

— Bon —dis-je—. Alors, demande-lui si elle veut venir déjeuner avec nous.

Spaw souffla.

— Je ne sais absolument pas comment dire ça. C’est la langue tisekwa, on la parle davantage au nord du niveau un. Moi, je ne sais que baragouiner deux trois mots. Peut-être que Lénissu en sait plus. Bon, je vais essayer de lui demander si elle veut manger avec nous. —Il se racla la gorge et se tourna vers Kyissé—. Kowsak ?

Kyissé ouvrit grand les yeux, étonnée, puis elle acquiesça énergiquement en prononçant tout un flux de mots qui me laissa pantoise.

— Eh bien, dis donc —fis-je, pensive—. Elle a réussi à te comprendre avec un seul mot ? On dirait que le tisekwa est plus efficace que l’abrianais pour les situations d’urgence.

— Démons ! Peut-on savoir ce qu’il se passe ? —demanda Lénissu, en s’approchant prudemment.

— Kyissé —dis-je, et je fis un geste vers mon oncle—. Lénissu.

— Lénissu —articula Kyissé. Là, elle n’avait pas eu de problème pour prononcer correctement le nom, remarquai-je.

— Oui, Lénissu —approuva mon oncle—. Elle s’est perdue dans la caverne et elle nous demande de l’aide ? Je ne peux pas le croire. Ce n’est qu’une fillette.

— Tu parles le tisekwa ? —lui demandai-je.

Lénissu arqua un sourcil.

— Oui. Pourquoi ?

— Alors, elle t’expliquera tout elle-même. Et après, tu nous expliqueras à nous.

Et pendant que nous nous asseyions tous pour manger des drimis et des biscuits, Kyissé se mit à parler dans cette langue fluide et étonnamment plus chantante que l’abrianais. Finalement, Lénissu nous expliqua ce qu’il avait compris.

— Apparemment, Kyissé vit dans cet antre depuis plusieurs années. Elle dit qu’elle n’a que très rarement vu des créatures malfaisantes par ici. Elle mange beaucoup de drimis, des baies et des poireaux noirs. Et c’est elle qui nous a ouvert la porte lorsqu’elle s’est rendu compte que nous n’étions pas… euh… malveillants.

— Et d’où vient-elle ? —demanda Aryès, tandis que la fillette goûtait un biscuit avec beaucoup de finesse.

— Bon. Je ne sais pas si la croire. Elle dit qu’alors que ses parents tentaient de repousser des attaquants, ils lui ont demandé de courir le plus loin possible. Elle a couru. Et des jours après, elle est arrivée ici. Tout cela est peut-être vrai, mais ce que je ne crois pas, c’est qu’elle vienne de l’endroit d’où elle dit. Cela n’a pas de sens. Elle dit que ses parents vivaient au château de Klanez —déclara-t-il.

Je fronçai les sourcils. Le château de Klanez ? Je me souvins d’une légende sur ce château maudit. Je doutais encore de la réalité de son existence.

— Ceci est vraiment étrange —dit Spaw.

Je roulai les yeux.

— Combien d’années dit-elle avoir vécu dans cet endroit ? —demandai-je.

Après un bref échange, Lénissu répondit :

— Elle ne sait pas. Elle se souvient que ses parents savaient mesurer le temps, mais, elle, elle n’a jamais appris. Elle pense que des années ont probablement dû s’écouler.

Aryès secoua la tête, étonné.

— Mais quel âge a-t-elle ? Si elle est là depuis longtemps déjà, comment peut-elle même se rappeler comment on parle tisekwa ? Il doit y avoir d’autres personnes par ici.

Lorsque Lénissu communiqua la question à la fillette, celle-ci entoura ses jambes de ses bras et parla sur un ton tout bas. Je ne la comprenais pas, mais j’écoutai, néanmoins, sa voix enfantine avec fascination. Lénissu, en l’entendant, laissa transparaître un certain trouble.

— Elle dit qu’elle dort dans une vieille tour pleine de livres. Et qu’avant, elle vivait avec quelqu’un du nom de Tahisran. Le mot désigne une variété de perle, je crois. Ce que je n’ai pas très bien compris, c’est la nature de ce Tahisran. À sa façon de le décrire, j’ai l’impression que c’était une sorte d’ombre. Pourtant, elle dit qu’il lui parlait en tisekwa. Probablement par le biais des harmonies.

Je me souvins à cet instant de l’histoire d’Iharath. Il avait été une ombre pendant des années avant de récupérer un corps. Décidément, Kyissé avait dû passer une enfance des plus étranges.

— Qu’est-il arrivé à Tahisran ? —demandai-je.

Lénissu fit une moue. Apparemment, la fillette le lui avait déjà raconté.

— Il a disparu. Un jour, il lui a promis qu’il la conduirait au château de Klanez et qu’elle retrouverait ses parents. Il est parti et il n’est pas revenu.

Kyissé nous regarda tous, les yeux interrogatifs, et je lui souris sereinement. Un espoir attendrissant émanait d’elle.

— Asok alana eftrarayale —prononça-t-elle.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? —demandai-je.

— Euh… —Lénissu se racla la gorge—. Elle dit qu’elle aime voir la joie en nous. Quelque chose comme ça. Je suis un très mauvais traducteur.

— Bon —dit Spaw, tandis que Lénissu continuait à interroger Kyissé avec un extrême intérêt—. Tout cela me paraît très intéressant. Mais, dites-moi, je suis le seul à me demander où diables s’est fourrée Drakvian ?

Je jetai un regard autour de moi. De fait, la vampire n’était pas encore revenue.

— Elle a peut-être rencontré un troll rondouillard —plaisantai-je, mais je me relevai, en ajoutant— : Je propose que nous ramassions nos affaires et que nous allions la chercher.

— J’espère qu’elle ne s’est pas trop éloignée —intervint Lénissu, en se levant à son tour. Kyissé suivit tranquillement son mouvement et j’observai son expression de curiosité en voyant l’épée qu’il portait à sa ceinture—. Après, si on ne trouve pas une autre issue, nous ferons demi-tour et nous reviendrons par les escaliers. Aryès, si le troll est parti, serais-tu capable de nous sortir du Labyrinthe ? En considérant, bien sûr, qu’il te reste encore du temps pour rétablir ta tige, étant donné que nous mettrons plus d’un jour pour remonter les escaliers et parvenir à la porte.

Je vis le visage d’Aryès s’assombrir. Cependant, il acquiesça.

— Je pourrais y arriver. Peut-être —rectifia-t-il—. Je ne sais pas. Ce n’est pas la même chose de faire descendre une personne que de la hisser, avec tout son poids. Et, en tout cas, je ne pourrais pas vous faire monter sans me reposer entre lévitation et lévitation… Oui, je sais, je ne suis pas encore un véritable orique —ajouta-t-il, embarrassé.

— Pff —soufflai-je—. Si cela te semble peu de choses ce que tu as fait pour nous faire descendre tous dans le Labyrinthe. —Aryès haussa les épaules avec modestie et je soupirai, en ajoutant— : Ce que je regrette vraiment, c’est de ne pas avoir pris de corde pour le voyage, et pourtant Dol conseillait toujours d’en emporter une. Mais, qui sait, peut-être trouverons-nous une meilleure façon de sortir d’ici. Moi, personnellement, je préférerais ne pas avoir à passer par le Labyrinthe. Il semble plus dangereux que cette caverne. Il doit bien y avoir une autre sortie.

— En passant par les Souterrains, par exemple —intervint Spaw, avec un petit sourire en coin, tout en mettant son sac sur le dos—. Je connais quelqu’un qui serait content de te voir, Shaedra.

J’écarquillai les yeux et Lénissu pencha la tête, l’air intéressé.

— Et qui est ce quelqu’un, si l’on peut savoir ? —demanda-t-il.

Spaw sourit. Il ne paraissait plus aussi réticent à parler de démons, observai-je. Mais comme il ne répondait pas, je soupirai.

— Je crois qu’il parle de Zaïx. Le Démon Enchaîné. C’est lui qui s’est chargé de me trouver un instructeur.

Lénissu parut hésiter, comme s’il n’était pas sûr de vouloir en apprendre plus sur le sujet, mais finalement il ne put éviter de demander :

— Un instructeur ? Il y a donc des instructeurs de démons ?

— Oui. Il me donnait des leçons à Ato. Mais il vaudra mieux que tu ne saches pas de qui il s’agit. C’est une personne très stricte et s’il apprend que j’ai dévoilé à plus de gens que je suis un démon et que j’ai parlé de lui, il pourrait se fâcher.

— Oh. Alors, cet instructeur n’est pas un si bon démon, mm ? J’espère qu’il n’a pas osé te lancer de menaces ? —grogna Lénissu, en plissant les yeux.

Je roulai les yeux.

— Il protège son intimité. Qu’y a-t-il de mal à cela ? Disons qu’il est simplement plus… strict.

— Hum. Et Zaïx ?

— Lui, il est beaucoup moins strict —assura Spaw—. Bon, allons chercher la vampire. Que faisons-nous de la fillette ?

Lénissu haussa les épaules.

— Qu’elle aille où bon lui semble —opina-t-il.

Je le regardai, stupéfaite.

— Ce n’est qu’une petite fille —répliquai-je—. Demande-lui si elle veut venir avec nous.

— Nous ne pouvons pas la laisser seule —renchérit Aryès, tout en ébouriffant les cheveux de Kyissé d’un geste affectueux.

Mais, lorsque Lénissu demanda à la fillette, celle-ci se contenta d’une brève réponse, elle se mordit la lèvre et fit non de la tête.

— Elle ne veut pas aller à la Superficie —dit Lénissu, en soupirant—. Elle veut retourner au château de Klanez avec ses parents.

Je frémis. La pauvre enfant ne se rendait pas compte que ses parents étaient probablement morts depuis longtemps. Nous décidâmes, néanmoins, de ne pas trancher le sujet à ce moment et nous commençâmes par chercher Drakvian. Plus le temps passait, plus la préoccupation me serrait la gorge. Pourquoi la vampire était-elle partie si loin ? À l’évidence, parce qu’elle n’avait trouvé aucune proie dans la zone. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était que Drakvian n’avait jamais été spécialement très prudente.

— Nous pouvons toujours essayer de l’appeler —suggéra Aryès, avec une moue découragée.

J’acquiesçai, sans espoir, en traînant les pieds nus dans l’herbe bleue. J’avais ôté les sandales du Sanctuaire, car, après la chute dans la pierraille, elles ne ressemblaient plus en rien à des chaussures. Quant aux bottes de Lénissu, elles m’étaient maintenant trop étroites et je les portais comme un poids mort dans mon sac à dos.

— Oui —répondis-je—. Faisons un concert. Frundis est sûrement partant.

Un bruit enthousiaste de cymbales me répondit.

— S’il y avait vraiment des proies par ici, cela fait longtemps que Drakvian serait revenue —soupira Lénissu—. J’ai peur qu’elle n’ait été emportée.

Nous le regardâmes, étonnés.

— Par qui ? —s’enquit Aryès.

— Je ne sais pas. Des gobelins. Des orcs. Des dragons. Qu’importe. Mais j’ai l’impression que nous ne la trouverons pas malgré tous nos efforts.

Je le contemplai, horrifiée. Était-il possible que Lénissu l’enterre déjà ? Je remarquai alors le mouvement de tête de Kyissé et son expression attristée. Elle dit quelque chose. Lénissu roula les yeux, mais il sourit.

— La fillette me dit de ne pas perdre espoir. Peut-être a-t-elle raison et Drakvian va soudain apparaître, un lapin entre les dents. Continuons à chercher.

Aryès prit Kyissé et la plaça sur ses épaules, parce que la petite fille commençait à être fatiguée. Au bout de quelques heures, ce fut Aryès qui fut fatigué de la porter et il la déposa sur le sol, en poussant un soufflement qui la fit rire. Peu après, Kyissé brisa le silence avec quelques mots et Lénissu nous fit savoir qu’elle trouvait que nous nous éloignions beaucoup de sa tour.

— Chaque fois que je pense qu’une petite fille a pu survivre ici toute seule pendant des années… —ajouta Lénissu, après avoir traduit ses paroles.

Chacun d’entre nous attendait que quelqu’un ose se décider à déclarer qu’il était inutile d’avancer à l’aveuglette dans une caverne aussi grande, quand, soudain, nous entendîmes un :

— Courez !

D’entre les ombres, surgit une silhouette agile aux boucles vertes. Drakvian semblait avoir retrouvé toute son énergie, mais un sentiment d’urgence brillait dans ses yeux.

— Drakvian —soufflâmes-nous tous.

— Que se passe-t-il maintenant ? —demanda Spaw.

— Voyons si je devine —fit Lénissu—. Tu as bu le sang d’un dragon qui dormait tranquillement et, maintenant, il s’est réveillé et il va tous nous dévorer, je me trompe ?

Drakvian le foudroya du regard et répéta à voix basse, en articulant :

— Courez. Si vous tenez à la vie…

Nous entendîmes des cris dans l’obscurité. La terreur accélérant les battements de nos cœurs, nous nous mîmes à courir. Syu s’était agrippé à mon cou plus fort qu’il n’en était besoin et, malgré mes protestations, j’obtins seulement qu’il se cramponne à mes cheveux. Frundis, par contre, exultait et me remplissait la tête de roulements de tambours et de chants triomphaux. Mais quelles étaient exactement les créatures qui nous poursuivaient ?

Je vis que Lénissu se laissait distancer pour fermer la marche, tandis que Spaw, Aryès et moi suivions précipitamment les pas de Drakvian. Kyissé, les yeux agrandis par la peur, avait du mal à maintenir notre rythme et Aryès la prit de nouveau sur ses épaules pour qu’elle ne reste pas à la traîne.

Au bout d’un moment, Kyissé désigna un point de l’index et s’écria :

— Na.

Nous n’eûmes pas besoin de traduction de Lénissu ou de Spaw pour la comprendre. Nous appelâmes Drakvian qui ne poursuivait pas dans la bonne direction et nous nous engouffrâmes dans une sorte de tunnel étroit aux parois noires et irrégulières.

— J’espère que ce n’est pas un tunnel sans issue —marmonna Drakvian entre ses dents.

— Kaona ne reh lassia —prononça Kyissé, tandis que nous étions sur le point de reprendre notre course dans le tunnel. Elle ajouta quelques mots de plus alors que Lénissu sortait sa pierre de lune.

— Cela signifie que nous allons mourir ? —grommela Drakvian avec amertume.

— Non —expliqua Spaw—. Elle dit qu’il y a des pièges par ici. Et qu’elle préfère passer la première.

— Une fillette courageuse —approuva la vampire, en lui jetant un regard appréciateur, ses deux canines découvertes.

C’est alors seulement que je remarquai deux filets de sang desséché qui barbouillait son visage.

— Drakvian —dis-je, la respiration entrecoupée—. Qui nous poursuit ?

— Vous voulez vraiment le savoir ? —demanda-t-elle avec une moue, tandis que nous suivions Kyissé dans le tunnel.

— Non —répliqua Lénissu, sarcastique—. Après tout, cela ne nous concerne pas. Tant qu’ils n’en ont qu’après toi…

— Ce sont des hobbits —l’interrompit la vampire dans un filet de voix.

Je blêmis. Un instant, nous restâmes tous interdits et nous nous arrêtâmes.

— Tu as tué un hobbit ? —s’exclama Aryès, atterré.

— Non —répliqua-t-elle patiemment—. J’ai tué un bélier. Mais, malheureusement, ce bélier ne vivait pas en liberté.

— En tout cas, maintenant, l’esprit du bélier doit jouir d’une liberté suprême —souffla Lénissu, halluciné—. Un bélier. Tu aurais pu demander la permission aux hobbits.

— Je l’ai demandée au bélier —grogna la vampire, avec un sourire narquois. Elle passa sa manche sur sa bouche pour la nettoyer—. Cela m’a paru suffisant. Je ne vois pas pourquoi il appartenait plus à eux qu’à moi —poursuivit-elle, grognonne—. En plus, je leur ai laissé la viande, c’est ce qu’ils mangent, eux, après tout.

— Naralérihes —intervint Kyissé. Sa robe, sous la lumière de la pierre de lune, se détachait dans les ténèbres par sa blancheur.

— Attention —murmura Lénissu, en nous dépassant pour s’approcher de la fillette. Il s’adressa à elle en tisekwa pendant un moment et, finalement, il nous communiqua— : Cette fillette m’émerveille de plus en plus. Elle dit que ce tunnel nous conduira très près de sa tour. Mais avant elle veut nous protéger des pièges. Allez savoir ce qu’elle veut dire avec ça. En tout cas, je doute qu’il y ait vraiment des pièges par ici.

Nous entendîmes des cris non loin et nous nous raidîmes tous.

— J’espère que ce bélier était bon, au moins, et qu’il en valait la peine —marmonnai-je, et nous continuâmes à avancer dans le tunnel.

Au même moment, je sentis qu’une sphère d’harmonies nous enveloppait tous. Ce ne pouvait être que Kyissé, pensai-je, incrédule, en la voyant marcher, les bras tendus, très concentrée. Alors, je m’aperçus d’un détail : la musique de Frundis s’était réduite à un murmure.

« Syu », soufflai-je. « Je suis devenue sourde ou Frundis s’est endormi d’un coup ? »

Le singe s’agita sur mon épaule et se concentra.

« Je l’entends à peine. Il ne me répond pas. Mais ça, ce n’est pas si bizarre », reconnut-il, en se grattant une oreille. « Ce qui me préoccupe, c’est qu’il ne nous martèle pas avec sa musique. »

« Hmm. Tout semble indiquer que Kyissé inhibe les harmonies. Cela signifie probablement que les pièges de ce tunnel sont harmoniques », conclus-je, méditative.

Nous poursuivîmes en silence et nous finîmes par déboucher de nouveau sur la grande caverne. Selon Kyissé, les hobbits mettraient des heures à parvenir jusque-là. Cela, si nos poursuivants ne passaient pas par le tunnel. À peine sortie, un éclatant concert me submergea. Rapidement, cependant, la puissance se réduisit à un niveau raisonnable. Je soufflai. Démons, fis-je pour moi-même, en sentant que les palpitations de mon cœur peinaient à se calmer.

« Frundis, là, tu as failli me tuer », me plaignis-je, toute tremblante.

Frundis mua son concert en une douce mélodie de harpe.

« Désolé », me répondit-il, avec sincérité. « C’est que j’ai brusquement eu l’impression que quelqu’un tentait de m’imposer silence. À moi, qui suis un compositeur, tu te rends compte ? Cela ne m’a pas du tout plu. Je crois que la coupable est cette… petite fille », fit-il, outragé. Sa rage était évidente. Le ton de harpe s’altéra légèrement pour acquérir un accent plus sombre.

Syu et moi, nous essayâmes de le tranquilliser tout en suivant les autres entre les rochers et les tawmans, sur un tapis de feuilles noires. Le contact de ces feuilles, même à travers le cal de mes pieds, me donna une sensation de brûlure qui petit à petit devint insoutenable. Je sifflai entre mes dents et je me mis à courir dès que je vis la fin du bosquet, ignorant les protestations de Lénissu.

En sortant du petit bois, je me trouvai face à une énorme forme circulaire incrustée dans la roche. Ce ne pouvait être que la tour dont nous avait parlé Kyissé.

— Shaeta —énonça clairement la voix enfantine de la fillette auprès de moi—. Limanaka.

Je devinai qu’elle me souhaitait la bienvenue dans son humble demeure.

— Merci —lui dis-je. À peine eus-je parlé, des cris résonnèrent, en provenance du tunnel, accompagnés d’aboiements. La peur me glaça. Avec un tic nerveux, je demandai précipitamment— : Par où entre-t-on ?

Les yeux dorés de Kyissé brillèrent un instant. Elle me sourit et elle se mit à courir gaiement vers la tour en disant quelque chose semblable à « Bayeh ! ».

3 La porte de la mort

La tour où vivait Kyissé m’impressionna, dès que j’y entrai. Nous nous retrouvâmes dans une salle totalement circulaire, de plusieurs mètres de hauteur, au centre de laquelle se dressait, imposante, la statue d’une gargouille noire sur un grand piédestal. Incrustés dans les murs, des cristaux de pierres de lune illuminaient la salle. Lénissu fut le dernier à sortir du passage par lequel nous avait conduits la fillette et en voyant la statue, il souffla bruyamment.

— Mille sorcières sacrées. Cela a tout l’air d’être l’antre de Laukareth —commenta-t-il.

— Qui sait —médita Aryès, en s’approchant prudemment de la gargouille.

— Tu veux parler de la fameuse gargouille noire ? —demandai-je, fascinée, en observant cette créature de pierre.

« On dirait qu’elle va se réveiller d’un moment à l’autre », souffla Syu, les yeux écarquillés.

« Je connais quelques chansons sur cette gargouille », intervint Frundis. Il marqua une pause et ajouta sur un ton mystérieux : « Certaines sont tombées dans l’oubli. Vous voulez les écouter ? »

Je roulai les yeux.

« Bien sûr », répondis-je. Je sentis l’approbation du singe et le bâton troqua aussitôt sa mélodie pour une légende sur Laukareth qui parlait de sa vie et de sa passion pour les connaissances et le savoir. Pendant ce temps, Kyissé nous conduisit vers les étages supérieurs. Nous traversâmes des pièces remplies d’armoires et d’objets brisés avant de parvenir au dernier palier. Là, une autre surprise nous attendait.

Comme celles des autres niveaux, la salle où nous entrâmes était totalement circulaire. Mais, là, tout était bien ordonné. Contrairement à la lumière douce émanant des pierres de lune, la lumière que diffusaient les étagères remplies de livres avait des éclats dorés qui illuminaient la pièce comme le feu. Au centre, se trouvaient des coussins, des tapis, des parchemins et d’autres objets que je ne sus même pas identifier. Cette pièce était presque un parfait foyer… Il ne manquait à Kyissé qu’une famille avec qui pouvoir le partager.

Après une brève conversation avec Kyissé, Lénissu nous fit signe de nous asseoir.

— Attendez ici. Je vais descendre voir comment cela tourne. Peut-être que nous pourrons raisonner ces hobbits et leur demander de nous renseigner, s’ils connaissent la zone. Kyissé dit que ce sont eux qui ont bloqué, il y a peu, tous les escaliers qui mènent à la Superficie. Avec des roches ou des portes de bois massif. Ils connaissent peut-être un chemin sûr qui ne débouche pas sur le Labyrinthe.

— Fais attention —lui dis-je, inquiète.

Lénissu sourit tranquillement.

— Je fais toujours attention.

Il disparut dans les escaliers avant que je puisse réfuter cette affirmation. Je soupirai. Il fallait espérer qu’il reviendrait entier, pensai-je. Syu se jeta sur un coussin et remua la queue.

« Tu devrais faire davantage confiance à l’oncle Lénissu », commenta-t-il.

« Ce n’est pas une question de confiance », lui assurai-je. « Nous connaissons bien Lénissu, tous les deux. Il est capable de voir des hobbits armés jusqu’aux dents et de s’avancer pour les saluer. Même s’ils sont furieux d’avoir perdu un bélier. »

« Lénissu n’est responsable de rien dans cette histoire de bélier », intervint le singe. « La fin de cet animal est regrettable, mais j’avoue que, sans lui, peut-être que Drakvian nous aurait attaqués. »

Je le regardai, atterrée.

« Syu, Drakvian en serait incapable. »

Le gawalt prit une mine sceptique, mais il haussa les épaules et s’éloigna pour fouiner.

Spaw essayait de communiquer avec Kyissé, mais j’avais l’impression qu’il comprenait à peine la moitié de ce que lui répondait la fillette. Drakvian était allongée sur les coussins, comme si elle avait décidé de faire la sieste, après s’être rassasiée de sang. Et Aryès faisait un tour dans la salle, jetant un coup d’œil aux livres sur les étagères.

Cependant, nous étions tous attentifs au moindre bruit provenant des escaliers. Pour penser à autre chose, j’examinai quelques objets qui se trouvaient dans la pièce. Je remarquai ainsi que certains étaient des magaras ou l’avaient été autrefois. Comment savoir si, à présent, les énergies qui parcouraient ces objets avaient perdu tout leur pouvoir. Je trouvai aussi une pierre de Nashtag et, tandis que j’allais de-ci de-là dans la pièce, curieuse, je lui jetai de fréquents coups d’œil pour mesurer le temps qui passait. Je n’avais pas l’expérience des iskamangrais pour lire le temps sur le Nashtag, mais, lorsque j’eus la certitude que plus d’une demi-heure s’était écoulée, je commençai à me pencher au-dessus des escaliers, bouillant d’inquiétude.

— Maudit Lénissu —grognai-je—. Il lui est sûrement arrivé quelque chose. Ce n’est pas normal qu’il tarde autant. J’aurais dû y aller à sa place. Moi, je sais me dissimuler avec les harmonies.

— Shaedra —m’interrompit Aryès—. Lénissu n’est peut-être pas un expert en harmonies, mais c’est un Ombreux. Et pas n’importe lequel. C’est le capitaine Bottebrise. Il sait sûrement comment passer inaperçu. S’il n’est pas de retour dans une demi-heure, nous commencerons à nous préoccuper. Mais pour le moment, restons calmes.

J’approuvai de la tête, en me mordant la lèvre. Spaw était plongé dans la lecture d’un livre et Drakvian dormait. Sa dague, Ciel, dépassait de sa cape sombre. Comment une personne pouvait-elle s’attacher autant à un objet mort ?, me demandai-je. Je me souvenais des regards émus de Drakvian et de Lénissu lorsqu’ils avaient récupéré leurs armes. Cela n’était pas comparable à la relation que j’avais avec Frundis, me dis-je. J’hésitai. Ou peut-être que si ? Frundis était un saïjit vivant. Corde, par contre… Je fronçai les sourcils. En réalité, j’ignorais tout sur cette épée. Peut-être qu’elle renfermait aussi quelque saïjit, pensai-je, ironique.

Quelqu’un me prit doucement la main. Je levai les yeux, étonnée, et je croisai le regard doré et souriant de Kyissé. Je lui souris, laissant de côté toutes mes questions.

— Ukaman —dit Kyissé, en me tirant par la main pour que je l’accompagne. Nous nous assîmes devant une table de bois couverte de parchemins et de livres.

Elle voulait me montrer un livre en particulier. Elle l’ouvrit à la première page : il était rempli de griffonnages. Elle signala le dessin et me regarda. Je haussai un sourcil et j’examinai la page plus attentivement. J’eus du mal à le voir, mais, lorsque je le vis, je restai pétrifiée. Ceci était un dessin théorique qui représentait le flux des énergies asdroniques. De petits symboles, de toute évidence des lettres, apparaissaient le long de toute la membrane énergétique.

— Ça alors —fis-je.

Kyissé acquiesça en voyant que j’avais compris et elle tendit une main pour créer une sphère blanche sans difficulté apparente.

— Takawere.

— Démons —dis-je. Était-il possible que Kyissé ait appris à utiliser les harmonies rien qu’à partir des livres ? Tahisran, cette ombre qui l’avait accompagnée, devait lui avoir enseigné les bases. À moins que ses parents lui aient déjà appris…

Mais Kyissé ne s’arrêta pas là. La sphère blanche acquit peu à peu des couleurs et, finalement, je pus voir une énorme tour noire entourée de murailles qui s’élevait dans une caverne gigantesque, près d’une plage.

— Klanezjara —expliqua la fillette.

J’acquiesçai, tandis que l’harmonie s’effilochait. Si je me rappelais bien, le château de Klanez se situait dans quelque endroit près de la Mer du Nord. Mais jamais jusqu’alors je n’avais eu une preuve aussi convaincante de son existence.

« Décidément, les saïjits adorent construire des murs de pierre », soupira Syu, tout en me tressant une mèche de cheveux.

« C’est son véritable foyer », lui expliquai-je. « Mais je me demande si quelqu’un y vit réellement. Les légendes racontent que celui qui pénètre dans le château devient fou. »

« Exact », approuva Frundis, en abandonnant ses chansons de gargouilles pour commencer à déclamer un long poème épique intitulé Chanson de Maukath le Ténébreux.

Kyissé pencha la tête, comme si elle percevait notre échange mental. Je lui souris et, tout d’un coup, je lui passai Frundis. La fillette me regarda, le visage surpris, mais elle saisit le bâton. En le touchant, elle tressaillit puis inspira profondément. J’attendis quelques secondes et, en voyant que Kyissé semblait écouter Frundis ou communiquer avec lui, je me concentrai avec plus d’attention sur le livre et ses schémas harmoniques.

Presque au même moment, j’entendis le bruit de pas dans les escaliers et je me précipitai pour voir surgir Lénissu. Son expression sombre m’alarma.

— Alors… ? —demandai-je. Mais Lénissu leva une main pour imposer le silence.

— Quel massacre —annonça-t-il. Il nous observa avec étonnement—. Vous n’avez rien entendu ? —Nous fîmes non de la tête—. Les hobbits ont tué tous les nadres. Heureusement qu’ils ont perdu notre trace.

Je blêmis.

— Des nadres ? —demanda Aryès, en s’approchant.

— Oui. Des nadres rouges. Apparemment, ils sont descendus par les mêmes escaliers que nous.

Je me rappelai, comme dans un rêve, comment nous avions franchi la lourde porte que nous avait ouverte Kyissé. J’avais l’impression que nous ne l’avions refermée à aucun moment. Mais qui aurait pu imaginer que les nadres seraient capables de passer par la porte du Labyrinthe qui menait aux escaliers… Je me raclai mentalement la gorge. Peut-être que le troll l’avait démolie, pensai-je.

— En plus —poursuivit Lénissu, en posant la main sur le pommeau de son épée—, les hobbits ont décidé de bloquer l’entrée avec des rochers. De toute façon, je dois reconnaître que ce n’était pas une bonne idée de remonter par là. On dirait que le Labyrinthe est beaucoup trop peuplé.

Spaw ferma le livre qu’il était en train de lire.

— Moi, je propose d’attendre un moment que les hobbits oublient l’histoire du bélier. Et ensuite, nous pouvons tenter de sortir de cette caverne. Et si nous tombons sur un hobbit, nous lui demandons aimablement qu’il nous indique le chemin.

— Sans aucun doute, ils sauront nous indiquer le chemin vers la mort —commenta Lénissu.

Je soufflai.

— Ne soyons pas si pessimistes. C’est pourtant toi qui nous disais ça, hier. Je crois que l’idée de Spaw est une bonne idée. Attendons que tout se calme et ensuite… ensuite, eh bien, on verra.

Lénissu haussa les épaules. Son regard se posa sur la vampire endormie et il esquissa un sourire.

— Il y a au moins une bonne chose dans tout cela —dit-il—. Drakvian semble se rétablir complètement.

À ce moment, la vampire ouvrit un œil et sourit, espiègle.

— Tout cela, grâce au bélier —acquiesça-t-elle—. Allez, arrêtez de parler de ce que nous allons faire et reposons-nous.

Syu, sur mon épaule, approuva.

« Pour une fois, je suis d’accord avec elle », déclara-t-il.

J’arquai un sourcil.

« Ne me dis pas que tu lui apprends à se comporter comme une bonne gawalt ? », m’enquis-je, moqueuse.

Le gawalt souffla.

« Cela ne me passerait pas par la tête. C’est une vampire et elle le sera toujours. » Il marqua une pause et ajouta, pensif : « Mais peut-être que tu as été un bon exemple pour elle. »

* * *

Nous attendîmes dans la tour plus longtemps que prévu. Personne n’avait envie de beaucoup s’éloigner et de tomber sur ce peuple féroce de hobbits. Entre nos provisions, les soupes de poireaux noirs, les drimis et autres plantes comestibles que l’on pouvait trouver près de la tour, les vivres ne nous manquaient pas.

Kyissé nous émerveillait de plus en plus. Malgré son enfance solitaire, c’était une fillette d’humeur enjouée. Ses yeux dorés brillaient de bonheur de voir tant de mouvement autour d’elle. Lorsque Lénissu et Spaw étaient occupés, nous communiquions par voie mentale. Enfin… elle parlait à Syu et, lui, il me transmettait ce qu’elle voulait me dire. Bien sûr, parfois il mélangeait traduction et interprétation et il complétait les paroles de Kyissé en donnant son humble opinion de gawalt.

C’est alors que j’appris, avec un certain étonnement, que la robe blanche que portait Kyissé possédait un enchantement qui la conservait immaculée. D’après Syu, elle l’avait trouvée des années auparavant, dans cette même pièce où nous dormions, au milieu des coussins. Je n’osai pas l’examiner de trop près, mais j’avais l’impression que cette robe n’était pas n’importe quelle magara. Peut-être était-elle dans cette tour depuis très longtemps. Et, assurément, aucun magariste n’avait dû passer par là pour renouveler le sortilège.

Pendant qu’Aryès, Kyissé et moi, nous allions chercher des drimis ou nous tentions de déchiffrer les livres de la bibliothèque, Lénissu, qui avait trouvé une malle remplie d’armes, passait la journée à affiler des épées et à essayer de déterminer laquelle était la moins mauvaise. Il commençait à tous nous ennuyer profondément avec ce bruit métallique. Même Frundis se plaignit.

Spaw et Drakvian étaient les seuls à explorer la zone avec acharnement. Qui aurait dit que le démon et la vampire se seraient si bien entendus, alors qu’elle l’avait autant taquiné… C’est ce que je pensais, lorsque je les voyais sortir de la tour. Grâce à leurs explorations, nous comprîmes qu’une zone de la caverne était percée de tunnels tortueux qui descendaient, montaient et traversaient la roche… Et il s’avérait que le peuple hobbit s’était installé non loin de là, s’appropriant la caverne entière pour son bétail.

— Cela a tout l’air d’être un peuple nomade qui a décidé de s’installer ici pour une durée indéterminée —expliqua Spaw, lorsque la vampire et lui revinrent d’une de leurs explorations—. Et ils continuent à envoyer des patrouilles très régulièrement dans notre zone. Quoique tu en dises, Drakvian, je suis presque sûr qu’ils savent qu’il y a un vampire dans les parages.

— Hum —fit Drakvian, en s’asseyant près de nous—. Je n’ai jamais dit le contraire.

Nous étions tous dans la salle circulaire, sauf Lénissu, qui, ce jour-là, avait décidé d’aller ramasser des poireaux noirs. Je soupirai. Au moins, nous n’entendions plus le frottement acéré de la pierre contre le métal. Aryès, Syu, Frundis et moi, nous avions passé des heures à essayer d’apprendre l’abrianais à Kyissé. Mais j’avais l’impression que nous apprenions plus rapidement le tisekwa qu’elle, l’abrianais.

— Un jour, il faudrait se décider à sortir de là —dit Aryès. Au ton de sa voix, il était clair qu’il n’avait pas envie de rentrer dans un tunnel au hasard pour terminer les dieux savaient où.

— Un jour —approuvai-je, avec un grand sourire.

Aryès roula les yeux.

— Le problème, c’est que, si nous nous engageons dans un tunnel qui monte, nous ne savons pas si celui-ci ne va pas subitement redescendre jusqu’aux profondeurs de l’Abîme —expliqua-t-il.

Spaw laissa échapper un petit rire.

— Nous sommes loin d’atteindre les profondeurs de l’Abîme, comme tu dis. Nous ne sommes même pas réellement dans les Souterrains. Je serais ravi de pouvoir passer plus de temps à lire ces livres si mystérieux qui se cachent dans cette bibliothèque… Toutefois, je ne peux pas vivre uniquement de drimis et de baies.

— En cela, nous sommes d’accord —approuva Drakvian—. Si, au moins, il y avait quelque lapin, mais même pas. La prochaine fois que j’aurai soif, je commencerai à décimer le bétail de ces hobbits —nous avertit-elle.

Je fis une grimace.

— Nous partirons —déclarai-je.

— Et Kyissé ? —s’enquit Spaw.

La fillette semblait avoir compris notre échange car, d’une voix douce mais insistante, elle dit :

— Kau eresé Klanezjara.

Je pâlis légèrement, mais alors j’eus un soudain coup de tête.

— Klanezjarae insil —répondis-je, en espérant ne pas trop déformer le tisekwa.

Les autres me regardèrent, étonnés. Spaw s’esclaffa.

— Tu es en train de nous dire que tu vas accompagner cette fillette au château de Klanez ?

Je me mordis la lèvre et j’acquiesçai de la tête.

— Elle ne peut pas rester ici —répliquai-je—. Et le château de Klanez est son foyer, apparemment.

Spaw me contempla un moment et expira. J’observai que Drakvian souriait, tandis qu’Aryès fronçait les sourcils, pensif.

— Vraiment, Zaïx avait raison —constata le démon—. Peut-être bien que, toi, tu finiras par trouver une façon de le libérer des chaînes d’Azbhel. Ce n’est rien comparé à entrer dans le château de Klanez…

— Le château existe —rétorquai-je.

— Oh. Oui. Il existe. Bien sûr qu’il existe. Mais comme tu dois le savoir, personne ne s’en approche. Il est entouré de pièges.

— Tu veux vraiment l’emmener au château de Klanez ? —demanda Drakvian—. Je crois que si nous l’emmenions à Ato, elle serait plus heureuse.

J’hésitai. En toute logique, Drakvian avait raison, mais…

— Klanezjara insaw —répéta Kyissé, en secouant la tête.

Nous la regardâmes tous, embarrassés. Alors, la voix de Lénissu résonna dans les escaliers :

— Comme dirait Stalius, qu’il en soit selon la volonté des dieux. Si le tunnel que nous choisissons nous mène à la Superficie, nous irons tous à Ato. Et si nous nous retrouvons dans les Souterrains… Alors, avant toutes choses, nous irons à Dumblor.

Face à cette déclaration qui n’admettait pas de répliques, nous nous tûmes tous. Sauf Frundis. Le bâton venait d’entonner une chanson mélodramatique accompagnée d’un luth. À certains moments, je me demandais s’il lui arrivait quelquefois de se sentir impliqué, ne serait-ce qu’un minimum, dans notre situation délicate.

4 Toile d’araignée

Tapie derrière une roche, je jetai un coup d’œil prudent vers la prairie qui s’étendait plus loin. Des brebis au pelage brun paissaient, tandis que des bergers hobbits, appuyés sur leurs houlettes, regardaient passer une patrouille armée jusqu’aux dents.

En tout cas, ces hobbits ne ressemblaient pas du tout à ceux de Tauruith-jur, pensai-je, en me dissimulant de nouveau derrière la roche. Premièrement, ils avaient l’air plus robustes et ils portaient des cottes de mailles, des casques et toutes sortes d’armes. Deuxièmement, ils avaient d’énormes dogues à poils longs et gris, qui, sans nul doute, allaient faire échouer notre tentative de passer inaperçus.

Lénissu posa une main sur mon épaule et je tournai mon regard vers lui. Son visage reflétait uniquement la concentration et la gravité. Il me fit signe de reculer. J’obéis et je rejoignis les autres, qui attendaient, un peu plus loin.

Drakvian, Aryès, Kyissé et Spaw étaient assis dans une zone sombre de la caverne et, en me voyant paraître auprès d’eux, ils me regardèrent, interrogateurs.

— Alors ? —demanda Aryès.

— Il y a une patrouille. Et un troupeau avec trois bergers. Au total, cela fait huit personnes. Plus trois chiens —spécifiai-je.

— Combien de brebis ? —demanda Drakvian, en se pourléchant.

Je roulai les yeux. Spaw se racla la gorge.

— Nous ne parviendrons pas à atteindre un de ces tunnels avec ces chiens. Il faudrait… les éloigner de là.

— Comment ? —demandai-je. Je ne voyais pas d’autre solution que d’essayer, Kyissé, Frundis et moi, de former une bulle inodore de silence. Et malgré tout… je doutais que, tous trois, nous soyons capables de maintenir un sortilège harmonique si compliqué pour tous nous occulter.

— Nous pourrions attendre qu’ils aillent dormir —suggéra Aryès—. Ils doivent bien se reposer à un moment ou à un autre.

J’acquiesçai. L’idée n’était pas mauvaise. Il suffisait de savoir quand ces hobbits se reposaient. Je jetai un coup d’œil sur la pierre de Nashtag que j’avais emportée de la tour, avec la permission de Kyissé. Le temps s’écoulait avec une lenteur mortelle.

— Je crains que vous ne m’ayez pas écouté quand je vous ai expliqué que cette zone était constamment surveillée —soupira le démon—. Ce qui est logique, car c’est à présent le seul endroit d’où un danger peut venir les menacer. Si l’on omet Drakvian, bien sûr —ajouta-t-il, avec une moue amusée.

À ce moment, Lénissu revint en courant pour nous dire que le troupeau s’en allait et que la patrouille accompagnait les bergers, probablement pour la relève.

— Ne nous attardons pas —dit-il, sur un ton pressant—. C’est le moment ou jamais.

Nous le suivîmes en silence, en nous dissimulant entre les rochers. Nous attendîmes un moment que le troupeau disparaisse complètement hors de notre vue.

« Heureusement que je sais maintenant que lorsque ton cœur bat plus vite, cela ne veut pas dire qu’il va arriver un malheur », me dit Syu, comme si de rien n’était, tout en jouant avec sa queue.

Je soufflai mentalement.

« Eh bien, n’en sois pas si sûr », répliquai-je.

Et alors, après un signe de Lénissu dans l’obscurité, je me mis à courir vers les tunnels, en essayant d’éviter les roches et en utilisant le jaïpu comme une bonne pagodiste. Frundis, placé dans mon dos, se lança dans une mélodie lugubre et cadencée qui accrut ma tension.

« Ça y est, vous m’avez alarmé », avoua le singe, en s’agrippant à mon cou, atterré.

Tout se passa très vite. Nous étions sur le point d’atteindre les tunnels quand, brusquement, nous entendîmes des aboiements derrière nous.

— Oh, non —murmura Aryès.

— Suivez-moi ! —nous ordonna Lénissu, tandis qu’il s’enfonçait dans le tunnel, portant Kyissé entre ses bras.

— C’est le moment ou jamais —marmonnai-je, sarcastique, en répétant les paroles de Lénissu—. Oui, bien sûr. Qu’il en soit selon la volonté des dieux et mourons tous ensemble.

— Allez —me pressa Aryès.

Nous nous précipitâmes dans l’étroit couloir. S’il s’avérait que le tunnel n’avait pas d’issue, il ne nous restait plus qu’à dire adieux à nos vies, car je doutais que ces hobbits fassent des prisonniers.

Nous continuâmes à courir pendant un bon moment, à l’intérieur de ce tunnel plein de tournants, jusqu’à ce que nous arrivions à un croisement. Alors, nous nous arrêtâmes et nous tendîmes l’oreille.

Lénissu posa Kyissé à terre et attendit de reprendre haleine avant de dire :

— On dirait qu’ils ne nous poursuivent pas.

Je vérifiai que nous étions bien tous là. Drakvian inspectait un des deux tunnels et elle nous montra un rocher où étaient posées plusieurs têtes de mort.

— Regardez —dit-elle—. On voit que ces hobbits ont un esprit accueillant.

Je contemplai les têtes de mort avec horreur, en sentant un frisson me parcourir tout le corps.

— Au moins, ils ont eu la décence de ne pas exposer le squelette entier —commenta Lénissu, tout en s’intéressant aux deux tunnels, l’air méditatif—. Sinon, ceci serait une aubaine pour n’importe quel nécromancien passant par là.

Aryès, Spaw et moi, nous échangeâmes des regards alarmés. Kyissé écarquilla les yeux, probablement effrayée par nos expressions. Je toussotai discrètement.

— Si cela ne vous dérange pas, pourrions-nous nous éloigner de cet endroit le plus vite possible ? —demandai-je, en prenant Kyissé par la main pour la réconforter.

Aryès et Spaw acquiescèrent et Lénissu approuva. Il jeta de nouveau un coup d’œil aux tunnels, en tenant haut sa pierre de lune et, alors, il se tourna vers nous, en souriant.

— Je vous laisse décider —déclara-t-il.

* * *

Comme aucun des deux tunnels ne semblait monter ou descendre, nous choisîmes au hasard. Bientôt, nous trouvâmes d’autres croisements et, finalement, nous choisissions la direction allègrement, sans y penser à deux fois. L’important était d’avancer.

Au bout d’un moment, Spaw reconnut qu’il ne se souvenait pas d’être passé par aucun endroit semblable. Tout n’était que tunnels et encore des tunnels qui s’entremêlaient comme des fils désordonnés. Il était difficile d’assurer que nous ne faisions pas de détours inutiles.

— Je me demande —dit Spaw, soudainement. Cela faisait déjà une demi-heure que nous avancions dans le même couloir et nous commencions à souhaiter de trouver enfin un autre croisement, ne serait-ce que pour changer un peu de paysage—. Que faisons-nous si nous nous trouvons nez à nez avec une bande d’écailles-néfandes ? —s’enquit le démon, en arquant un sourcil.

Je me posais la même question depuis un bon moment déjà. Ce n’était pas une pensée réconfortante que d’imaginer des monstres destructeurs se promenant dans ces étroits tunnels.

— Ce serait pire si c’étaient des nadres rouges —opina Lénissu—. Si nous les tuons, ils exploseront et, alors, tout ce tunnel pourrait s’effondrer.

Ça, je n’y avais pas pensé, me rendis-je compte, en écarquillant les yeux. Mais, vu comme cet endroit semblait désert et dépourvu de toute vie, il était peu probable que des carnivores apparaissent… N’est-ce pas ?

— Avant, il faudrait réussir à les tuer —fit remarquer Aryès—. Je t’ai déjà dit, Lénissu, que je ne me suis jamais entraîné avec ce genre d’épées —ajouta-t-il, en jetant un coup d’œil au cimeterre qu’il portait à la ceinture.

Lénissu avait insisté pour que nous portions tous une arme, afin de pouvoir nous défendre, en cas de besoin. Et il avait fouillé dans la malle de la tour de Kyissé jusqu’à trouver ce cimeterre qui, selon lui, était léger comme une plume et rapide comme le vent. Moi, je m’étais contentée de prendre une dague, certaine que Frundis me défendrait mieux que n’importe quelle arme en acier.

J’ignorais depuis combien de temps nous parcourions cet enchevêtrement interminable de galeries souterraines, mais, étant donné que nous avions déjà dormi trois fois, je supposai que cela faisait au moins trois jours. Pendant que nous marchions, je m’étais demandé combien la vie dans les souterrains devait être différente. Il n’existait pas une rupture claire entre le jour et la nuit. Selon Frundis, les pierres de lune n’éclairaient pas de la même façon selon le moment de la journée et j’en déduisis qu’elles devaient avoir un cycle interne comme le Nashtag que l’on pouvait évaluer pour deviner l’heure. Cependant, lorsque j’interrogeai Lénissu, il me dit que le cycle interne de ces pierres variait selon les endroits et que, pour compter l’écoulement du temps, le Nashtag ou les horloges mécaniques étaient préférables.

Syu me demandait de temps en temps si nous reverrions des arbres un jour. Il était évident que ces roches qui nous cernaient, nous enfermant presque, l’incommodaient à l’extrême. Kyissé, par contre, semblait enthousiaste d’avoir laissé en arrière sa vie passée. Je l’avais observée, avec un certain étonnement, quitter la tour en ne jetant qu’un simple regard en arrière avant de partir. Elle ne garderait de cet endroit que sa robe d’un blanc immaculé et ses souvenirs.

Nous marchions en silence depuis un bon moment, lorsque nous commençâmes à entendre du bruit. Alors que nous approchions, le bruit s’amplifia, retentissant comme cent forges de Taetheruilin.

— Ça y est —dis-je, en tremblant.

— Gardons notre calme —nous demanda Lénissu—. Et ne parlons pas. J’ai l’impression que nous sommes proches d’une grande caverne et le moindre bruit peut nous trahir. Dans certaines cavernes, l’écho se forme et s’amplifie de manière spectaculaire.

Je me mordis la lèvre et j’acquiesçai. Peu après, nous débouchâmes sur une énorme grotte illuminée non seulement par des pierres de lune mais aussi par des torches qui flamboyaient comme des guirlandes étincelantes le long des murs de roche. Au loin, sur le côté opposé, il y avait des escaliers qui traversaient toute la caverne, en passant de roche en roche et de maison en maison. Car, effectivement, ceci était une cité.

— Des orcs ? —demanda Drakvian dans un murmure.

Lénissu fronça les sourcils et fit non de la tête.

— Cela m’a tout l’air d’être une colonie minière. Normalement, parmi les mineurs, on trouve toutes sortes de saïjits. Bon, je crois que vous n’avez pas remarqué que nous n’avons aucun passage par où descendre ; nous devrons donc faire demi-tour. À moins qu’Aryès pense avoir assez d’énergie pour tous nous transporter dans les airs comme les aigles des contes —ajouta-t-il, avec un demi-sourire.

Aryès lui rendit son sourire.

— Tu veux tenter l’expérience ? —lui proposa-t-il.

Lénissu roula les yeux.

— Non, merci.

Le sourire du kadaelfe s’élargit. Je jetai un autre coup d’œil au profond précipice qui s’ouvrait à la sortie du tunnel. Il était évident qu’Aryès n’oserait pas entreprendre la descente dans cet abîme. Même seul.

— Demi-tour ? —fit Spaw.

Nous acquiesçâmes tous et nous recommençâmes à parcourir les tunnels, tandis que Syu poussait un profond et long soupir. Frundis était en pleine étape de composition, et je ne parvenais qu’à entendre de temps en temps quelques accords de piano et guère plus.

Nous marchâmes pendant des heures, en essayant de trouver un tunnel qui descende. De sorte que nous nous croyions très éloignés de la cité minière, lorsque, soudain, le tunnel commença à s’élargir et à se recouvrir d’un tapis d’herbe parsemé d’arbres. Syu s’agita nerveusement sur mon épaule sans se décider à s’éloigner pour aller fouiner. Kyissé tombait d’épuisement et Aryès la portait à présent dans ses bras. Quoique la fillette soit petite et fluette, c’était un poids en plus ; néanmoins, Aryès ne semblait pas plus fatigué que nous.

Nous commentions les différences entre la flore souterraine et celle de la Superficie lorsque Lénissu s’arrêta, devant nous, en levant une main.

Alarmée, je penchai la tête et je plissai les yeux. Des silhouettes venaient d’envahir le chemin, non loin de là. C’étaient six saïjits. Et ils étaient armés.

— Que faisons-nous ? —demanda Drakvian—. Nous fuyons ou nous les attaquons ?

Lénissu se racla la gorge.

— Si nous continuons toujours à arpenter les tunnels, nous mourrons de faim. Et si nous les attaquons directement, nous ne saurons jamais s’il s’agissait d’âmes honorables —ajouta-t-il, sur un ton savant—. Au fait, Drakvian, tu devrais te couvrir le visage. Les saïjits des Souterrains non plus n’apprécient pas spécialement les vampires.

La vampire suivit son conseil. Elle s’enveloppa davantage dans sa cape et rabattit sa capuche pour dissimuler son visage pâle et ses cheveux vert clair et ne pas attirer l’attention.

— Danchereux ? —demanda Kyissé, en désignant les inconnus du doigt.

— Nous l’apprendrons en demandant —répondit calmement Lénissu.

J’arquai un sourcil, mais je ne dis rien. Comme nous nous approchions, nous pûmes voir plus nettement les traits de ces saïjits. À en juger par leurs armures et leurs blasons, il était évident que ce n’étaient pas des bandits. Ils avaient plutôt l’air de gardes en patrouille.

« Cela ne me plaît pas », dis-je à Syu.

Le singe éclata d’un rire sarcastique.

« À moi, encore moins », répliqua-t-il.

Celui qui venait en tête avait les cheveux gris sombres attachés en une longue queue de cheval. Son visage était celui d’un homme grave et sérieux, mais à cet instant il reflétait surtout la surprise.

Nous nous arrêtâmes à quelques mètres et il laissa alors échapper un éclat de rire qui illumina son visage.

— Lénissu Hareldyn ? —dit-il, incrédule.

— Asten ! —s’écria mon oncle, dans un souffle.

Je les vis tous deux avancer l’un vers l’autre, souriants, et se donner une accolade fraternelle. Je n’arrivais pas à le croire.

5 Meykadria

Il s’avéra qu’Asten faisait partie de la garde de la cité minière de Meykadria et, de surcroît, c’était un vieil ami de Lénissu. Néanmoins, comme il nous le dit, cela faisait plus d’un an qu’il était là et il en avait plus qu’assez de cet endroit maussade.

Meykadria était une cité étrange. Le sol de la caverne était parsemé de champignons multicolores et de rocs dans lesquels des pierres de lunes incrustées illuminaient doucement la caverne. Autour, les maisons se pressaient contre les parois, comme de petits nids. Beaucoup n’avaient même pas de portes.

— Presque tous les mineurs viennent de Dumblor —nous expliqua Asten, après nous avoir invités à manger dans une taverne du nom de Calavaretta —. Depuis que je suis là, j’ai dû essentiellement maintenir l’ordre entre les habitants. Je suis censé faire partie des patrouilles, mais, ici, personne ne vient, ni les loups, ni les harpies, ni qui que ce soit. Enfin, trêve de bavardages. Par Goyfras, dis-moi comment diable tu te retrouves ici, Lénissu. C’est quoi, cette histoire de Labyrinthe ?

Assis à une table de la taverne, nous mangions pendant que Lénissu et Asten parlaient avec entrain, se mettant au courant. Drakvian, le visage presque complètement masqué, était assise, sans rien manger, feignant d’être légèrement malade. J’étais impressionnée par le courage de la vampire, car le moindre faux pas pouvait lui coûter la vie.

Kyissé, de son côté, buvait bruyamment sa soupe et j’eus l’impression de revenir dans le passé, lorsque je lui appris à utiliser correctement une cuillère : Wiguy avait fait la même chose avec moi, autrefois. Kyissé n’avait jamais mangé de viande et, lorsqu’elle trouva des morceaux dans sa soupe, elle les répartit entre mon assiette et celle d’Aryès. Nous lui demandâmes alors de goûter, au moins, pour savoir quel goût cela avait. Lorsque je vis sa grimace, je craignis qu’elle ne recrache tout sur la table, mais, heureusement, elle se retint. Elle avala et déclara en tisekwa qu’elle ne mangerait plus jamais de viande. Je ne pus retenir un sourire amusé face à son expression décidée.

La taverne débordait d’activité. Les clients, presque tous des mineurs, parlaient avec de fortes voix joyeuses qui emplissaient tout l’établissement. Assis près de nous, un jeune garde écoutait avec une attention respectueuse les paroles qu’échangeaient Lénissu et Asten. Je compris vite qu’il s’agissait du fils de ce dernier, car il avait le même visage et les mêmes cheveux gris et ondulés.

À un moment, je remarquai le mouvement impatient de la vampire et je décidai d’interrompre la conversation.

— Si nous restons dormir ici, nous pourrions demander une chambre —proposai-je—. Nous sommes tous très fatigués après tant de tunnels.

Lénissu acquiesça et, sans savoir exactement d’où il les avait sortis, je pris les pièces de monnaie qu’il me tendit.

— Dormez bien.

Nous nous levâmes et je saluai les deux gardes à la manière d’Ato.

— Merci pour le repas et pour votre accueil —dis-je avec sincérité.

Asten m’observa, étonné.

— De rien —répondit-il, en esquissant un sourire—. Qu’Amzis accompagne votre sommeil.

Alors que nous nous dirigions tous, excepté Lénissu, vers le comptoir, je me demandai si Goyfras et Amzis étaient des dieux de la religion kawbara ou étiséenne. En repassant dans ma tête les livres de religion que j’avais lus, lorsque j’avais étudié le sujet avec le maître Yinur, je me rendis compte que j’avais réussi à mélanger les dieux des deux croyances des Souterrains. Je m’imaginais déjà Marelta déclarant que, de toutes façons, c’étaient tous des nécromanciens hérétiques.

L’aubergiste, un caïte au visage ridé et jovial, s’occupa aussitôt de nous et il appela son fils, un enfant aux yeux vifs et à la démarche sûre qui nous accompagna jusqu’à deux chambres de trois lits. Spaw et Aryès rentrèrent dans l’une et Drakvian, Kyissé et moi, dans l’autre. Je ne m’attendais pas à trouver une chambre si propre, c’est pourquoi je fus étonnée en voyant l’intérieur.

— Eh beh, on dirait que Wiguy est passée par là —commentai-je.

— Qui est Wiguy ? —demanda le fils du tavernier, en nous tendant la clé de la chambre.

— Ma sœur —expliquai-je—. Là où elle passe, tout est impeccable.

L’enfant sourit en fourrant les mains dans ses poches.

— Alors ma sœur ressemble à la tienne —conclut-il—. Vous ne venez pas pour travailler dans les mines, n’est-ce pas ?

— Non. Nous sommes de passage.

L’enfant jeta un coup d’œil vers le couloir et je devinai ses pensées : il voulait en savoir davantage sur nous, mais il ne voulait pas que son père l’accuse de déranger les clients.

— C’est vrai que vous venez de la Superficie ? —finit-il par demander. Ses yeux brillaient de curiosité.

— Oui, euh… en réalité, nous sommes arrivés là suite à une série d’accidents —dis-je, sans rentrer dans les détails.

— Ah —répondit-il. Son regard s’arrêta un instant sur Kyissé, puis sur la vampire encapuchonnée et voilée. Je remarquai sans difficulté son air intrigué—. Je ne vous dérangerai pas plus —déclara-t-il, cependant—. Je vous souhaite un bon repos au Calavaretta. À moins que vous ne vouliez un bain avant ? —dit-il soudain.

J’agrandis les yeux, je regardai mes vêtements sales et j’acquiesçai avec un sourire gêné.

— Ce serait une bonne idée, merci.

— J’appelle tout de suite Kabé, il vous portera des seaux d’eau chaude.

Il sortit, en fermant la porte. Nous entendîmes ses pas s’éloigner. Il s’arrêta pour proposer également un bain à Spaw et à Aryès et il partit. Enfin, Drakvian poussa un soupir et découvrit son visage.

— Que diable ont fait les vampires aux saïjits pour ne pas même pouvoir montrer leur visage ? —grogna-t-elle.

— Vampire ? —dit Kyissé, en la montrant du doigt.

Drakvian la regarda, en clignant des paupières, puis finalement elle répondit :

— Oui. Vampire. —Elle me regarda du coin de l’œil—. Au fait, tu ne crois pas qu’il faudrait apprendre à Kyissé à tenir sa langue ?

Ça, je n’y avais pas pensé, me rendis-je compte, en observant la fillette aux yeux dorés qui s’asseyait sur un des lits.

— Je lui en parlerai —lui assurai-je.

Un homme robuste qui semblait avoir du sang de saïgéant dans les veines nous apporta les seaux d’eau chaude. Cependant, Kabé dut faire trois voyages pour remplir la baignoire qui se trouvait dans un coin de la chambre, non loin de la fenêtre. Pendant tout le temps que durèrent ses allers-retours, Drakvian tambourinait avec ses mains, de nouveau encapuchonnée. Kyissé tombait de sommeil et, moi, j’avais commencé à relire le recueil de chansons que nous avions écrit, Laya, Ozwil et moi.

— Mais combien de livres portes-tu dans ton sac ? —demanda Drakvian, étonnée.

— Eh bien… Trois —répondis-je—. Celui de Wiguy, celui de la Fille-Dieu et ce recueil.

— Quand vas-tu monter une bibliothèque ambulante ? —s’enquit-elle.

Je levai les yeux au ciel.

— Je vais me baigner —déclarai-je.

Une fois propres toutes les trois, je leur lus des poésies d’Ato jusqu’à ce qu’elles s’endorment. Alors, je posai Frundis près de mon lit, je me glissai sous les couvertures et je trouvai rapidement le sommeil. Syu, bâillant, ne tarda pas à suivre mon exemple.

Et heureusement, je ne rêvai pas de tunnels, mais d’Ato. J’étais de retour, comme si rien n’avait jamais changé depuis mes années de néru. Suminaria nous donnait une leçon sur les énergies. Aléria me recommandait un livre, avec persuasion. Et, alors que tout allait bien, Kwayat apparaissait soudain et me demandait de le suivre et de ne pas tenter de revoir un saïjit de toute ma vie.

Je me réveillai en entendant des voix dans le couloir. Il faisait nuit, remarquai-je, à moitié endormie. Et, alors, je me rappelai que j’étais dans les Souterrains et que, là, on avait toujours l’impression qu’il faisait nuit. Par la fenêtre, une lumière s’infiltrait et illuminait tout avec plus de profusion que la Lune, la Gemme ou même la Bougie.

À ce moment, j’entendis des coups frappés à notre porte.

Je me levai, je réveillai Drakvian en la secouant sans égards et je lui fis signe de se cacher sous les couvertures. Alors, j’ouvris la porte.

C’étaient Spaw et Aryès. Ils entrèrent dans notre chambre en nous souhaitant bonjour et je les regardai, étonnée, en les voyant un peu troublés. Après avoir refermé la porte, je demandai :

— Que se passe-t-il ?

— Lénissu est en train de déjeuner —annonça Spaw.

— Ah —dis-je—. Alors, je comprends parfaitement que vous soyez inquiets. Il va dépenser tous les kétales que nous avons en prenant plusieurs petits déjeuners de suite, et nous devrons jeûner. —Je soupirai, feignant la résignation. Je les regardai tous les deux et je roulai les yeux—. Dites-moi, que se passe-t-il ?

— Ton oncle —commença à dire Aryès, hésitant—, il a passé la nuit à parler tout seul.

J’arquai les sourcils.

— Vraiment ? Et qu’y a-t-il de mal à cela ?

Je me souvenais encore du maître Dinyu récitant des poèmes en dormant.

— Rien —assura Aryès—. Mais… ses propos étaient pour le moins inquiétants.

— Il a répété et répété le mot « assassiné » —expliqua Spaw—. Et nous nous demandions, Aryès et moi, si nous savions vraiment qui était Lénissu.

— Peut-être que c’est un assassin —s’esclaffa Drakvian, très amusée.

Je blêmis.

— C’est stupide. Lénissu a trop bon cœur pour cela.

— Moi aussi —intervint Spaw, moqueur—. Et pourtant je suis un templier.

— Un quoi ? —demanda Aryès, alarmé.

— Je te l’expliquerai plus tard —assura le démon, en haussant les épaules—. Je trouve que Lénissu devrait nous donner plus d’explications sur ses véritables activités. S’il parle en rêve, je ne crois pas qu’il ait la conscience tranquille.

Je poussai un profond soupir.

— Vous avez raison. Il faudrait lui demander de tout nous expliquer plus clairement. Nous allons déjeuner ?

— Bonchour ! —s’écria Kyissé, en se redressant sur son lit, radieuse, après s’être frotté les yeux pour chasser le sommeil.

Je l’observai, en souriant.

— Cette petite parle de mieux en mieux l’abrianais —constatai-je, sur un ton approbateur.

En bas, à la taverne, tout était assez calme. Lénissu, assis à une table, avalait sans doute son deuxième petit déjeuner : deux œufs sur le plat et du pain avec de la confiture de baies.

— Vous avez bien dormi ? —nous demanda-t-il, tandis que nous nous asseyions à table.

— Merveilleusement bien —répondis-je. Et alors je racontai mon rêve, en omettant la dernière partie où apparaissait Kwayat.

— Si tu commences déjà à avoir la nostalgie d’Ato… —Lénissu soupira—. Nous sommes loin de remonter à la Superficie, j’ai l’impression. Asten m’a dit que la zone de tunnels que nous venons de traverser est un véritable labyrinthe. Apparemment, beaucoup d’explorateurs ont essayé de dessiner une carte de ces tunnels, mais avec peu de succès. Le seul chemin plus ou moins sûr, c’est celui qui va à Dumblor. Nous prendrons celui-ci. Mon ami Asten s’y rend dans une semaine, pour protéger une caravane de produits miniers. Le mieux, ce sera de l’accompagner. Il m’a même proposé de me payer comme mercenaire. Comme ça, nous ferions le voyage gratuitement. Qu’en pensez-vous ?

— Une semaine à Meykadria —commenta Aryès, pensivement.

— Cela pourrait être le titre d’un livre —remarquai-je, amusée, tout en étalant de la confiture sur un morceau de pain—. Ou d’une chanson —ajoutai-je, en devinant les pensées de Frundis, bien qu’il repose contre le mur—. Au fait, Lénissu, comment as-tu connu Asten ?

— J’ai travaillé avec lui comme mercenaire. C’était à l’époque où je cherchais à réunir de l’argent pour revenir à la Superficie —expliqua-t-il—. Avant que je ne devienne cuisinier. Cela fait donc… eh bien, plus de cinq ans. Le temps passe plus vite qu’un soupir. Asten est un type sympathique. Des plus sympathiques que l’on puisse trouver de par ces terres.

— Pour le moment, les gens n’ont pas l’air aussi terrifiants qu’on nous les décrit dans les livres d’Ato —dit Aryès.

— Ah ! —s’exclama soudain une voix arrogante—. Eh bien, ici, tous pensent que ceux de la Superficie sont des froussards sans barbe.

Nous tournâmes tous la tête et nous vîmes apparaître le fils du tavernier, imitant la démarche masculine des mineurs. Il ne devait pas avoir plus de douze ans.

— Que les ternians, nous n’ayons pas de barbe ne signifie pas que nous soyons des froussards —répliqua Lénissu, en roulant les yeux—. Mais je dois avouer que tu as l’air d’un garçon courageux. Toutefois, je ne crois pas que tu aies rencontré un seul squelette de toute ta vie. Alors, ne parle pas avec des aventuriers qui savent manier les armes comme si c’étaient leurs propres mains, hmm ?

Le garçon ne sembla pas ébranlé.

— Un squelette ? J’en ai vu des tas. Et des harpies à deux têtes. Et, un jour, je suis même tombé sur un dragon à dards. Sûr que tu n’as jamais vu un dragon à dards, pas vrai ?

— Mille sorcières sacrées, les dragons à dards ne vivent pas dans cette zone —répliqua Lénissu, amusé par l’impertinence de son jeune interlocuteur.

— Eh bien, ici, tout le monde reconnaît que je l’ai vu. C’est pour ça qu’on m’appelle le Chasseur de dragons.

— Ah ? —fis-je, l’air intéressé—. Nous aussi, nous avons chassé beaucoup de dragons. Je me souviens encore de ce dragon de terre…

— Shaedra, ça fait des années, ça —répliqua Aryès—. Parle-lui plutôt du troll.

— Oh, oui, le troll —approuvai-je, avec un grand sourire.

— Et puis quoi d’autre —répliqua le garçon, incrédule—. Tout le monde sait que ceux de la Superficie sont tout abrutis avec ce feu qui leur tape toujours sur la tête. Il n’y a ni trolls ni dragons. Il n’y a que des poules mouillées.

— Je vois que tu as une idée très élevée des sociétés de la Superficie —remarqua Lénissu, en se raclant la gorge et en réprimant un sourire—. Tu es le fils de Skawyn, le tavernier ?

Le garçon sourit, avec fierté.

— C’est cela. Je m’appelle Yélyn. Et ne croyez pas que je méprise ceux de la Superficie. Mais il est clair que ce sont des mauviettes. Sans vouloir insulter.

Je le regardai avec une moue et je perçus le sourire réprimé d’Aryès.

« Il a une fierté pire que celle des gawalts », observai-je.

Syu approuva.

« Ça, c’est une fierté stupide. Pourquoi se vanter d’avoir vu un squelette ou un dragon ? Je suis désolé de te le dire, mais les saïjits des Souterrains sont comme ceux d’en haut. »

Je ne pus que tomber d’accord avec lui.

— Ravi de t’avoir connu, Yélyn —dit Lénissu—. J’espère que nous poursuivrons cette conversation plus tard. Tout de suite, j’ai du travail. Mais tu peux demander tout ce que tu veux savoir sur les trolls à ma nièce et aux autres, ne te gêne pas. Bonne journée à tous. Je serai de retour dans quelques heures.

Je n’osai pas lui barrer le passage, mais j’enrageai de le voir quitter la taverne sans nous expliquer que diable il avait à faire.

— Eh, Yélyn —dit Spaw, tout en attachant soigneusement sa cape verte autour du cou—. Tu ne saurais pas par hasard où je peux trouver un cordonnier qui répare les bottes ?

— Bien sûr. Suis le cercle jusqu’à ce que tu voies une échoppe du nom de Ezastu et Anelet. On y répare toutes sortes de chaussures.

Tandis que Spaw partait faire réparer ses bottes, Yélyn nous proposa de nous faire visiter la ville. Drakvian s’excusa et retourna dans sa chambre, en disant qu’elle allait dormir un peu plus. Aryès, Kyissé et moi, nous suivîmes le jeune garçon.

Il nous fit passer par des escaliers qui conduisaient à des dizaines de ponts suspendus, par où circulaient des mineurs et autres travailleurs. Yélyn nous parla de sa vie à la taverne, de sa sœur, de ses parents, de ses trois frères aînés. Et il parlait de ces derniers avec une particulière admiration.

— Le premier est guérisseur. Le deuxième est un prêtre étiséen. Et le troisième, Chamik, a vingt-six ans et c’est le seul à avoir fiché le camp d’ici pour ne pas revenir. Ou, du moins, c’est ce qu’il a dit quand il est parti à seize ans étudier la biologie à Dumblor. Il a toujours détesté cet endroit —ajouta-t-il, pour toute explication, en signalant d’un geste vaste la cité minière.

— Et il n’est jamais revenu ? —demandai-je.

— Quelquefois. Pour la Cérémonie Familiale. Mais cela fait deux ans que je ne le vois pas.

Et alors, il nous expliqua qu’ici, à Meykadria, il existait une cérémonie où toute la famille se réunissait tous les ans : les arrière-grands-parents, grands-parents, parents et enfants.

— À la dernière Cérémonie Familiale, il y a un mois, nous étions vingt-quatre —raconta Yélyn, pensif, alors que nous redescendions vers le bas de la caverne—. Là-bas, à la Superficie, est-ce que l’on fait aussi des cérémonies ?

— Oh, oui —répondit Aryès—. En réalité, il y a des cérémonies pour tout. Mais il n’existe pas de Cérémonies Familiales, car la famille entière vit dans la même maison et ses membres se voient tous les jours.

— Vraiment ? —s’étonna Yélyn—. Ici, nous respectons l’intimité. Chaque couple a sa maison. Même si elle est petite. —Il fronça les sourcils, pensif—. Mais, à Dumblor, apparemment, il y a des galeries réservées aux grandes familles. Chamik, mon frère biologiste, m’a raconté des choses incroyables sur cette ville.

— Justement, nous, nous allons à Dumblor —intervins-je. J’hésitai et j’ajoutai— : Sais-tu si c’est vrai que les rues s’étendent sur plusieurs étages ?

Yélyn haussa les épaules.

— C’est ce que m’a dit mon frère. —Il resta immobile un moment, pensif, puis il ajouta— : Je dis toujours que j’aimerais rendre visite à Chamik à Dumblor, mais je ne le fais jamais. Mais cette fois… puisque vous allez y aller, est-ce que je pourrais vous accompagner ?

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard, surpris.

— Eh bien… Nous voyagerons avec une caravane, dans une semaine —répondis-je prudemment—. Mais tu devrais en parler à tes parents avant.

— Bah ! Mes parents ? Ils seront sûrement d’accord. Ce sont les premiers à nous dire de quitter ce trou perdu parce que, sinon, nous finirons comme de vieux grognons comme eux —dit-il avec un large sourire.

— Takassa ma yartelé sikinaa —prononça Kyissé posément.

Je regardai la fillette, l’expression interrogatrice, sans avoir compris un mot de ce qu’elle venait de dire. Et comme Yélyn non plus ne parlait pas le tisekwa, nous ne pûmes savoir ce qu’elle avait voulu dire jusqu’à ce que Spaw nous rejoigne à l’entrée de la taverne. Je lui répétai les paroles de Kyissé et Spaw sourit.

— Elle dit qu’elle est ravie parce qu’elle n’avait jamais vu tant de vie.

Yélyn haussa un sourcil, une idée lui passant par la tête.

— Mais… Je croyais qu’on ne parlait pas tisekwa à la Superficie ? La fillette ne vient pas de là-bas, alors, n’est-ce pas ? —demanda-t-il.

— Non, nous l’avons trouvée en chemin —expliquai-je, alors que nous entrions dans la taverne. Là, Lénissu et Asten nous attendaient, assis face à deux brocs de camun.

6 Trésors

Nous passâmes une semaine calme et amusante à Meykadria. Yélyn nous apprit un jeu qui me rappela l’Erlun et nous prenions plaisir à jouer avec lui après le dîner. J’étais étonnée de constater que, tout en menant une vie totalement différente des habitants de la Superficie, ce peuple minier conservait des coutumes et des mots qu’ils héritaient du temps où les elfes noirs avaient colonisé ces terres. Par exemple, on appelait « dîner » le dernier repas de la journée, comme en Ajensoldra. Cependant, on voyait aussi beaucoup de différences.

Quant à leur accent, ils parlaient l’abrianais d’une façon tout à fait compréhensible. En comparaison, les habitants d’Agrilia avaient un accent beaucoup plus prononcé.

Comme Yélyn travaillait à la taverne et ne pouvait pas être libre tout le temps, Aryès, Drakvian, Spaw, Kyissé et moi, nous partions nous promener dans la cité et ses alentours. Là, nous découvrîmes de petits bois, des plantes et des fleurs de toutes sortes, mais, face à mes questions curieuses, Spaw dut avouer :

— Je n’ai aucune idée du nom de ces fleurs et de ces plantes. Je ne suis pas un expert en herbologie. Par contre, ces arbres sont des chênes blancs —ajouta-t-il, en signalant des arbres au tronc énorme et à l’écorce pâle—. Chez moi, on les considère comme des arbres sacrés.

— Et ceux-là ? —demanda Kyissé, en montrant d’un doigt décidé des arbres dont le tronc et les branches grimpaient très haut, le long de la paroi rocheuse.

— Ce sont… —Spaw fronça les sourcils et alors, son visage s’illumina—. Des zorfs. Je m’en souviens parce qu’il y a un… euh… un type que j’ai connu que l’on surnommait Zorf. —En remarquant mon regard interrogatif, il acquiesça, confirmant mes soupçons— : C’était un démon. Assez sympathique. Et un excellent escaladeur…

— Démons ! —souffla alors Aryès—. Ça, c’est un aléjiris ou un tawman ?

Nous nous tournâmes vers l’arbre qu’il indiquait et Spaw fit une grimace.

— C’est un aléjiris. Mieux vaut ne pas le toucher, sinon vous commencerez à vous décomposer. Je ne savais pas qu’ils pouvaient pousser isolés comme ça.

— Ce qui est étrange, c’est que personne ne l’ait coupé —dis-je.

Spaw pouffa, amusé.

— Le couper ? Pour cela, on aurait besoin d’une équipe professionnelle et je doute qu’il y en ait à Meykadria. Ne vous en approchez pas.

— Et ce produit corrosif qu’il sécrète… il pourrait y en avoir par terre ? —demanda Aryès, inquiet.

Je pâlis en pensant que Kyissé et moi, nous étions pieds nus… mais Spaw fit non de la tête.

— À ce que j’en sais, le produit se décompose rapidement une fois qu’il n’est plus en contact avec l’écorce ou la peau. Mais comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas herboriste et peut-être que je me trompe.

Décidément, le fait que la flore change totalement dans les Souterrains était plus qu’inquiétant. Peut-être que Kajert aurait su reconnaître toutes les plantes, me dis-je, en me souvenant que même les maîtres avaient été impressionnés par les capacités en herbologie du caïte. Il avait sûrement lu quelque livre sur les plantes souterraines.

La veille de notre départ, Asten vint nous rappeler l’heure où la caravane se mettrait en marche pour Dumblor. Son fils Shelbooth et lui dînèrent avec nous et un barde du nom de Darshyl, qui formerait partie de la caravane, vint mettre de l’ambiance dans la taverne avec ses chants et son luth. Frundis en demeura atterré et, lorsque je le saisis, pour aller dormir, je fus assaillie par une violente rafale de tambours et de voix graves.

« Si j’avais deux jambes et deux bras, je ferais avaler à cet assassin de la musique son luth et sa voix de renodonte », proféra Frundis, avec véhémence, essayant toutefois d’apaiser sa musique fougueuse au fur et à mesure que nous montions les escaliers.

« Allons, il essayait juste d’animer un peu l’ambiance », répliquai-je, amusée.

« Eh bien, pour sûr qu’il l’a animée. Tous en train de chanter sans aucun ordre. Quelle cacophonie ! C’est une honte ! », déclara-t-il, en soupirant.

« Si tu ne pesais pas autant, je t’aurais emmené avec moi », dit Syu, en apparaissant soudain à côté de moi. « J’ai été jeter un coup d’œil aux champignons qui poussent dehors. Regardez », ajouta-t-il. Il sortit le chapeau d’un champignon et le posa sur sa tête, en souriant comme un singe gawalt fier de sa trouvaille.

Je roulai les yeux.

« Et si ce champignon est mortel ? », lui demandai-je, calmement.

Le singe grogna.

« Yélyn a dit qu’ils étaient sacrés, pas vénéneux. »

« Ou il ne l’a pas spécifié », signalai-je, avec un demi-sourire. « De toutes façons, s’ils sont sacrés, mieux vaut ne pas faire le malin avec ce chapeau ou quelqu’un va peut-être te confondre avec un champignon et aller te replanter avec les autres. »

Le gawalt grimpa sur le lit dès que nous entrâmes dans la chambre. Drakvian était toujours allongée, lisant mes livres, l’air de s’ennuyer.

— Le recueil de chansons est bien, mais ces poèmes de Limisur… —commenta-t-elle, en laissant sa phrase en suspens.

— Je t’avais avertie —dis-je, en laissant Frundis contre le mur et en m’asseyant sur le lit, fatiguée—. La Fille-Dieu a des goûts très subtils.

— Comment vont les réjouissances ? —demanda la vampire—. On entend le tintamarre d’ici.

C’était vrai. On entendait encore les voix des gardes qui allaient participer au voyage. Apparemment, ce n’était pas tous les jours qu’une caravane partait de Meykadria.

— Bien. Pourtant, le bruit n’a pas l’air d’avoir dérangé Kyissé —observai-je, en la voyant plongée dans un profond sommeil.

— Je ne sais pas comment —soupira Drakvian—. Elle a toujours été habituée au silence, même encore plus que moi.

Je m’allongeai sur le lit et j’acquiesçai, méditative.

— En voyant la vie qu’elle a menée, cela m’étonne qu’elle soit aussi joyeuse.

— Et confiante —ajouta Drakvian au bout d’un moment—. Moi aussi, j’ai trouvé très étrange qu’elle ose s’approcher de nous. Et qu’elle nous conduise à son refuge.

Je haussai les épaules.

— Elle devait se rendre compte qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre seule. Et entre les hobbits sanguinaires et nous, je suppose qu’elle n’avait pas beaucoup le choix. De toutes façons, l’important, c’est de ne pas la décevoir. C’est une fillette adorable et c’est merveilleux qu’elle nous fasse confiance.

J’entendis le petit rire ironique de Drakvian.

— Et parce qu’elle a confiance en toi, tu veux l’emmener au château de Klanez, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas où se trouve exactement le château —admis-je—. Mais je sais qu’il est loin d’ici. Ce serait comme faire un voyage d’Ombay à Enzalrei, plus ou moins.

— Et malgré tout, cela te semble une bonne idée ? —insista la vampire, avec curiosité.

— Je ne sais pas. Mais cette petite fille… Il y a quelque chose de magique en elle… Peut-être qu’elle vient réellement de là-bas.

— Quelque chose de magique —répéta la vampire, en se redressant brusquement—. Toi, qui es celmiste, tu parles de magie ?

Je roulai les yeux.

— C’est une façon de parler. Mais, as-tu déjà vu quelqu’un apprendre à contrôler les énergies en lisant des livres ? —Drakvian se rallongea, pensive et, après un silence, j’ajoutai— : Bon, je crois que je vais dormir. Demain, une longue journée nous attend.

— Et avec le visage voilé —grommela tout bas Drakvian, avant de se retourner sur le lit.

— Bonne nuit —lui dis-je, tout en sachant qu’il n’y avait ni nuit, ni jour dans la vie souterraine.

— Bonne nuit, Shaedra —répondit la vampire.

Je bâillai et je caressai la tête de Syu, qui était venu se blottir contre l’oreiller.

« Qu’as-tu fait de ton chapeau ? », demandai-je.

« Je l’ai laissé à Frundis », répondit le singe tout simplement. Je tournai la tête et je vis le champignon posé sur les pétales du bâton.

« Syu… ! », protestai-je, surprise de son comportement.

« Il assombrissait son esprit avec une musique vraiment infâme, alors je l’ai aidé à penser à autre chose. Et, en plus, il s’est fâché avec moi », soupira-t-il, sur un ton de martyr.

Je réprimai un sourire.

« Tu devrais lui enlever ce champignon, Syu. Sinon, il se fâchera davantage. »

Avec un autre soupir, le singe admit qu’il ne voulait pas voyager le jour suivant avec un bâton infernal et il alla faire la paix avec Frundis.

Le temps passait, mais je n’arrivais pas à dormir. J’étais agitée par tant de pensées : Spaw et Aryès s’alarmaient en entendant Lénissu rêver d’assassins, Drakvian était dans une situation très délicate, et nous allions entreprendre un voyage à Dumblor… Je me sentais un peu anxieuse.

Au bout d’un moment, je me levai et j’allai m’asseoir près de la fenêtre. C’était une fenêtre avec une saillie de pierre à l’intérieur et je pouvais y loger sans difficulté, enfermée entre les rideaux et les vitres. Dehors, on distinguait la vaste étendue circulaire parsemée de roches et de champignons. Et au-delà, contre les murs, les pierres de lune illuminaient doucement les maisons et les ponts suspendus.

Dans la rue, on voyait à peine passer quelque ombre et presque tous les flambeaux étaient éteints. Meykadria reposait dans un silence presque complet. On n’entendait plus ce continuel martèlement contre la roche qui retentissait lorsque les mineurs travaillaient. En ce moment, tous dormaient. Et, moi, je devrais suivre leur exemple, pensai-je, en me frottant les yeux, fatiguée.

J’allais me redresser et retourner dans mon lit lorsque je vis soudain une silhouette apparaître derrière le rideau. C’était Kyissé.

— Akaté —murmura-t-elle avec douceur.

Et alors, elle se tourna en arrière. Je suivis son regard et près de la porte entrebâillée, j’aperçus Lénissu.

Je penchai la tête, je pris Kyissé par la main et je m’approchai de lui. Malgré la pénombre, je remarquai son expression grave. Il voulait me parler.

— Dors, Kyissé —chuchotai-je à la fillette, en lui indiquant son lit.

Kyissé remonta sagement sur son lit. Je lui souris. Je replaçai ses couvertures, je l’embrassai sur le front et je m’éloignai.

— Shaeta ? —l’entendis-je appeler dans mon dos.

Mais Lénissu et moi, nous sortions déjà de la chambre. Mon oncle devait vouloir me dire quelque chose d’important, car il me conduisit à l’extérieur du village. Nous parvînmes près des premiers arbres et je vis que Lénissu ne semblait pas vouloir s’arrêter.

— Laisse-moi deviner. Nous partons pour Dumblor avant tout le monde, en éclaireurs et en cachette, c’est cela ? À ce rythme, nous atteindrons Dumblor en quelques heures —fis-je, ironique.

Mon oncle s’arrêta et roula les yeux.

— Bien. Je crois que nous sommes suffisamment à l’écart.

— Oui. Surtout que pas très loin d’ici, il y a un aléjiris —commentai-je.

— Vraiment ?

— Ouaip. Bon, qu’est-ce que tu veux me dire ? On dirait que c’est grave.

— Grave —répéta Lénissu, pensif—. C’est-à-dire… J’ai réfléchi et j’ai décidé de t’avertir de quelque chose.

Son ton m’alarma et mon cœur s’accéléra. Mille idées farfelues me passèrent par la tête en un instant, mais ce qu’il me dit alors me laissa un goût amer dans la bouche.

— Je vous introduis dans la bouche du dragon et ce serait cruel de ma part de ne rien dire. Tu as dû te demander comment j’ai connu Asten. Je l’ai connu lorsque tous deux, nous travaillions comme mercenaires. La plupart du temps, nous patrouillions les chemins entre Jurvoth et Dumblor. Mais un jour, Asten et moi, nous avons décidé d’accepter un travail quelque peu risqué, organisé par les Moines de la Lumière. On nous offrait une bonne récompense et, moi, je savais que cela signifiait que je pourrais retourner à la Superficie. À cette époque, j’économisais à peine un kétale avec mon salaire. Et maintenant tu dois te demander : quel était ce travail ? —ajouta-t-il lentement, plongé dans ses pensées.

— Eh bien, oui, je me le demande —dis-je, patiemment, en voyant qu’il ne poursuivait pas. Il était inédit que Lénissu ait décidé de me parler de ses problèmes et ses paroles m’affectaient plus que je ne pouvais l’admettre—. En quoi consistait ce travail ? —demandai-je finalement.

— Il s’agissait de destituer le Nohistra de Dumblor —répondit-il. Je le contemplai, stupéfaite—. Tu dois sans doute penser que je trahissais les Ombreux. Cependant, des années auparavant, j’avais travaillé avec d’autres confrères contre le Nohistra d’Aefna. Et maintenant, celui-ci me revaut ça en me volant Corde —grogna-t-il—. Je serai franc avec toi. L’unique Nohistra que j’ai connu qui m’inspirait un certain respect, c’était Émariz —commenta-t-il.

— Émariz ? —répétai-je, hallucinée, en me souvenant d’avoir vu cette vieille femme prostrée dans son lit, à l’intérieur d’un taudis—. C’est le Nohistra d’Ato ?

— C’était —rectifia tristement Lénissu—. Elle est morte peu de temps avant que je parte chercher Trikos, l’année dernière. Je serai une des rares personnes qui la regretteront. —J’arquai un sourcil en me rappelant la conversation peu cordiale entre Lénissu et Émariz. Lénissu se racla la gorge—. Bien. Nous étions en train de parler du travail que m’avaient proposé les Moines de la Lumière. J’admets qu’alors, je n’ai pas compris sur-le-champ que l’homme qui me l’offrait était un Moine de la Lumière —avoua-t-il, avec une moue embarrassée—. Je suis donc entré de nouveau au service du Nohistra de Dumblor dans le but de voler des informations qui démontrent des pratiques illégales du Nohistra. Tout cela s’est passé il y a six ans.

— Attends un moment —dis-je, stupéfaite—. Tu as dit que tu es entré au service du Nohistra, de nouveau ? Cela veut dire que tu avais déjà travaillé pour lui ?

Lénissu m’adressa un large sourire coupable.

— J’ai travaillé pour lui lorsque j’étais gamin. Je ne te l’ai pas dit, car cela a un rapport étroit avec l’histoire de tes parents.

Je le foudroyai du regard.

— Je ne comprendrai jamais ta façon de révéler les choses au compte-gouttes —marmonnai-je sur un ton de reproche—. Tu as tant de mal que ça à tout dire une fois pour toutes ?

— Ne changeons pas de sujet —m’avertit Lénissu, en regardant ses ongles.

— Bien sûr —répliquai-je dans un souffle—. De toutes façons, je crois que tu donnes trop d’importance au passé. Dis-moi, ce que tu as fait il y a six ans, quel rapport ça a avec le présent ? À part le fait que tu as rencontré un ami de cette époque…

— Justement. Pendant que j’obtenais des informations compromettantes sur le Nohistra, Asten les fournissait aux Moines de la Lumière.

— Et vous avez réussi à chasser le Nohistra ?

— Malheureusement, je me suis fait rouler comme un imbécile —expliqua-t-il—. Les Moines de la Lumière ne voulaient pas ces preuves pour l’inculper, mais pour exercer davantage de pression sur lui pour des accords commerciaux avec Kaendra. Et maintenant, Asten me demande de l’aider à accéder aux coffres-forts du Nohistra. Le plus gros problème, c’est qu’à présent, Asten est un Moine de la Lumière. Et je n’ai pas l’intention d’aider un Moine de la Lumière, même si c’est mon ami.

Je le regardai, incrédule.

— Asten, le garde, veut voler le coffre-fort du Nohistra ?

— Oui. Mais le coffre-fort du Nohistra de Dumblor n’est pas comme celui d’un aubergiste. Ce sont des pièces entières remplies d…

— D’or —dit une voix—. Des montagnes d’or.

— Shelbooth —murmura Lénissu, en se tournant calmement vers la silhouette qui venait d’apparaître—. À ce que je vois, la fièvre de l’or t’a affecté, toi aussi. —Ses yeux violets brillaient, entre les ombres de la caverne.

Le fils d’Asten avança, la démarche désinvolte, jusqu’à notre hauteur. D’un geste distrait, il écarta une mèche grise de son visage juvénile.

— Mon père m’a tout raconté —dit-il, sans répliquer aux propos sarcastiques de Lénissu—. Et j’ai voulu te surveiller au cas où tu déciderais de disparaître avant de partir à Dumblor.

— Tu nous as épiés, garçon, et cela me déçoit beaucoup —déclara mon oncle, théâtral.

— Toi, tu as fait des choses bien pires —rétorqua Shelbooth.

— Vraiment ?

Le jeune nous observa tour à tour avant de dire :

— Tu devrais être content que mon père te propose une telle chose. Tu n’as pas l’air fortuné. À Dumblor, tu mourras de faim et tes compagnons aussi.

— Parle avec plus de respect, garçon —l’exhorta Lénissu, en fronçant les sourcils.

— Je parle avec réalisme —répliqua Shelbooth—. Si le Nohistra t’a exilé et nous a condamnés Asten et moi à vivre à Meykadria, nous devrions nous venger.

— Amour innocent ! —s’exclama Lénissu, avec un sourire franc—. Tu parles sérieusement ?

— Plus que jamais —affirma-t-il.

— Alors, je devrai dire à ton père qu’il essaie de te donner des leçons de morale. Tu ne sais donc pas que la vengeance est un sentiment odieux qui ne devrait avoir de place dans aucun cœur ? —demanda-t-il, citant sans doute quelque livre didactique qu’il avait lu—. Ceci dit, je te comprends parfaitement et je serais ravi que le Nohistra de Dumblor ait quelques kétales en moins. Cependant, ton père appartient aux Moines de la Lumière et je ne l’aiderai pas.

— Nous sommes des Moines de la Lumière, mais le vol n’a rien à voir avec eux —s’exaspéra énergiquement Shelbooth—. Toi, tu connais toute sa maison et ses coffres-forts.

Lénissu le regarda attentivement et acquiesça avec calme.

— Oui —répondit-il, laconique.

Shelbooth souffla, irrité.

— Tu as fait des choses mille fois plus dangereuses et, avec l’argent que nous gagnerions, nous n’aurions plus à travailler de toute notre vie… —En remarquant le regard las de Lénissu, il secoua la tête, éberlué—. Je te parle de voler un voleur pire que nous. Ce serait faire justice puisque la justice légale ne fait rien… C’est bon —déclara-t-il—. Réfléchis-y pendant le voyage.

— J’y réfléchirai mûrement —assura Lénissu, railleur—. Au point que je serai convaincu d’avoir déjà dévalisé vingt fois le sympathique Derkot Neebensha. L’imagination fait des miracles. Plus que les vols stupides.

— N’essaie pas de m’insulter —fit Shelbooth, susceptible, sur un ton outragé. On voyait que le refus de Lénissu lui avait gâché ses rêves de grandeur.

— Ce n’était pas mon intention. Dommage qu’un garçon si fort et si jeune termine la corde autour du cou —soupira Lénissu, en se croisant les bras.

Shelbooth secoua la tête.

— Tu ne m’empêcheras pas de rêver, quoi que tu dises —affirma-t-il—. Bonne nuit, Lénissu.

— Bonne nuit, garçon. Et fais de beaux rêves.

Pendant que la silhouette de Shelbooth s’éloignait vers Meykadria, mon oncle poussa un profond soupir.

— Mille sorcières sacrées —marmonna-t-il—. Ils vont venir à bout de ma patience. En tout cas, ce garçon sait se dissimuler. Tu crois qu’il est capable d’utiliser les harmonies ?

Je me concentrai et, au bout d’un moment, je fis non de la tête.

— Je ne perçois aucune perturbation énergétique. Le problème, c’est que nous étions trop plongés dans notre conversation. —J’esquissai un sourire et j’ajoutai— : Tu vois, par exemple, tout de suite, si quelqu’un nous épiait, serais-tu capable de t’en rendre compte ?

Lénissu haussa un sourcil et regarda autour de lui. Il poussa un grognement et dit quelques mots en tisekwa qui signifiaient à peu près ceci :

— Que diables fais-tu ici, petite ?

Kyissé, en voyant qu’elle pouvait enfin sortir sans peur, s’approcha de nous, en souriant. Je lui ébouriffai les cheveux, amusée, tandis que Syu, sur son épaule, essayait de s’excuser en disant qu’au moins, il avait tenté de la protéger.

— Demain, Kyissé, ne nous demande pas de te porter —l’avertis-je—. Et toi, Syu, tu vas marcher comme un bon singe gawalt. Pas question de te reposer sur mon épaule. Cette semaine, tu as trop mangé et tu dois garder la ligne —ajoutai-je, sur un ton mordant.

Syu souffla.

« J’ai mangé juste ce dont j’avais besoin, après avoir jeûné pendant des jours. »

Je levai la tête et je m’aperçus que Lénissu nous contemplait avec un sourire en coin. Je me raclai la gorge.

— Alors, Asten et son fils veulent voler l’or du Nohistra de Dumblor —dis-je, pour reprendre la conversation.

— C’est cela. Tout le monde sait que Derkot Neebensha a de l’argent à revendre. Et il l’accumule dans des pièces surveillées par d’autres Ombreux. Et bien sûr, comme j’y ai travaillé étant jeune, je connais parfaitement les lieux et mon aide tomberait à merveille pour Asten. Quand je pense que cela fait plus de deux ans qu’ils songent au coffre-fort de ce Nohistra —soupira-t-il, incrédule—. Enfin, Asten a toujours été un brave homme, mais il n’a jamais brillé par sa prudence.

J’acquiesçai lentement.

— Alors… c’était ça que tu voulais me raconter ? Moi, personnellement, je ne vois aucun problème. Asten et son fils n’ont aucun moyen de te contraindre à les aider.

— Non, ils ne peuvent pas —concéda Lénissu—. Mais… j’y ai réfléchi. Shelbooth a au moins raison sur un point. Nous n’avons pas d’argent.

Je laissai échapper une exclamation, stupéfaite.

— Lénissu ! Ne me dis pas que tu penses accepter… ?

— Non —fit Lénissu, en levant les mains pour m’apaiser—. Je n’ai pas dit que j’allais accepter, simplement, que j’envisageais la possibilité. Bah, oublie ça, c’était une plaisanterie —ajouta-t-il, en voyant mon expression alarmée—. Mais je te préviens qu’en arrivant à Dumblor, nous aurons de sérieux problèmes d’argent.

— Nous travaillerons —répliquai-je—. Et nous trouverons assez d’argent pour revenir à la Superficie par un chemin sûr.

Lénissu arqua un sourcil, moqueur.

— Tu ne voulais pas aller au château de Klanez ?

— Klanezjara —acquiesça Kyissé, enthousiaste, en entendant le nom de son foyer.

Je pâlis.

— C’est vrai.

— Je répète que cela m’étonne beaucoup que cette fillette vienne de là-bas —dit mon oncle—. Elle a dû lire le nom dans un livre et il lui est resté gravé dans la tête.

Moi, je savais que ce n’était pas le cas. Sinon, comment Kyissé avait-elle pu dessiner harmoniquement le château ? Elle devait forcément l’avoir vu.

— Une autre chose —dit Lénissu, en s’arrêtant, alors que nous venions de prendre le chemin du retour. Kyissé s’arrêta entre nous deux, l’air grave, et nous regarda tour à tour—. Je voudrais te parler d’un sujet qui me trouble un peu.

— De quoi s’agit-il ? —m’enquis-je, en me demandant intérieurement si ce n’était pas ce qu’il cherchait à me dire depuis le début. Après tout, l’histoire du Nohistra de Dumblor et d’Asten n’avait rien à voir avec nous… si Lénissu n’écoutait pas ce dernier, bien sûr.

Lénissu inspira et répondit :

— Les démons. Est-ce vrai que les démons sont des démons uniquement parce que leur Sréda est éveillée ? Et cette Sréda… elle ne t’a pas changé le caractère ? Je ne sais pas… tu n’as rien remarqué de bizarre en toi, comme si tu étais possédée par un intrus ?

Ses questions me prenaient totalement au dépourvu.

— Eh bien… J’ai changé de caractère ? Ça, tu devrais le savoir toi aussi. —Je lui souris, moqueuse—. Je n’en sais rien. C’est un peu comme si une autre énergie en plus du jaïpu vibrait en moi, mais ce n’est pas un intrus. Toi aussi, tu as une Sréda, mais elle est endormie. Si je ne la libère pas, je la sens à peine.

— Et… si tu la libères, en quoi te transformes-tu ?

— Tu veux réellement le savoir ?

Avant que Lénissu puisse dire quoi que ce soit, je libérai la Sréda. Personne n’était censé nous épier maintenant, pensai-je. De toutes façons, il fallait être très près pour voir les différences dans la pénombre. Lénissu me regarda, immobile comme une statue.

— Tu vois ? —dis-je, en montrant mes dents pointues—. Je ne change pas tant que ça.

Recouvrant la mobilité, mon oncle tendit lentement une main et toucha une de mes marques noires sur la joue.

— C’est incroyable —murmura Lénissu, en retirant sa main—. Et dire que je pensais qu’un démon était un des pires monstres qui existent au monde.

— Boh, il y a des démons qui pensent la même chose des saïjits —répliquai-je, désinvolte.

Je repris ma forme habituelle. Cela demandait toujours plus de temps et de concentration pour brider la Sréda que pour la déchaîner, mais une minute après, j’étais de nouveau la même.

« On dirait que ta démonstration l’a pas mal affecté », observa Syu, installé sur mon épaule.

Effectivement, Lénissu, une main inquiète sur le front, respirait par à-coups.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je, préoccupée.

— C’est… très lointain. Il y a des années, j’ai vu un démon avec ces mêmes marques —raconta-t-il, alors que je pâlissais graduellement—. Il était tombé dans un trou et il ne parvenait pas à sortir… Il allait très mal et moi… je l’ai abandonné. Malgré ses supplications. Je n’arrête pas de penser à ce garçon depuis que tu m’as raconté toutes ces choses sur les démons. C’est comme si je l’avais assassiné consciemment.

Je le contemplai, incrédule. S’accusait-il de ne pas avoir aidé un démon tombé dans un trou alors qu’il était convaincu que c’était un monstre ? Je comprenais maintenant pourquoi il avait voulu parler avec moi : il avait besoin de consolation et de réconfort.

« Je n’aurais jamais pensé que je dirais ça de l’oncle Lénissu, mais il a besoin d’une bonne dose de leçons », me communiqua Syu, sur un ton de sage.

J’acquiesçai.

— Lénissu, cela n’a pas de sens que tu t’accuses maintenant —dis-je, posément, un peu inquiète de le voir si affecté.

« Qu’est-ce que je peux lui dire d’autre ? », demandai-je à Syu, un peu perdue.

« Eh bien, par exemple, que c’est une loi de la nature s’il y a des gawalts qui ne savent pas sortir d’un trou », répondit le singe.

« Ça, ça ne va pas tranquilliser sa conscience, Syu », assurai-je.

Le singe frotta sa tête poilue.

« Alors, dis-lui qu’il n’y pense plus et que, la prochaine fois, il saura agir avec une plus grande sagesse. »

Je répétai les propos de Syu et d’autres conseils et paroles consolatrices jusqu’à ce que Lénissu semble retrouver son humeur habituelle.

— Tu suis toujours les conseils de Syu ? —me demanda-t-il.

— Je crois que oui —affirmai-je, tandis que Syu acquiesçait de la tête.

— Alors j’essaierai de les suivre, moi aussi. —Il inspira profondément—. Mais il me sera impossible d’oublier cette énorme erreur que j’ai commise.

Je souris.

— Syu dit qu’il ne faut jamais oublier, mais qu’il faut pardonner.

Lénissu souffla, impressionné.

— Tous les singes gawalts sont aussi philosophes ?

« Non. Syu est unique », répondit le gawalt, avec un très grand sourire de singe. Je lui tirai la queue, moqueuse.

— Merci, ma nièce —me dit Lénissu, avec un sourire sincère et gêné à la fois—. Je regrette cet élan émotionnel, mais l’image de cet innocent me rongeait de l’intérieur. Pourtant d’habitude je sais garder les choses pour moi.

— Les nièces, nous sommes là pour ça. —Je souris, moqueuse, et alors je fronçai les sourcils—. Au fait, je crois que maintenant je comprends pourquoi tu parlais d’assassinat dans tes rêves, Spaw et Aryès s’inquiétaient pour toi.

Lénissu pâlit.

— Quoi ? Hum. Bon, nous avons suffisamment parlé de démons et de vols —déclara-t-il—. Allons dormir, sinon nous traînerons les pieds pendant le voyage.

À ce moment, Kyissé me prit la main et, ses yeux dorés interrogatifs posés sur moi, elle demanda :

— Qu’est-ce que c’est témon ?

Je levai le regard vers l’obscurité de la caverne et je soupirai.

— Ça y est, on a gaffé. Kyissé, il vaudra mieux que tu ne prononces plus jamais ce mot.

— Le mot témon ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que les gens me tueraient.

Kyissé resta bouche bée, puis elle acquiesça fermement et elle dit quelques mots en tisekwa. Je croisai le regard de Lénissu. Celui-ci sourit.

— Cette petite me plaît.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— “J’ai vu ton cœur et je sais que tu m’aimes. Les gens n’oseront pas te faire de mal”. Touchant.

* * *

Le matin suivant, nous étions tous prêts pour le voyage. Une caravane d’environ quarante mules chargées de pierre shim défilait devant la taverne. Drakvian, Kyissé et moi, nous nous étions levées les premières.

Nous attendions dehors Lénissu, Spaw et Aryès pour nous mettre en marche. Drakvian et moi, nous commencions déjà à grogner, impatientes, lorsqu’enfin, Spaw et Aryès sortirent de la taverne, le premier examinant une déchirure à sa chère cape verte, le second s’étirant, bâillant et passant une main paresseuse dans ses cheveux blancs. J’allais commenter qu’ils étaient plus lents que Laya lorsqu’elle se préparait à Aefna pour le Tournoi, lorsque Yélyn apparut soudain en courant près d’une mule.

— La caravane part ! —s’écria-t-il, enthousiaste—. La caravane pour Dumblor !

Nous le vîmes disparaître rapidement au milieu des voyageurs.

— Ils devraient l’engager comme crieur public —dit Aryès, moqueur.

— Peut-être que nous allons en avoir besoin pour tirer Lénissu du lit —intervint Spaw—. Il continue à ronfler. Et, pour une fois, il est silencieux comme une pierre.

Nous attendîmes un moment de plus, mais, comme Lénissu n’apparaissait pas, nous décidâmes de le réveiller en lui chantant une sérénade. Cependant, en entrant dans la taverne, nous le vîmes attablé devant une assiette remplie de plusieurs œufs sur le plat, une miche de pain et un filet de viande. Entre deux bouchées, il sourit et nous expliqua, en guise d’excuse :

— Il ne faut jamais voyager le ventre vide.

Peu après, nous nous mîmes en marche.

7 Terre absente

— On appelle ça sbincher, chez nous —expliquait Yélyn, en portant sa main à la poitrine, la retournant et l’écartant brusquement.

— C’est pour défier quelqu’un ? —demanda Aryès.

— Plutôt pour dire à quelqu’un qu’on le méprise —nuança le garçon.

Nous marchions près des mules et descendions une large pente de pierre, qui flanquait une énorme caverne sombre.

— Et ça —Yélyn passa sa main droite devant son visage, sans le toucher, du bas vers le haut—, c’est pour traiter quelqu’un de menteur. Cela peut être sur le ton de la plaisanterie. Par contre, si on le fait avec la main gauche, c’est qu’on lui reproche sérieusement de ne pas dire la vérité.

— Par Ruyalé —soufflai-je—. Et comment fait un manchot ?

— Eh bien, il n’a qu’à donner un coup de pied à celui qui ment —répliqua le garçon, en souriant—. En fait, les gestes ne sont qu’un complément que les gens utilisent de temps en temps. Mais j’ai entendu dire qu’à Dumblor, ils ont plus d’importance qu’à Meykadria. Enfin. De toutes façons, je suis loin de connaître tous ces gestes… Ah, j’oubliais. —Il prit son bras gauche avec sa main droite—. Ça, c’est pour que personne ne vous parle lorsque vous êtes occupés. Et ça —il croisa les bras devant lui avec un sourire en coin— c’est pour faire déguerpir les gens qui dérangent.

Je jetai un coup d’œil à Spaw. Celui-ci suivait la conversation avec peu d’intérêt et je devinai qu’il en savait davantage qu’il ne le laissait paraître. Il nous avait demandé de ne dire à personne qu’il avait grandi dans les Souterrains. Il prétextait qu’il ne voulait pas que l’on s’intéresse trop à lui. Je pouvais comprendre ses réserves, surtout s’il avait vécu dans une communauté de démons. Il valait mieux ne pas risquer d’aborder un sujet lié à ces derniers.

Mais pour nous qui étions totalement ignorants, ou presque, des sociétés souterraines, Yélyn avait une conversation absolument fascinante. Il nous raconta des anecdotes amusantes qu’il avait entendues à la taverne, il nous parla des événements de Dumblor, en nous répétant les paroles de son frère Chamik le biologiste comme si c’étaient les siennes, et il nous apprit même plusieurs trucs pour reconnaître les sortes de roches que nous rencontrions. Ainsi, j’appris à reconnaître la rochelion, qui était une des roches les plus courantes des Souterrains, car, selon Yélyn, il s’agissait de la roche qui créait et libérait l’air pour respirer. Je me doutais que le processus devait être plus compliqué, et Salkysso aurait certainement pu me donner des leçons : il avait toujours adoré les objets aux cycles régénératifs, comme le Nashtag. C’est en pensant à lui, que je ramassai un petit morceau de rochelion pour l’offrir à mon compagnon kal, peut-être dans un futur pas si lointain, me dis-je. En tout cas, j’étais contente de savoir dorénavant identifier la rochelion.

Nous voyagions depuis trois jours, et nous n’avions croisé qu’une bande d’écailles-néfandes qui fut anéantie par les gardes de la caravane. La seule qui était de mauvaise humeur, c’était Drakvian. Elle parlait à peine et chaque fois que je lui demandais si tout allait bien, elle soufflait, haussait les épaules, généralement sans me répondre. Je comprenais qu’elle soit inquiète, mais tant que personne ne voyait son visage ni ses crocs, elle n’était pas tenue de garder le silence. Sa voix, quoiqu’elle m’ait toujours paru un peu discordante, ne pouvait en rien donner le moindre soupçon. Qui aurait pu imaginer qu’au beau milieu d’une caravane peuplée de saïjits et de mules se trouvait une vampire ?

« Et deux démons », fit remarquer Syu.

« Exact », souris-je.

« Et un compositeur de première classe », ajouta Frundis.

« Et un gawalt prodigieux », répliqua Syu, entre ses dents.

« Prodigieux en quoi ? », demanda Frundis sur un ton mordant. « Parce qu’en tout cas, en chant, tu n’es pas précisément… » Il se racla la gorge, en laissant délicatement à chacun interpréter librement son opinion sur les capacités musicales de Syu.

Le singe gawalt, qui, faute d’arbres, avait décidé de se promener de mule en mule, laissa échapper un ébrouement et la mule sur laquelle il se trouvait l’imita plus bruyamment.

« Les deux sons m’ont paru assez semblables », observa Frundis sur un ton scientifique.

Syu feula et l’un des conducteurs de la caravane jeta un regard inquiet sur l’animal de charge, tandis que le singe sautait discrètement sur mon épaule.

« Je reconnais que les gawalts sont meilleurs coureurs que chanteurs. Et j’admets que je préfère voyager avec toi que sur une mule », me dit-il finalement, sur un ton enjôleur. « Je peux ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

« Tu peux. »

* * *

Nous nous arrêtâmes une fois arrivés au bas de l’énorme pente. La roche se transforma en sable pâle et fin.

— Ici, avant, il y avait un lac —expliqua Asten, en voyant que nous observions le sable, étonnés—. Mais une faille s’est ouverte et l’eau s’y est infiltrée. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un ruisseau.

De fait, on entendait le bruit cristallin des eaux contre la roche et nous ne tardâmes pas à trouver la petite source. Cette étendue de sable était totalement dépourvue de végétation. Et, près de la source, nous ne vîmes qu’une petite plante qui causa sensation parmi les gens.

— C’est une shaldia —nous dit Yélyn, alors que les autres réalisaient un geste étrange, portant le poing sur leur front—. C’est la plante d’Islimya.

— Islimya ? —répétai-je, en essayant de me souvenir. Le nom me disait bien quelque chose, mais…

— C’est la déesse de la Mort —me chuchota Aryès.

J’écarquillai les yeux, tandis que Yélyn secouait la tête.

— C’est réconfortant de penser que tout le monde ne connaît pas Islimya —déclara-t-il, railleur.

— Et, pour les étiséens, voir une shaldia signifie quelque chose ? —m’enquis-je, intriguée.

Yélyn haussa les épaules.

— Les prêtres utilisent la shaldia pour communiquer avec les Grands Esprits et leur demander conseil —répondit-il—. Mais, pour ceux qui ne sont pas prêtres, voir une shaldia… n’augure rien de bon. Beaucoup de légendes le prouvent. C’est pour ça que les gens font ce geste —dit-il, en portant le poing à son front—. Pour se protéger des malheurs.

Impressionnés par la shaldia, tous les caravaniers et les gardes refusèrent de boire l’eau de la source et nous continuâmes à utiliser les outres. J’ignorais si cette croyance avait ou non quelque fondement, et, par prudence, je suivis leur exemple.

Lénissu nous rejoignit pour manger, après avoir parlé avec Asten. Il semblait agité lorsqu’il déclara :

— Dans deux heures nous arriverons à la caverne de Dumblor. Et dans cinq, nous serons dans la ville.

Je vis un éclat aventurier briller dans les yeux de Yélyn. Le voyage semblait avoir stimulé encore davantage son envie de parler et nous passâmes tout le repas à écouter une des légendes qu’il avait entendues de la bouche d’un vieil homme qui, d’après lui, avait voyagé dans tout le monde et connaissait toutes les civilisations. Ensuite, je lui racontai la légende de l’épée de Leshlel, qui était l’une des plus connues à Ato, car le héros était un jeune d’Ato, au cœur bon et vaillant, qui, dans sa vieillesse, était devenu Mahir. Et, au fur et à mesure, Frundis intervint dans ma tête pour compléter l’histoire avec quelques détails que je dus ajouter pour le satisfaire.

Deux heures après avoir repris la marche, nous débouchâmes effectivement sur une immense caverne qui me laissa abasourdie. La lumière était présente partout, sur les roches, les murs et sur les innombrables colonnes qui partaient du sol et s’élevaient jusqu’au lointain plafond… et des nuages de kéréjats volaient et illuminaient leur sillage d’un éclat jaune. C’était une véritable forêt de roche.

— Impressionnant —souffla Yélyn, émerveillé—. Il n’y a pas de mot pour décrire ça.

Kyissé, saisie d’appréhension, prit la main d’Aryès, et dit :

— Ch’ai peur.

Je n’étais pas encore parvenue à lui apprendre à différencier certains sons, comme les « ch » et les « j » ou les « d » et les « t ». Par contre, une bonne chose, c’était que Kyissé commençait à s’efforcer de parler abrianais.

Face à l’affirmation sincère de Kyissé, Aryès essaya de lui insuffler du courage et il lui assura qu’elle ne risquait rien. Parfois, Aryès pouvait adopter un ton réellement convaincant, pensai-je, en souriant.

Les mules continuaient d’avancer à un rythme plus lent. Elles étaient nerveuses. Au bout d’un moment, je m’aperçus que des créatures rôdaient autour de nous, sans oser nous attaquer. J’essayai de les compter, sans y parvenir, car elles bougeaient rapidement. Une silhouette à quatre pattes apparut un instant sous la lumière des flambeaux avant de disparaître en courant entre les roches et les ombres.

— Ce sont des hawis —murmura Spaw, en voyant mon expression—. Ils ressemblent aux tigres des neiges, mais ils sont noirs avec des rayures grises et ils sont plus petits. Et plus rapides.

— Ils pourraient nous attaquer ? —demandai-je.

— Je ne crois pas. Ils sont trop prudents pour s’en prendre aux saïjits. Les créatures qui vivent près des portails funestes sont bien plus dangereuses —m’assura-t-il.

J’acquiesçai, mais je ne me sentis pas plus tranquille.

— Tu as dit tigre des neiges ? —dis-je alors, étonnée—. Tu veux dire que tu as déjà vu un tigre des neiges ?

Spaw fit une moue et acquiesça.

— Une fois. Dans les Hautes Terres. Mon ancien maître en avait apprivoisé un.

Je le dévisageai, sidérée.

— Il l’avait apprivoisé ? —répétai-je—. Mais… J’ai déjà vu des dessins de ces tigres. Ils sont énormes. Avec des crocs terrifiants…

— Oui. Mais ce tigre était spécial. C’était comme son fils. Je sais que c’est difficile à comprendre —poursuivit-il, en roulant les yeux—, mais mon maître adorait les animaux dangereux.

— C’est de là que te vient le goût des expériences dangereuses ? —demandai-je innocemment, en faisant allusion à la potion qu’il avait bue à Aefna par simple curiosité.

— N’exagérons rien —répliqua Spaw sur un ton léger—. Je suis encore vivant, pour l’instant.

On entendit un hurlement semblable à celui d’un loup qui se répercuta entre les colonnes.

— Pour l’instant —soulignai-je.

Le plafond de la caverne était très irrégulier, parfois il n’avait que quelques mètres de hauteur, d’autres fois on ne le distinguait même pas tellement il était loin ; d’autres fois encore, des stalactites aux formes étranges et extravagantes décoraient l’endroit. Il y avait différentes couleurs de roche : blanc brillant, bleu marine, vert émeraude… Yélyn avoua qu’il n’avait jamais vu une telle variété de roches et, pour une fois, Lénissu nous prouva qu’il avait vécu des années entières dans les Souterrains en nous nommant tous les types de roche.

À un moment, nous dûmes faire un détour prudent pour éviter le cadavre d’un ours énorme qui était dévoré par toute une troupe de harpïettes. Leurs cris aigus me donnèrent des frissons jusqu’à ce que nous cessions de les entendre.

Dans cette caverne, il était impossible de s’arrêter pour se reposer, étant donné le nombre de créatures dangereuses qui transitaient. Aussi, nous continuâmes sans une seule pause. Je suivais la file de mules, tout en observant comment les caravaniers nous faisaient éviter les zones où proliféraient les stalactites, les voies sans issue, les tanières et tous les endroits d’où nous n’aurions probablement pas réussi à sortir vivants. Alors, je m’aperçus que la tête de notre caravane s’était étrangement illuminée. Je compris pourquoi lorsque, en arrivant à l’angle d’une roche, je vis un immense mur entièrement fait de pierre de lune qui projetait une lumière intense. Et, au pied de cette paroi, se trouvait Dumblor.

Nous marchions à présent sur un large chemin régulier, bordé de colonnes sculptées qui représentaient les bustes de personnes et d’animaux.

— Ce sont les demi-dieux et les dieux —dit Yélyn, heureux de les avoir reconnus—. Celui-ci, c’est Pel. —Il signala un homme à la tête de poisson—. Et celle-là, c’est Kalunzas —ajouta-t-il—. La déesse du Savoir.

Il énuméra les dieux au fur et à mesure que nous avancions et un caravanier, exaspéré, lui demanda de se taire.

— Cesse donc d’embêter les gens, Chasseur de dragons. Si ces étrangers veulent se convertir à la religion étiséenne, c’est leur problème, mais, par tous les dieux, tu parles comme si tu avais la langue en feu.

Yélyn s’empourpra, il se tut et continua à observer en silence les colonnes et la ville.

Entre les colonnes, je vis suspendus des sortes de fils blancs qui s’embrouillaient comme une toile d’araignée. Je pâlis. Ces fils n’étaient-ils pas effectivement ceux d’une araignée géante ? Mais, à en juger par leur état, ils semblaient abandonnés depuis longtemps.

Syu s’agita sur mon épaule. « Ces lianes ne sont pas comme celles des arbres, mais elles pourraient servir. On fait une course ? »

Je me mordis la lèvre, pensive. Il est vrai que, si ces fils étaient résistants, cela pouvait donner lieu à des courses intéressantes, mais…

« Un autre jour », lui dis-je. « Maintenant, tous les caravaniers nous regarderaient. Et ils ne nous prendraient pas au sérieux. »

« C’est toi qu’ils ne prendraient pas au sérieux, parce que tu perdrais la course », fit remarquer Syu, avec un petit rire sarcastique.

« Un autre jour », répétai-je.

Syu poussa un soupir et quitta mon épaule pour aller explorer tout seul cet enchevêtrement de fils. Je fus inquiète de le voir s’éloigner autant et je fus tentée de lui dire de revenir. Cependant, je me retins.

« Fais très attention », lui dis-je.

Nous passâmes près de deux tours de garde avant d’entrer à Dumblor. Syu vint me rejoindre à cet instant et je remarquai le regard méditatif de Shelbooth en voyant surgir le singe.

Le jeune elfe s’approcha de moi et me demanda :

— C’est vrai que tu connais les arts celmistes ?

— Euh… oui. Un peu —dis-je, avec modestie, alors que je les étudiais depuis toujours.

— Parfois… —il hésita—, on dirait que le singe et toi, vous communiquez, d’une certaine façon.

— Oui. Par la bréjique —mentis-je.

Les yeux de Shelbooth s’illuminèrent.

— La bréjique ! On dit que c’est une des énergies les plus difficiles à contrôler.

— C’est vrai —dis-je—. Quoique l’énergie orique ne soit pas du tout facile non plus. Moi, je contrôle à peine la bréjique. Je ne saurais pas comment lancer un sortilège bréjique pour communiquer mentalement avec d’autres personnes.

— Et… tu arrives à comprendre les pensées du singe ? —s’émerveilla-t-il.

— Oh, oui, et certaines m’ont ouvert l’esprit —avouai-je avec franchise.

« Arrête de parler de moi », fit Syu, avec exaspération, mais flatté tout de même.

Alors je posai des questions à Shelbooth sur Dumblor et celui-ci oublia le singe. Au bout d’un moment, Syu demanda :

« C’est vrai que je t’ai ouvert l’esprit ? »

On voyait qu’il avait tourné et retourné la question dans sa tête. Un sourire se dessina sur mon visage.

« Personne, à part toi, ne pourrait me donner des leçons aussi édifiantes », lui assurai-je.

« Oh », fit-il, tout content.

« Elles ne sont peut-être pas gawalts, mais mes leçons aussi sont édifiantes », intervint Frundis, légèrement jaloux.

Et, alors, il entonna une fable morale avec un accompagnement de piano et de violon, tandis que nous parcourions une large rue illuminée, qui passait sous de nombreux ponts et qui était bondée de monde.

8 Le Mage bleu

Assise sur le rebord de la fenêtre du couloir, je contemplai la ville avec fascination. J’étais montée au dernier étage de l’auberge du Mage bleu, où nous logions et, de là, je pouvais voir le compliqué réseau de ponts de pierre blanche et de rues et ruelles pavées et superposées. Les maisons étaient toutes très différentes, tant par la couleur que par la structure. Certaines avaient même des murs curvilignes et d’autres ressemblaient à des tours. Il n’y avait pas une seule maison en bois. Par contre, il y avait des parcs avec des arbres et une herbe bleue plus pâle que celle que nous avions foulée dans la caverne sous le Labyrinthe.

J’entendis une exclamation de colère et je me retournai, les sourcils froncés. Une porte s’ouvrit violemment et je vis sortir en pestant un jeune nain très élégant qui se dirigea vers les escaliers à grandes enjambées. Quelques secondes après, un humain vêtu de noir sortit à son tour. Il observa le nain s’éloigner dans le couloir avec un petit sourire malveillant. Soudain, il se tourna vers moi et ses yeux de corbeau me toisèrent de la tête aux pieds.

— Tu épiais notre conversation ? —s’enquit-il, l’œil scrutateur. En entendant sa voix rauque, j’eus envie de me racler la gorge.

— Non —répondis-je, totalement interdite.

L’humain arqua les sourcils et, sans rajouter un mot, il fit demi-tour et rentra dans sa chambre. Je supposai que cet humain ne devait pas s’occuper d’affaires très légales et, avant qu’il n’ait l’idée de ressortir, je me dépêchai de descendre dans la chambre que nous louions depuis plusieurs jours. Mais je ne trouvai que Kyissé, plongée dans un profond sommeil. Je fronçai les sourcils. Je ne m’étais absentée qu’une demi-heure et tous étaient déjà partis, laissant Kyissé toute seule… Alors, la porte s’ouvrit et Aryès souffla, soulagé de me voir.

— Je t’ai cherchée dans tout l’édifice —se plaignit-il, en haletant—. Où étais-tu ?

« Oui, où étais-tu ? », demanda Syu, faisant écho à sa question et franchissant la porte à toute allure pour s’arrêter devant moi et me regarder, les bras croisés.

Je pris une mine coupable.

— Au dernier étage. Je regardais par la fenêtre. Le monde est tombé sans que je m’en rende compte ?

— Le monde, je ne sais pas, mais Lénissu nous a demandé de lui donner un coup de main.

— J’admets que ce n’est pas courant —avouai-je, en me frottant le cou—. Quels problèmes a-t-il à présent ?

— Je ne sais pas. Il nous a demandé de tous nous rendre à un local du nom de Zraybo.

Je jetai un coup d’œil vers Kyissé et je levai les yeux au ciel. Je pris Frundis, je communiquai avec lui quelques secondes et je le posai entre les mains de la fillette. Doucement, elle ouvrit les yeux.

— Bonjour, petite marmotte —lui dis-je—. Tu viens avec Shaeta et Aryès ? —ajoutai-je en lui tendant la main.

Kyissé acquiesça énergiquement et me prit la main. Son cœur brillait d’innocence et de confiance et je me demandais parfois si, d’une certaine façon, elle n’était pas en train de nous ensorceler.

* * *

— Nettoyer ça ? —fit Spaw, à la fois scandalisé et incrédule.

Nous étions dans une cour déserte et, devant nous, se dressait un édifice de deux étages qui avait tout l’air d’être abandonné depuis des années et qui présentait un aspect lamentable.

— Il s’agit de faire une faveur à quelqu’un qui va nous la rendre —expliqua Lénissu. Mais, vue son expression, l’idée ne semblait pas beaucoup lui plaire non plus.

— Et ce quelqu’un, c’est ce commerçant rondouillard et idiot avec qui tu parlais tout à l’heure, n’est-ce pas ? —s’enquit Drakvian, derrière son voile. Son caractère aigri ne s’était pas amélioré depuis notre arrivée à Dumblor.

— Tout juste. Tout le monde l’appelle le Chercheur-de-noms. Si tu cherches une personne, ce type la trouve en quelques jours tout au plus.

— Et nous devons arranger cette maison avant qu’il commence ses recherches ou pendant ses recherches ? —m’enquis-je.

— Je crois qu’il ne commencera pas à chercher tant que nous n’aurons pas terminé —soupira Lénissu—. Malheureusement, je n’ai pas assez d’argent pour payer ses services d’une autre façon. Nous gagnerons cela à la sueur de notre front —déclara-t-il, dignement.

Je roulai les yeux.

— Et comment es-tu si sûr que cet ami que tu cherches se trouve dans la ville ?

Lénissu se racla la gorge, comme si ma question l’embarrassait particulièrement.

— Cela m’étonnerait qu’il soit parti —répondit-il simplement—. À ce que je vois, le Chercheur-de-noms nous a laissé tout le matériel nécessaire pour que nous transformions sa nouvelle acquisition en une maison habitable. Au travail, les amis.

Je grognai.

— Sa nouvelle acquisition ? —répétai-je—. Mais combien d’argent possède cet homme ?

Lénissu prit une mine résignée.

— Crois-moi, je ne lui aurais pas adressé la parole si je ne pensais pas que c’est le seul capable de trouver l’ami dont je parle.

J’adoptai un air sceptique, mais je ne répliquai pas. Nous nous mîmes à l’œuvre. Nous ôtâmes des montagnes de poussière, des objets brisés de toutes sortes de matériaux, nous nettoyâmes de très vieilles armoires et des buffets, nous empilâmes trois énormes sacs de linge usé et moisi et, lorsque le clocher sonna huit coups, ce qui correspondait à l’heure typique du dîner pour les habitants de Dumblor, nous avions déjà fait au moins la moitié du travail, mais, ça oui, nous étions épuisés. Moi, je tenais à peine debout. Aryès avait utilisé des sortilèges oriques pour racler la façade et en détacher mousse et lichen. Spaw avait mal au dos et Drakvian avait fait promettre à Lénissu qu’il lui chasserait quelque bestiole “avec du sang de qualité” comme récompense pour son bon travail. Lénissu, de son côté, s’était assis sur le banc de la cour, devant le tas de détritus, en laissant échapper un long et profond soupir.

— Au moins, aujourd’hui, j’ai évité une conversation improductive avec Asten —mâchonna-t-il, plus pour lui-même que pour nous.

Asten et son fils, Shelbooth, se rendaient au Mage Bleu tous les après-midi pour parler avec Lénissu. Ils opéraient au moyen d’un constant martèlement pour lui soutirer des informations. Ces deux elfes m’étaient de plus en plus antipathiques. Pour fuir leurs conversations ennuyantes, les autres, nous avions pris l’habitude d’aller chez Chamik rendre visite à Yélyn. Le garçon était ravi et il répétait tout ce que lui avait dit son frère, de sorte qu’il avait l’air lui aussi d’un expert en biologie. Plus d’une fois, nous avions eu le plaisir d’avoir une conversation intéressante avec Chamik au sujet de l’étude du morjas. Malheureusement, ce jour-là, nous l’avions passé à nettoyer une maison d’un homme inconnu qui, à en juger par ce que nous en dit Lénissu, semblait s’enrichir des malheurs des autres.

— Revenons à l’auberge —déclara soudain Lénissu, nous sortant de notre assoupissement—. Nous ramasserons tout cela demain.

Nous nous levâmes, fatigués, et nous sortîmes de la cour. Les rues de Dumblor étaient, pour la plupart, assez étroites. Elles passaient sous des ponts et encore des ponts et, parfois, elles étaient couvertes d’un toit de roche sur lequel, sans doute, se situait une autre rue et d’autres étages. Cette ville, en Ajensoldra, aurait été inimaginable. De plus, un tel enchevêtrement de ruelles et de ponts donnait une impression plutôt labyrinthique.

Comme me l’avait assuré Steyra, à l’académie de Dathrun, les villes souterraines étaient peuplées de saïjits : il n’y avait ni squelettes, ni nécromanciens, ni monstres comme je l’avais toujours cru, étant petite. Mais, en tout cas, c’était une culture totalement différente de celle d’Ajensoldra. Les gens étaient moins ouverts et plus réservés, quoique l’on puisse croiser des personnes qui vous fixaient du regard d’une manière intense et dérangeante. Il y avait beaucoup d’elfes noirs et de drows, mais aussi de nombreux nains des cavernes, des humains, des elfocanes, des faïngals et des ternians. Jamais je n’avais vu autant de ternians.

Pour retourner au Mage Bleu, nous dûmes traverser plusieurs rues et descendre de nombreuses rampes et escaliers. Nous passâmes non loin de la Chambre des Laboratoires et de la maison de Chamik. Nous traversâmes de petits marchés, un parc de chênes blancs et même une rivière d’où l’on pouvait voir la Cascade de Dumblor.

— Je ne sais pas comment certains peuvent dire que les villes souterraines sont arriérées —commenta Aryès—. Selon Chamik, ici, il y a des laboratoires de recherche pour tout. On croirait que les dumbloriens sont des fanatiques de la science.

— La seule chose qui leur manque, c’est un véritable soleil —approuvai-je, regrettant l’astre auquel je ne cessais de penser depuis qu’il n’illuminait plus mes jours.

« Et des forêts », compléta Syu. « Mais je reconnais que les colonnes aussi sont amusantes. »

« Et à qui le dis-tu ! », répliquai-je, en me souvenant encore de notre dernière course sur les toits et les terrasses de Dumblor.

— C’est vrai que, dans certains domaines, ils possèdent une technologie très avancée —intervint Spaw—. Ce sont des maîtres en architecture. Et en techniques d’irrigation. Mais, à Dumblor en particulier, je ne trouve pas que la société soit très saine. Les rares fois que j’ai eu à traiter avec les gens de cette ville, ils m’ont donné l’impression d’être très méfiants et peu accueillants.

— Ils avaient peut-être des raisons de se méfier —intervint innocemment Lénissu.

Spaw roula les yeux.

— Se méfier de moi ? Impossible.

Il était curieux de voir que Spaw et Lénissu avaient plus d’un point commun. L’un d’eux était leur côté théâtral. Et je communiquai ma pensée à Syu.

« J’en déduis que, toi, tu n’es pas théâtrale », observa le gawalt, sur un ton railleur.

— Ils sont tous arriérés —grogna Drakvian, de mauvaise humeur, avant que je puisse répondre au singe—. Et intolérants. Qu’ils aillent tous au fleuve se faire cuire des chouettes, avec leurs soupes immangeables.

Nous échangeâmes tous des regards éloquents et je laissai échapper un petit rire.

— On dit « se faire cuire des crapauds », pas des chouettes, Drakvian —rectifiai-je.

— Bah, qu’importe. Tout de suite, pour moi, une chouette ce serait formid…

— Oui, oui, nous le savons —la coupa Lénissu—. Écoute, nous sommes tous fatigués et nous allons dormir, mais ensuite je te promets que je t’apporterai le plus grand régal de ta vie.

Les yeux bleus de Drakvian se posèrent sur lui, avec scepticisme.

— Tu devrais arrêter de promettre des stupidités —répliqua-t-elle—. C’est vrai que j’y suis habituée avec le maître Helith, mais…

— Moi, à ta place, je ne parlerais pas de lui dans cette ville —l’interrompit de nouveau mon oncle patiemment—. À Dumblor, les murs ont quatre oreilles.

— C’est une expression ? —m’enquis-je, intéressée.

— Eh bien… je ne sais pas. Mais ce n’est pas moi qui l’ai inventée.

Peu après, nous arrivâmes à l’auberge. D’autres lui auraient donné le nom de pension. Le Mage Bleu était un de ces établissements qui logeaient toutes sortes de gens : des étudiants, des commerçants et des voyageurs, de jeunes élégants accompagnés de jolies filles, ou encore des gens suspects comme cet homme vêtu de noir que j’avais vu le matin même. C’était comme un village avec des chambres et des couloirs ordinaires illuminés par des lampes de naldren. Nous passâmes par une des entrées et nous arrivâmes devant notre chambre. Numéro quatre-vingt-sept.

Lénissu se tourna vers moi.

— Tu as la clé, n’est-ce pas ?

J’écarquillai les yeux, puis je me tournai vers Aryès. Le kadaelfe ouvrit la bouche, la referma et chercha dans ses poches.

— Euh… —fit-il.

— Aryès, ne me dis pas que tu l’as perdue ? —s’impatienta Lénissu.

— Si tu l’as perdue, je sais déjà pourquoi tu parlais du plus grand régal de ma vie, Lénissu —annonça Drakvian—. Peut-être que tu n’étais pas si loin de la vérité…

Aryès s’esclaffa.

— C’était une plaisanterie. —Il se racla la gorge, en sortant la clé—. Désolé, je sais que ce n’est pas drôle. Mais ma sœur me faisait toujours le coup.

Je roulai les yeux, amusée, tandis que les autres grommelaient tout bas. Une fois entrés dans la chambre, nous sentîmes de nouveau l’épuisement s’abattre sur nous et nous nous contentâmes de manger quelques biscuits que Lénissu avait achetés et du pain avec du fromage avant de nous endormir comme des roches dans nos lits.

* * *

Je me réveillai. J’ouvris les yeux. La chambre était petite, mais il y avait tout de même six lits un peu moisis. Et tous dormaient encore… Lénissu s’agrippait à son oreiller, Spaw avait l’air ne pas avoir bougé d’un pouce, Drakvian dormait les mains sur le ventre, très sage, Aryès semblait être sur le point de tomber du lit et… Je me redressai brusquement. Où était Kyissé ? Le lit était vide.

Je balayai de nouveau la pièce du regard et je soufflai discrètement. Syu non plus n’était pas là. Je saisis Frundis.

« Frundis ! », dis-je, préoccupée.

Le bâton assourdit sa douce musique endormie.

« Que se passe-t-il ? On ne peut plus dormir tranquille », fit-il en bâillant.

« Syu et Kyissé ont disparu », déclarai-je.

« Ils ont dû partir faire un tour, que veux-tu que je te dise », marmonna le bâton. « C’est l’avantage avec un bâton : normalement, il n’abandonne pas son porteur, par contre un singe gawalt… »

« Frundis », dis-je patiemment. « Que Syu soit avec Kyissé est une bonne chose. »

« Hmm. Si tu le dis. »

J’ouvris la porte et je jetai un coup d’œil. Je ne vis personne dans le couloir.

— Shaedra ? —dit la voix de Lénissu derrière moi.

— Kyissé est partie toute seule avec Syu —expliquai-je. Dumblor était une ville dangereuse. Une petite fille de moins de dix ans ne pouvait pas s’y promener toute seule, accompagnée d’un singe gawalt.

— Par tous les démons, ferme cette porte ! —s’écria la vampire, en se cachant sous les couvertures.

— Je vais la chercher —déclarai-je et je fermai la porte derrière moi.

J’étais déjà au bout du couloir lorsque Lénissu et Aryès sortirent précipitamment de la chambre et me dirent de les attendre.

— Elle ne doit pas être très loin —affirma Lénissu, lorsqu’ils me rejoignirent.

Nous descendîmes les escaliers jusqu’à l’une des portes d’entrée et, ne la voyant nulle part, nous décidâmes de nous séparer pour parcourir tout l’édifice et ses alentours. Aryès continua à descendre, Lénissu sortit de l’auberge et, moi, je grimpai aux étages supérieurs. J’arrivai au dernier étage… Et rien. Avec un soupir inquiet, je redescendis et je trouvai Drakvian. Depuis que nous étions à Dumblor, elle avait perfectionné sa tenue vestimentaire pour dissimuler son visage et, maintenant, un voile noir occultait tout son visage, sauf ses yeux bleus. Elle me faisait penser à ces pèlerins provenant des Plaines du Feu que j’avais vus grimper jusqu’au Sanctuaire d’Aefna.

— Rien par là ? —demanda-t-elle.

Je fis non de la tête. À ce moment, Syu apparut, montant les escaliers à toute vitesse sur la rampe.

« Shaedra ! Lénissu te demande de venir. »

Je le regardai, effrayée.

« Il s’est passé quelque chose ? »

Syu m’adressa un grand sourire.

« Kyissé et moi, nous sommes allés dans un parc avec des arbres. Les arbres lui manquaient autant qu’à moi », me révéla-t-il. « Et nous avons rencontré une chèvre », ajouta-t-il, avec une grimace de singe. « Et on dirait que Kyissé s’est entichée d’elle. »

— Kyissé s’est entichée d’une chèvre ? —soufflai-je, très étonnée.

Les yeux de la vampire s’illuminèrent et je lui lançai un regard d’avertissement.

— Quoi ? —répliqua-t-elle—. Je n’ai rien dit.

Cependant, je l’imaginai, derrière son voile, se pourléchant, assoiffée.

Nous partîmes chercher Aryès et Spaw, et Syu nous guida vers l’endroit où se trouvaient Kyissé et Lénissu avec la chèvre. Mais il s’avéra que la chèvre n’était plus là. Kyissé semblait déçue et Drakvian aussi.

— Son propriétaire l’a emmenée —expliqua Lénissu—, et crois-moi, elle est sûrement très heureuse —ajouta-t-il, en donnant de petites tapes réconfortantes à Kyissé sur la tête.

De retour dans notre chambre, nous essayâmes d’expliquer à Kyissé qu’elle devait faire plus attention et qu’à Dumblor, il y avait des personnes aussi méchantes que ces hobbits qui vivaient près de sa tour. Elle sembla avoir compris la leçon, car elle acquiesça plusieurs fois et nous dit qu’elle voulait quitter Dumblor et aller au château de Klanez.

Nous avions terminé de déjeuner lorsqu’on frappa à la porte.

— Oh, non —grommela Lénissu, en ouvrant la porte.

— Tu m’insultes, Lénissu —répliqua Asten—. Aujourd’hui, je ne suis pas venu te parler de ce que tu crois.

Le visage de Lénissu se détendit aussitôt.

— Alors, entre et déjeune avec nous, mon ami.

Lorsqu’il vit nos maigres réserves, Asten se contenta de picorer un biscuit.

— Je ne vais pas retourner à Meykadria —déclara-t-il, à un moment—. Je vais rester ici, à Dumblor. J’ai trouvé un travail comme garde du corps, comme me l’avaient promis les Moines de la Lumière depuis longtemps.

— Oh —fit Lénissu, sans montrer cependant beaucoup de surprise—. Et garde du corps de qui ?

Asten sourit, satisfait.

— De la femme d’un membre du Conseil. Elle a dix-huit ans et elle est délicate comme une fleur. J’ai l’impression que le conseiller m’engage pour que je surveille sa femme. Ce n’est pas le meilleur travail que j’aurais pu trouver, mais ils me paient plus de cent vingt kétales par semaine. —J’écarquillai les yeux. Cent vingt kétales, c’était un bon salaire—. Bon, après, il y a des frais. Car, dans la pratique, je dois payer à son épouse toutes ses petites dépenses. Bien sûr, ces dépenses doivent m’être remboursées en principe —il se racla la gorge, sceptique—. Bon, et vous ? Vous avez trouvé un travail ?

Nous regardâmes tous Lénissu et celui-ci fit une moue, l’air embarrassé.

— On fait ce qu’on peut —répondit-il vaguement.

Asten plissa les yeux, soupçonneux.

— Cela ne me dit rien qui vaille. Tu ne fais rien d’illégal, au moins ?

— Et c’est toi qui me dis ça ! —s’écria mon oncle en riant.

Asten rougit et haussa les épaules, en se levant.

— En tout cas, je voulais que tu saches, Lénissu, que j’ai été très heureux de te revoir. Et si tu as l’intention de rester plus longtemps à Dumblor, n’hésite pas à faire appel à moi si tu as besoin de quelque chose. Tu sais où se trouve le Palais du Conseil.

Lénissu haussa un sourcil.

— Tu y dors ?

— Ouaip. Depuis hier. Comme Shelbooth n’a pas été engagé, il essaie de trouver du travail dans un commerce.

— À dire vrai, je ne vois pas ton fils en train de vendre des chaussures —se moqua Lénissu—. Je suis content que les Moines de la Lumière aient enfin daigné te donner un travail.

Asten le regarda patiemment.

— À Dumblor, si tu ne fais pas partie d’une de leurs confréries, tu ne trouves jamais de travail —lui assura-t-il.

Il prit alors congé et s’en alla.

— Garde du corps. Quelle idée —dit Lénissu. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Il s’aperçut alors que nous avions tous l’air d’attendre quelque chose et il se leva d’un bond—. Allez, bougeons-nous. Il nous reste du travail à faire pour arranger la chère maison du Chercheur-de-noms.

Nous finîmes de nettoyer la maison et de ramasser les décombres. Le jour suivant, le Chercheur-de-noms se mit en quête de l’ami de Lénissu et, entretemps, nous décidâmes de chercher du travail pour assurer notre subsistance : nos réserves de vivres étaient épuisées et nous devions payer quarante kétales par semaine pour la chambre. Ce n’était pas excessif, c’était même incroyablement bon marché, mais, c’était au-dessus de nos moyens. Nous devions trouver quelqu’un qui veuille bien nous engager, quel que soit le travail. Lénissu avait refusé de vendre son épée et il avait fait promettre à Aryès de ne pas se défaire de son cimeterre. Quant à moi, j’avais offert à Yélyn le livre de Wiguy, pour qu’il découvre un peu la culture de la Superficie, car il avait semblé réellement intéressé. Et j’étais sûre qu’il me serait difficile de vendre mon recueil de chansons ou celui de poèmes de Limisur. À moins que je mette en gage les Triplées, ce qui me paraissait tout à fait indigne, je ne possédais rien d’autre d’où tirer de l’argent. Finalement, nous étions tous arrivés à une conclusion : quelqu’un devait travailler.

9 Lanternes rouges

Je me penchai, je ramassai un sac rempli de branches et de feuilles, et je l’attachai à l’une des extrémités de Frundis. Je fis de même avec l’autre sac et je plaçai le bâton sur mes épaules. Frundis commençait à s’habituer à ce traitement, bien qu’il se soit profondément indigné au début.

« On ne m’avait jamais utilisé comme une bête de somme », avait-il grogné le premier jour.

« On ne t’avait jamais utilisé non plus comme balai », lui fis-je remarquer. « Et regarde quel bon souvenir tu en gardes. »

« Un bon gawalt s’adapte aux situations », avait approuvé Syu, avec un petit sourire.

Même si cela ne lui plaisait pas, il valait mieux coopérer pour que sa porteuse ne meure pas de faim. Et malgré tout, nous mangions assez peu. Je n’arrivais pas à comprendre comment les gens pouvaient survivre à Dumblor, si un travail qui prenait des heures et des heures donnait à peine de quoi s’acheter à manger. Pour ne pas parler des conditions qui étaient exécrables. Spaw avait travaillé pendant deux jours dans une taverne et il avait été mis à la porte, sans qu’on lui paie ce qui lui était dû. J’avais eu envie d’aller parler au tavernier et de lui donner mon opinion sur lui, mais Spaw m’avait assuré qu’il l’avait déjà fait et que ce mauvais payeur l’avait même menacé d’appeler la garde. Aryès avait trouvé un travail plus intéressant, mais très mal payé : il se rendait tous les jours dans un Laboratoire celmiste s’offrir comme volontaire pour que les experts étudient les énergies. Lénissu, de son côté, travaillait comme porteur et il avait l’air très sombre depuis que le Chercheur-de-noms lui avait révélé que l’ami qu’il cherchait ne se trouvait pas dans la ville. Quant à Drakvian, elle sortait de temps en temps de la chambre et de Dumblor à la recherche de quelque « chèvre » comme elle avait pris l’habitude de dire.

Nous travaillions depuis deux semaines et nous n’avions pas réussi à économiser un seul kétale. Je parcourais les rues de Dumblor de haut en bas et je rentrais à l’auberge vers six heures, aussi épuisée que les autres. Je commençais à me demander comment il était possible de quitter Dumblor si l’on arrivait dans cette ville sans argent et sans appartenir à aucune confrérie.

J’avais fini de tailler toutes les branches à couper. Il ne me restait plus qu’à porter les sacs à la décharge et à toucher mon salaire. J’essayais toujours de prendre les voies les moins transitées pour ne pas gêner avec mes deux sacs. J’arrivai à destination, j’empochai les cinq kétales que me donna le contremaître et Frundis, Syu et moi, nous prîmes le chemin du Mage Bleu. J’étais sur le point d’arriver, lorsque je vis la porte de la chambre ouverte et je m’arrêtai à quelques mètres, perplexe.

Un ternian que je n’avais jamais vu sortit de la chambre. Avec toute la tranquillité du monde, il emportait nos possessions, compris-je. C’est alors que j’aperçus une autre silhouette qui poussait…

— Démons ! —lançai-je, en comprenant qu’ils emmenaient Aryès et Kyissé.

À ce moment, un des employés chargés de louer les chambres apparut en haut des escaliers et il me signala du doigt.

— Elle aussi est avec eux ! —fit-il.

Je reculai d’un pas, sans trop savoir quoi faire. Tout cela me dépassait. Devais-je m’enfuir ? Devais-je me laisser capturer ? Ces personnes, étaient-elles des gardes de la justice de Dumblor ou étaient-ce des ravisseurs ?

— Que se passe-t-il ? —demanda soudain la voix de Lénissu, dans mon dos.

— Lui, c’est l’homme qui loue la chambre —expliqua l’employé.

— Nous sommes la Garde Urbaine —annonça un homme costaud qui vint me saisir par le bras, l’expression sévère—. On vous accuse d’avoir permis l’entrée d’un vampire à Dumblor et de cohabiter avec lui. Vous êtes en état d’arrestation. Si vous tentez de fuir, vous mourrez.

* * *

Je poussai un immense soupir et je croisai de nouveau les jambes. Menottés par des chaînes clouées au mur, nous étions tous assis dans une sorte de couloir illuminé par une lanterne rouge. Bon, pas tous : il manquait Spaw et Drakvian.

Lorsque Kyissé nous eut raconté ce qu’elle savait, nous commençâmes à comprendre le problème. Apparemment, comme Kyissé s’ennuyait, enfermée dans la chambre, Drakvian avait accédé à faire un tour dans Dumblor. En passant dans une rue déserte, deux hommes les avaient attaquées ; Drakvian avait défendu la fillette avec Ciel et, tandis qu’un des agresseurs partait en courant, effrayé, l’autre avait sorti un couteau. À ce moment, Kyissé s’était enfuie et elle ne put nous donner plus de détails. Je doutais cependant qu’il soit arrivé un malheur à Drakvian, car un agresseur de cet acabit ne pouvait probablement pas être un expert dans le maniement des armes.

Comme la petite avait fui, atterrée, nous ne pûmes pas savoir avec certitude si Drakvian avait tué l’homme ou si elle l’avait simplement blessé… De toutes façons, on ne la recherchait pas pour cela, mais parce que c’était une vampire. Au moins, tout portait à penser qu’on n’avait pas réussi à la trouver. Mais, quel destin réservait-on à des saïjits qui avaient occulté une vampire dans leur propre chambre ?

Je levai les yeux. Lénissu tambourinait sur son genou, pensif. Aryès semblait lui aussi plongé dans ses pensées. Et, une heure auparavant, les gardes avaient emmené Kyissé en disant qu’ils ne pouvaient maintenir ainsi une fillette enfermée dans un cachot. La petite était partie en pleurant et en criant nos noms jusqu’à nous déchirer le cœur. Et pour comble, on m’avait pris Frundis et Syu n’était pas avec moi, car je lui avais demandé de vite se cacher pour qu’il ne soit pas lui aussi capturé.

— Nous n’aurions jamais dû l’introduire à Dumblor —dit brusquement Lénissu, brisant un long silence—. C’était évident qu’un jour ou l’autre il arriverait quelque chose.

— Ce qui est fait est fait —répondis-je avec philosophie—. Maintenant, il faut essayer de convaincre ces gens que le fait d’avoir une amie vampire ne fait pas de nous des criminels.

Lénissu me jeta un regard peu optimiste et je soupirai.

— Au moins, Spaw s’en est bien tiré —observa Aryès.

— Oui. C’est vraiment un démon, celui-là —marmonna Lénissu.

Je souris, amusée. En plus d’être un démon, Spaw travaillait pour Zaïx et il était supposément mon protecteur. Il était certain que je ne lui rendais pas la tâche facile. Peut-être avait-il renoncé à m’aider. Je ne pourrais pas lui en vouloir.

Les heures s’écoulèrent. Nous dormîmes, quoique de manière très inconfortable. Le métal commençait à me brûler les poignets. Sans parler de l’air froid de ce couloir où s’alignaient des chaînes de fer inutilisées sur les murs. Étions-nous les seuls prisonniers à Dumblor ? Où étaient les autres prisonniers ? Avant d’entrer, j’avais pu voir que la prison de Dumblor était très grande et il devait sûrement y avoir d’autres couloirs. Mais dans le nôtre, il régnait un silence de mort.

À un moment, nous entendîmes un bruit de grille. Un homme vint nous apporter à manger. Et quel repas ! Nous avions chacun un pain tout juste sorti du four avec du fromage fondu au milieu et un bol entier de soupe chaude. Nous en riions presque, tellement nous étions réjouis.

— Cela faisait deux semaines que je ne mangeais pas quelque chose d’aussi délicieux —commenta Lénissu alors que le jeune homme reprenait son plateau—. Au fait, garçon, tu ne sais pas par hasard où en est notre affaire ? Nous venons d’entrer en prison par erreur…

Le garçon haussa les épaules.

— Aucune idée. Je ne suis pas garde ni homme de loi. J’apporte à manger aux prisonniers, rien de plus.

— Alors, merci du fond du cœur —dis-je, en joignant les mains en signe de remerciement, tout en soutenant mon pain. Mes chaînes grincèrent sur le sol de pierre et je réprimai une grimace.

Le jeune sourit.

— Bonne chance à vous —répliqua-t-il avant de partir.

Nous mangeâmes en silence, très occupés à mâcher et à avaler. Une fois mon repas terminé, je déclarai :

— Il est clair que l’on vit mieux dans cette prison qu’au-dehors.

— Tu as raison —approuva Lénissu—. La nourriture est bonne. Mais, ce couloir est assez horrible. Ils pourraient nous donner des couvertures.

Nous nous mîmes à parler de Drakvian, des vampires, de Dumblor, des Ombreux et d’autres choses. Nous nous rafraîchissions la mémoire pour ne pas nous ennuyer. Je leur racontai une longue histoire que m’avait apprise Frundis sur la conquête des Souterrains par les Peuples Unis. Aryès parla du Laboratoire dans lequel il avait travaillé ces dernières semaines. Il disait que les chercheurs celmistes semblaient très intéressés par son cas, mais qu’ils l’étaient davantage par celui d’un ternian qui émettait des étincelles et avait inventé une façon de stocker l’électricité dans une sorte de lampe magara qui était capable d’éclairer pendant des jours entiers.

— Ce type est fantastique —nous raconta Aryès, enthousiaste—. Tous les professeurs l’admirent. Ils l’appellent le Génie de la Lumière. Je ne sais pas pourquoi, le premier jour, j’ai eu l’impression que je le connaissais d’avant. C’était une sensation curieuse.

Au fur et à mesure qu’il parlait, un sentiment hybride entre la joie et l’étonnement m’envahissait.

— Aryès —l’interrompis-je soudainement—. Ce Génie de la Lumière… a-t-il été à l’académie de Dathrun ?

Le kadaelfe fronça les sourcils et haussa les épaules.

— Je ne sais pas. J’ai parlé plusieurs fois avec lui et il ne l’a jamais mentionné. C’est une personne sympathique. Il s’appelle Jirio Melbiriar.

Je laissai échapper un gros rire joyeux. C’était incroyable.

— Jirio était dans ma classe, à Dathrun —fis-je. Aryès et Lénissu me regardèrent, stupéfaits—. Vous ne vous souvenez pas ? Je vous avais parlé de lui, une fois, et je vous avais dit combien il était bizarre et sympathique. Il a été expulsé de l’académie parce qu’on le considérait dangereux, car il ne savait pas contrôler ses flux d’énergie. Mais… comment se fait-il qu’il soit à Dumblor ? Que je sache, son frère, qui est un descendant des Rois Fous, vit en quelque part près de la Forêt des Cordes.

— Un descendant des Rois Fous ? —souffla Lénissu.

— Mille démons, bien sûr ! —s’écria Aryès. Ses yeux s’étaient illuminés—. Je savais bien que cette histoire me disait quelque chose. Il m’a dit qu’il venait de la Superficie. Dommage que je ne t’aie pas parlé de lui plus tôt.

— Attends, attends —dit Lénissu, les sourcils froncés—. Tu as dit “descendant des Rois Fous” ?

Je le regardai, étonnée.

— Oui… En fait, son frère Warith a hérité la fortune des Rois Fous par son père. Je ne comprends pas comment diable Jirio se retrouve dans un Laboratoire de Dumblor —ajoutai-je pour moi-même.

— Hum. Intéressant —murmura Lénissu, méditatif.

Je plissai les yeux.

— Cela signifie que tu sais quelque chose que tu ne nous dis pas —commentai-je, en essayant de contenir mon ton moqueur.

Lénissu roula les yeux.

— Bon, je vous dirai une chose. Le sujet des Rois Fous est réellement très polémique pour certains. Ce Warith dont tu parles, je l’ai vu une fois. Il est complètement fou.

— Oui, mais Jirio ne l’est pas —protestai-je.

— Bien sûr. Je n’ai jamais dit le contraire —m’apaisa patiemment Lénissu—. Écoute, puisqu’il semble que l’on ne va pas nous pendre pour le moment, je vais vous expliquer l’histoire des Melbiriar et des Neyg. —Nous acquiesçâmes et nous nous préparâmes à l’écouter attentivement—. Il y a plus d’un siècle, lorsque l’avant-dernier Roi d’Éshingra mourut, la fortune revint entre les mains du fils bâtard après une série de machinations —nous raconta-t-il—. Cet héritier Melbiriar perdit le trône, comme vous le savez, au cours de révoltes, mais il ne perdit pas son patrimoine et il créa un Conseil. Ce fut l’un des créateurs des Communautés. Et maintenant, ceux qui détiennent sa fortune, sont ses descendants, c’est-à-dire Warith, que ses amis spolient à force de flatteries. Normalement, cette fortune, selon la loi, aurait dû être héritée par le fils légitime, Keldan Neyg —nous expliqua-t-il—. Mais il était né aveugle, le pauvre, et beaucoup prétextèrent alors qu’il était intolérable d’avoir un Roi Aveugle. Aussi, ils essayèrent d’inverser l’histoire et de prouver que le fils bâtard était Keldan Neyg. Mais la vérité ne tomba pas dans l’oubli et il existe une rumeur selon laquelle, aujourd’hui, en quelque part, un Neyg, le véritable héritier, viendra restaurer le Royaume d’Éshingra et mettra fin à la situation insoutenable des Communautés. —Il sourit en nous voyant si attentifs—. Je suis un bon narrateur, n’est-ce pas ?

— On dirait Frundis —approuvai-je, amusée.

— Alors, je ne comprends pas. —Aryès secoua la tête—. Pourquoi Jirio travaille-t-il dans ce laboratoire s’il est si fortuné ? Vraiment, je ne comprends pas.

— Jirio et Warith ne s’aimaient pas beaucoup —expliquai-je.

— C’est difficile d’aimer un fou —approuva Lénissu—. Mais poursuivons. Tout cela a une étroite relation avec une personne que vous connaissez.

J’arquai un sourcil.

— Toi ?

Lénissu s’esclaffa.

— Non. Je ne m’implique pas dans ce genre d’histoires, non. Je parle d’Amrit Daverg Mauhilver. Et de la Gemme de Loorden.

Je le contemplai fixement. Je dus reconnaître que je ne m’attendais pas à ce qu’il parle de sieur Mauhilver et de la Gemme de Loorden.

— Quelqu’un a-t-il trouvé la Gemme ? —demandai-je. Après tout, peut-être que la lettre que j’avais envoyée à Amrit, l’hiver précédent, n’avait pas été totalement inutile. Peut-être que ces quatre voyageurs humains qui étaient entrés au Cerf ailé possédaient effectivement la Gemme de Loorden…

— Pas si vite —répondit Lénissu—. La Gemme, comme je t’avais dit, appartenait aux Anciens Rois. Aux Rois Fous. Elle a une valeur inestimable. Surtout si on la donne à son véritable héritier, qui porte le nom de Wali Neyg. —Lénissu semblait se divertir avec toutes ces révélations—. À en juger par ce que j’ai pu apprendre ces derniers mois, cette gemme existe bien. —Lénissu rit, en soufflant et en secouant la tête—. La vérité, c’est que cette histoire est incroyable, mais c’est Darosh qui me l’a racontée et il en sait beaucoup sur ce genre de sujet.

— Les Ombreux aussi cherchent la gemme ? —s’étonna Aryès.

La question sembla amuser Lénissu.

— Si ce que vous m’avez raconté sur Pflansket et les ashro-nyn est vrai, il est plus que probable qu’ils soient déjà en possession de la gemme.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard, ébahis.

— Tu veux dire que Flan a volé la gemme aux ashro-nyns ? —demandai-je—. Et comment les ashro-nyns possédaient-ils une telle gemme ?

— Aucune idée —admit Lénissu.

Je fronçai les sourcils.

— Je me souviens que les ashro-nyns cherchaient l’anneau d’Azeshka, pas la Gemme de Loorden.

Il arqua un sourcil.

— Il est fort probable que la Gemme de Loorden soit incrustée sur l’anneau d’Azeshka —expliqua-t-il.

J’acquiesçai de la tête, songeuse.

— Et pourquoi les Ombreux ont-ils besoin de la Gemme de Loorden ? —insista Aryès.

— Pour la vendre, bien sûr.

— À Wali Neyg ? —m’enquis-je.

Lénissu haussa les épaules.

— À celui qui offrira le plus. Comme je vous l’ai déjà dit, les Ombreux sont devenus une confrérie qui ne pense plus qu’à gagner de l’argent. Ils cherchent des objets de valeur inestimable et ils les vendent. Ils ont des espions partout et ils vendent leurs informations à prix d’or. De fait, nous, les Chats Noirs, ce n’est pas pour rien qu’on nous a envoyés déranger ailleurs, au-delà des Hordes.

J’arquai un sourcil.

— Alors comme ça, les Chats Noirs, vous vous êtes rebellés ?

— Contre le Nohistra d’Aefna —acquiesça Lénissu—. À cause de plusieurs mauvais tours qu’il nous a joués. —Il nous regarda et il sourit—. La vie d’un Ombreux est toujours compliquée.

— Celle d’un démon aussi —lui assurai-je.

Le sourire de Lénissu s’élargit.

— Je suppose. Ici, le seul qui souffre innocemment, c’est Aryès. Cela fait des semaines que nous devrions être à Ato.

— Un jour, nous y arriverons —affirma Aryès, très amusé.

Un jour, sans doute ; si on nous laissait sortir de cette prison et si on nous permettait d’accompagner une caravane en route vers la Superficie…

— Alors, tu crois que les Ombreux pourraient vendre la Gemme à Amrit Daverg Mauhilver ? —reprit Aryès—. Et pourquoi ce Mauhilver voudrait-il la gemme ?

— Parce que, précisément, il travaille pour Wali Neyg.

— L’héritier des Rois Fous —murmurai-je, pensive.

— Exact. L’héritier —approuva-t-il, théâtral—. C’est un gamin de huit ans —précisa-t-il.

— Et où sont les parents de ce Wali ? —demandai-je.

— Disparus —répondit mystérieusement Lénissu—. Il y a une énorme guerre interne entre les différents rois d’Éshingra. Pour ne pas mentionner qu’il y a un autre membre de la famille : Laïda, la sœur de Wali. Mais, selon Amrit, elle ne convient pas comme Reine d’Éshingra. Je ne sais pas si elle est terriblement laide, si elle est folle ou quoi, mais, bien qu’elle ait quinze ans, ils ont choisi de tourmenter le petit Wali.

Aryès soupira bruyamment.

— Ils pensent vraiment améliorer Éshingra de cette façon ?

Lénissu haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Moi, j’ai toujours essayé de me maintenir à l’écart des histoires d’Amrit. C’est un bon garçon, il me fait confiance, et il croit que je peux l’aider. J’ai l’impression qu’il pense réellement que Wali améliorera les choses. Et il a sûrement les moyens financiers et les appuis nécessaires pour obtenir ce qu’il veut.

J’approuvai.

— Tu as bien fait de ne pas te mêler à cela. Frundis dit toujours que les guerres entre rois n’ont d’intérêt que dans les légendes.

— Toutefois, si Jirio est une personne sensée, cela m’étonne beaucoup que certains ne profitent pas de l’occasion pour essayer de gagner des appuis de son côté et de le nommer roi.

L’idée était si saugrenue que j’éclatai de rire.

— Jirio, roi d’Éshingra ? Par Ruyalé, c’est la chose la plus drôle que j’ai entendue de toute ma vie ! —m’exclamai-je, morte de rire.

En entendant mes éclats de rire, un sourire se mit à flotter sur les lèvres de Lénissu et d’Aryès, alors que, dans le couloir, la lanterne rouge continuait de briller.

10 Interrogatoire

— Es-tu étiséenne ?

— Non.

— Alors, quelle est ta religion ?

— L’érionique —expliquai-je, tout en regardant avec appréhension l’elfe noir qui m’interrogeait derrière un large bureau.

— Bien. Jures-tu par les dieux érioniques que tu vas dire la vérité ?

J’arquai un sourcil. À Ato, lors des jugements, on ne jurait jamais : on était censé dire la vérité tout le temps. On ne pouvait pas jurer à la fois par Horojis, le dieu du chaos, et par Nagray, le dieu de l’Ordre. C’était une incongruence.

— Je dirai la vérité —acquiesçai-je.

L’elfe fronça les sourcils et me tendit une feuille.

— Vérifie si les informations sont exactes.

— Merci —dis-je, en prenant la feuille. Je jetai un coup d’œil. Là, figuraient mon prénom et mon nom, écrits correctement. Il y avait aussi ma date de naissance… et les prénoms de mes parents, chacun suivi de leurs deux noms. Mon pouls s’accéléra—. Ce sont les noms de mes parents ? —demandai-je, la bouche sèche.

L’elfe noir ouvrit grand les yeux, surpris par ma question.

— Oui. Tu étais inscrite dans le registre, comme tous ceux qui sont nés à Dumblor.

Je restai sans voix. L’elfe noir dut remarquer mon trouble, parce qu’il demanda :

— Tu crois qu’il y a eu une erreur dans ton identification ? Tu es bien Shaedra Ucrinalm Hareldyn, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, c’est moi. C’est juste que… je ne savais pas que j’étais née à Dumblor. Vous comprenez, je n’ai pas connu mes parents et…

— Je comprends —m’interrompit aimablement l’elfe noir—. Si les données sont exactes, nous pouvons continuer. Je vais te poser des questions et tu répondras avec la plus grande clarté possible.

J’acquiesçai poliment. L’homme joignit les mains et sembla méditer un moment. Dehors, on entendait les voix des gardes qui bavardaient et plaisantaient. Alors, il rompit le silence.

— Comment es-tu arrivée à Dumblor ?

— Avec une caravane qui venait de Meykadria —répondis-je aussitôt—. En réalité, je venais de plus loin.

— D’où ?

— De la Superficie —expliquai-je—. Nous voyagions, mon oncle Lénissu, Aryès et… Kyissé. —Je soupirai en mon for intérieur. Je commençais déjà à mentir. Je n’allais pas mentionner Spaw. Et je n’allais pas lui raconter que nous avions trouvé Kyissé toute seule dans une tour—. Nous venions de Kaendra —poursuivis-je—. Nous avons voulu prendre un raccourci par les Extrades, mais des gobelins nous ont attaqués et nous avons dû fuir par le Labyrinthe. Vous savez, cette zone si dangereuse. Nous avons trouvé des escaliers qui descendaient. Nous avons traversé des tas de tunnels et finalement nous sommes arrivés à Meykadria.

— Vous n’avez pas subi d’attaques dans les tunnels ? —demanda l’elfe, tout en annotant mes affirmations.

— Non.

Il acquiesça, nota quelques mots, puis il se pencha pour attraper quelque chose derrière son bureau et il sortit mon sac orange. J’ouvris grand les yeux, contente de le revoir. Il ne manquait que Frundis.

— Ce sac est à toi ?

— Oui. Je l’ai depuis plus de cinq ans.

— Et ce recueil de chansons ? Il porte ton nom sur la première page. Quelle relation as-tu avec Ato ?

— Je suis élève de la Pagode Bleue —dis-je.

L’elfe noir arqua un sourcil.

— Tu étudies les arts celmistes ?

— Le har-kar, les combats corps à corps —spécifiai-je.

— Oh. Pour quelle raison avez-vous décidé d’aller à Dumblor depuis Meykadria ?

Je haussai les épaules.

— Parce qu’on dit que sortir des Souterrains par les Portails Funestes est très dangereux et nous voulions trouver une caravane qui nous conduise à Kaendra.

— Mais vous n’en avez pas trouvé —conclut-il.

— À vrai dire, c’est que nous n’avons même pas cherché. Nous avions à peine quarante kétales lorsque nous sommes arrivés à Dumblor. C’est une ville chère.

— Depuis combien de temps es-tu à Dumblor ?

Je fronçai les sourcils et je comptai les jours.

— Lorsqu’on nous a arrêtés, nous étions là depuis quinze jours.

— Et, à ce que tu as dit, vous n’avez rencontré de vampire à aucun moment.

Je pâlis.

— Non.

Je me maudis cent fois de ne pas savoir mentir. L’elfe noir se racla la gorge pour me faire comprendre qu’il n’était pas convaincu. Nous nous regardâmes en silence pendant un moment et, tout en sachant que j’agissais mal, je perdis patience.

— Nous sommes des gens honnêtes, inspecteur. Nous ne faisons de mal à personne. Nous ne représentons aucun danger à Dumblor. Contrairement à d’autres.

— Comme les vampires, par exemple ?

— Je ne sais pas, je n’ai jamais pu vérifier si un vampire était dangereux —répliquai-je.

L’elfe noir secoua la tête, il soupira et il écrivit dans son cahier. Son attitude me portait sur les nerfs. Chaque mot que je prononçais m’incriminait-il davantage ?

— Les vampires sont dangereux —affirma-t-il finalement, en posant calmement son crayon sur le bureau—. Nous en avons une preuve tangible. Le jour où nous vous avons arrêtés, il y a eu un assassinat. Un homme de trente-deux ans est mort égorgé par une dague et lorsque nous l’avons trouvé, il ne lui restait pas une seule goutte de sang.

Je sentis mes yeux se remplir de larmes et j’inspirai profondément. Bon, Drakvian avait bu le sang d’un saïjit. Mais ce saïjit avait essayé de les tuer, elle et Kyissé. Où était le problème ? Au moins, l’agresseur avait servi à quelque chose…

— Cela ne te semble pas un crime abominable ? —poursuivit l’inspecteur.

— Bien sûr —bredouillai-je—. Épouvantable. Où est Kyissé ?

La question parut le surprendre.

— La fillette ? Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour elle. À Dumblor, il existe une organisation consacrée spécialement aux enfants abandonnés.

— Kyissé n’est pas une petite fille abandonnée ! —m’insurgeai-je.

— Silence, s’il te plaît —me somma-t-il.

— Pardon —soupirai-je, exaspérée.

— Je ne sais pas comment fonctionne l’érionisme. Mais quand un étiséen perd tout son sang, il est impossible pour son esprit de quitter son corps et il meurt emprisonné pour toujours. C’est un crime terrible.

— Je ne le savais pas —avouai-je.

— La famille du mort a perdu pour toujours la protection d’un esprit et d’un être cher.

Tu parles d’un protecteur !, pensai-je. Le reste de sa famille savait-il qu’il dépouillait et spoliait violemment les gens dans la rue ?

— Explique-moi comment tu as connu le vampire.

Je levai la tête et je soutins les yeux jaunâtres de l’inspecteur.

— Combien de fois dois-je répéter que je n’ai rien à voir avec tout ça ?

L’elfe posa les coudes sur la table et me fixa du regard.

— Nous avons aussi interrogé la fillette dont tu t’occupais. Elle a reconnu qu’une personne du nom de Drakvian lui avait sauvé la vie. Mais elle a aussi dit qu’elle ne savait pas ce qu’était un vampire.

Au moins, Kyissé n’avait pas révélé le pire, me dis-je, optimiste. Le problème, c’est que, maintenant, mon récit ne tenait pas debout. J’avais réellement gaffé et l’inspecteur le savait.

— Peut-être que Drakvian a tué cette personne —dis-je, prudemment—. Je sais qu’elle avait une dague. Mais ce n’est pas une vampire. Le vampire a dû venir après.

— Je n’ai pas besoin que tu me donnes tes hypothèses. Seulement les faits. Tu me dis maintenant que tu connaissais cette Drakvian.

— Bien sûr que je la connais. Nous voyagions avec elle.

— D’après nos informations, il y avait une autre personne —hasarda-t-il.

— Cette personne n’a rien à voir, elle a quitté Dumblor avant que tout cela n’arrive —répondis-je.

— Alors, vous voyagiez avec la vampire.

— Et avec plusieurs nakrus, très sympathiques, qui nous servaient de guides —répliquai-je, sur un ton mordant—. Et au fait, il y avait aussi un démon et trois harpies. J’avais oublié de les mentionner, mais j’ai cru que c’étaient des détails.

— Je te prie de rester calme —me dit l’inspecteur, en voyant que je perdais les nerfs.

J’inspirai profondément. Je me sentais vraiment mal. Je m’imaginais déjà le visage déçu de Lénissu lorsque je lui raconterais cette conversation.

— Réponds à la question —me demanda-t-il au bout d’un moment.

— Non. Nous ne voyagions pas avec une vampire —déclarai-je—. Nous voyagions avec deux personnes que nous avons trouvées dans une caverne. Elles vivaient dans une tour. Elles nous ont sauvé la vie quand nous avons été attaqués par une bande de nadres rouges et lorsqu’elles ont voulu voyager avec nous, nous n’avons pas pu refuser. En plus, cela nous apportait du renfort.

L’elfe noir avait commencé à sourire et je le foudroyai du regard.

— Bon, d’accord —dis-je—. Inventez l’histoire que vous voulez. Mais je vous le répète, je suis une personne honnête. Et cela m’ennuierait beaucoup qu’une ville comme Dumblor, avec tant de prestige, me condamne pour être honnête.

— Honnête mais menteuse —rétorqua l’inspecteur. Il soupira et se leva—. Bien. Je crois que nous en resterons là pour cette déclaration.

— Qu’allez-vous faire ? —demandai-je, inquiète.

— Lever le voile sur ce mystère —répondit-il simplement. Il appela un garde et prit congé avec ces mots— : Cela me paraît incroyable qu’une terniane aussi jeune que toi et, en plus, pagodiste d’Ajensoldra, ait des relations avec une vampire. Mais ta déclaration m’incite à penser le contraire —ajouta-t-il.

Avec un frisson, je joignis les mains et je le saluai.

— Une autre chose, inspecteur —dis-je—. Je crois qu’à mon âge, j’ai appris à distinguer le bien du mal, contrairement à d’autres, et je suis sûre de ne pas me tromper lorsque je dis que je suis totalement innocente.

Sur ce, je suivis le garde à travers la salle principale du quartier général.

* * *

— Pourquoi tu ne m’as jamais dit que j’étais née à Dumblor ? —demandai-je, hallucinée.

— Parce que je ne le savais pas —souffla Lénissu—. Lorsque tu es née, j’étais à la Superficie. C’est arrivé pendant l’exil que le Nohistra de Dumblor m’avait imposé.

— Hum. Sur la fiche, j’ai même vu le numéro de la maison où ils vivaient autrefois. Et j’ai même vu que mon père travaillait comme assistant d’un prêtre. Je ne peux pas le croire.

— Eh bien, c’est vrai —dit Lénissu. Et comme je le regardais, incrédule, il ajouta— : Bon, c’est ce que je crois. Il me semble qu’il a dû travailler pour le Temple, pour aider les prêtres à acquérir des produits à des prix avantageux… Une histoire de ce genre. C’est pour ça qu’il a arrêté de travailler avec moi. Zueryn, malgré la dizaine d’années qui nous séparaient, a toujours été un bon compagnon —ajouta-t-il, avec une sombre moue, se rappelant sans doute que Zueryn n’appartenait plus au monde des vivants.

— Mais… pourquoi vous êtes-vous mêlés de ce type d’affaires ? —fis-je, sans comprendre—. C’est si difficile de vivre sans faire de choses illégales ?

— À cette époque, j’avais toujours vécu dans ce milieu. J’avais l’impression que c’était impossible d’en sortir. Et bon, je n’avais pas une si mauvaise vie. Nous ne faisions de mal à personne. Nous jouions seulement avec les gens fortunés. Mais… c’est vrai que je ne remettais pas assez en question les ordres que me donnait le Nohistra. Depuis, je me suis beaucoup amélioré —m’assura-t-il, en souriant—. Ce n’est pas pour rien que j’ai laissé tomber tout ça.

J’arquai un sourcil soupçonneux.

— Tu as réellement arrêté tout ça ?

Lénissu inspira profondément et roula les yeux.

— Voyons, ma nièce, pourquoi me poses-tu autant de questions si précipitamment ? Avec la belle prestation que nous avons faite devant l’inspecteur, nous allons avoir tout le temps de parler jusqu’à nous en lasser.

— On s’est très mal débrouillé —acquiesça Aryès, découragé.

— Oui —affirma Lénissu, méditatif—. Nous aurions dû être plus judicieux et avoir prévu une version des faits. Mais ne nous décourageons pas. Il nous reste encore un espoir.

Son ton me surprit.

— Quel espoir ?

— Que le Nohistra apprenne que je suis en prison —dit-il calmement—. Parce qu’avant de rester prisonnier toute ma vie, je ne me priverai pas de raconter tous les sombres secrets de cet homme. Il a tout intérêt à nous libérer.

Derrière ses mèches noires, un léger sourire vindicatif sillonna son visage. Je dus reconnaître que, là, Lénissu avait un bon atout dans sa manche. À moins qu’il essaie juste de nous réconforter et que les sombres secrets ne soient que pur verbiage, ajoutai-je pour moi-même.

11 La Fleur du Nord

Le temps passait. Je parlai de nouveau deux fois avec l’inspecteur Shimanda, puis c’est un humain au visage allongé et sombre qui se chargea de nous interroger et, malgré son aspect ténébreux, il sembla être à l’affût du moindre indice pour m’innocenter. Ou plutôt, comme je le découvris après, pour innocenter Lénissu. Nous étions là depuis peut-être deux semaines, à manger comme des rois, à souffrir du froid, et à nous raconter des histoires, lorsqu’ils emmenèrent Lénissu pour une inspection… Et Lénissu ne revint pas.

Au début, je m’étais inquiétée, mais, ensuite, Dananbil, le jeune qui nous apportait les repas, nous avait appris à Aryès et à moi qu’il avait vu Lénissu sortir de la prison sans chaînes.

— Il avait l’air un peu en colère —nous raconta le jeune, tandis que nous mangions—. Mais je crois que c’est parce qu’il espérait qu’on vous libère vous aussi. Si vous êtes tous accusés d’avoir introduit un vampire à Dumblor et que votre compagnon a été innocenté, vous devriez vous aussi être libérés, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai tout en avalant.

— Ça, c’est la théorie —approuvai-je.

— Combien de temps peut-on rester en prison avant d’être jugés ? —demanda Aryès.

Les yeux gris de Dananbil sourirent.

— Des mois —répondit-il—. Et même des années, si l’accusation est grave. Ils peuvent vous embêter encore un moment. Mais, à votre place, je me réjouirais de savoir que votre compagnon a été libéré. Cela signifie que vous avez de puissants alliés en quelque part.

Devant son regard insistant, je levai les yeux au ciel.

— Eh bien, j’espère que ces alliés inconnus ne nous oublient pas.

Dananbil secoua la tête et se redressa.

— Je vous laisse. Les autres prisonniers aussi doivent manger. Bonne chance.

Le jeune elfe prenait toujours congé en nous souhaitant bonne chance. Quand je le vis disparaître à l’angle du couloir, je me tournai vers Aryès.

— On dirait que le Nohistra a décidé d’agir —observai-je.

Aryès acquiesça.

— À moins que ce soit quelqu’un d’autre. Lénissu a des alliés partout.

— Et des ennemis —ajoutai-je.

Les heures passaient, les jours passaient, et rien ne semblait changer. J’étais de plus en plus préoccupée pour Syu, me demandant comment il pouvait survivre dans une ville comme Dumblor. Et je pensais aussi à Kyissé. Et à Drakvian et Spaw. Pour éviter de penser, Aryès et moi, nous ne cessions de parler de bêtises, de légendes, de souvenirs. Nous imaginions ce que nous ferions si nous étions de retour à Ato. Et tandis que nous parlions, je pouvais clairement voir le soleil briller et réchauffer ma peau, alors que, tous deux, nous nous reposions dans un pré proche d’Ato, en regardant passer les nuages…

— Je me rends compte maintenant combien c’est incroyable, un nuage —dit Aryès, rêveur—. Je n’avais jamais remarqué à quel point c’est magnifique d’avoir un ciel au-dessus de nos têtes.

— Moi, quand j’étais petite, j’adorais observer les nuages capturés dans le reflet du Tonnerre —racontai-je, souriante—. Je me rappelle encore comment, Galgarrios et moi, nous courions sur la rive après la classe du maître Yinur et nous passions des heures à délirer et à jouer.

— Galgarrios et toi, vous avez toujours été de bons amis —observa Aryès.

— Oui. Et nous le sommes toujours. Sauf à une certaine époque —me rappelai-je, un peu gênée—. Lorsque j’avais eu l’idée de le comparer avec Aléria et Akyn. Son comportement m’irritait parce qu’il n’était pas comme celui des autres. Autrefois, j’étais moins gawalt que maintenant —avouai-je.

Aryès sourit.

— Je suppose qu’on ne peut pas naître gawalt, sauf les propres gawalts, bien sûr —répliqua-t-il, amusé.

Nous ne distinguions plus l’écoulement du temps, si ce n’était grâce aux visites régulières de Dananbil. Le nouvel inspecteur cessa de nous interroger et, bien que parfois nous remarquions mutuellement notre désespoir, nous essayions de parler avec calme et entrain. Au moins, nous étions ensemble et nous pouvions nous réconforter l’un l’autre. Je commençai à enseigner le har-kar à Aryès, pour entretenir nos muscles en ces journées d’inaction. Les chaînes nous empêchaient de nous lever complètement, mais, cependant, l’exercice nous fit du bien et nous arracha plus d’un éclat de rire : Aryès, quoiqu’il ait assisté plus d’une fois au cours de har-kar du maître Dinyu, était un vrai désastre. Plus d’une fois, il faillit tomber, mais son habileté orique lui permit d’éviter plusieurs chutes contre la pierre. Et entre temps, la lanterne rouge continuait de briller dans le couloir, en face de nous. Je n’avais pas vu Dananbil la changer et je me demandai combien de temps pouvait durer une telle lampe.

Un jour, deux gardes vinrent avec un nouveau prisonnier. Ils l’attachèrent à quelques mètres seulement de nous. L’un des gardes, une humaine, nous salua de la main, une expression sardonique sur le visage.

— Bonjour, prisonniers. Depuis combien de temps êtes-vous là, par curiosité.

En remarquant son sourire cruel, j’éprouvai aussitôt une grande antipathie.

— Hein ? Combien de temps, prisonniers ? —insista-t-elle, en souriant davantage.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard interrogatif et je haussai les épaules.

— Nous ne le savons pas.

— Ah ! Vous ne le savez pas. Eh bien, nous vous amenons un horloger. Profitez-en bien.

L’autre garde foudroya sa compagne du regard, mais il ne fit aucun commentaire. Ils s’éloignèrent en silence.

— Et toi, profite bien de ta stupidité —sifflai-je entre mes dents.

Je m’intéressai alors au nouveau venu. L’horloger présumé était un ternian aux traits atypiques. Pour commencer, il avait une peau cuivrée et des cheveux dorés. Ses yeux d’un rose pâle étaient rapetissés par des lunettes au verre épais.

— Bonjour —dis-je, en joignant les mains—. Mon nom est Shaedra.

— Nalpes Peristiwasta —se présenta-t-il, après un silence hésitant—. Je suis horloger.

« Et moi, c’est Syu », dit soudain une petite silhouette familière, dispersant les ombres harmoniques qui l’enveloppaient.

— Syu ! —nous exclamâmes-nous, Aryès et moi, en même temps.

L’horloger sursauta, tandis que le singe se précipitait sur moi et s’agrippait à mon cou, imitant l’accolade des saïjits.

« Ces semaines ont été les pires de ma vie », me révéla-t-il.

« Désolée. Je n’aurais jamais dû te demander de fuir », m’excusai-je, très émue. Une grande partie de ma préoccupation s’était envolée en voyant le singe.

« Je suis passé par la porte avec ces gardes et cet homme », m’expliqua-t-il. « C’est Lénissu qui m’envoie. »

« Quoi ? », fis-je, scandalisée. « Lénissu t’a demandé de rentrer dans la prison ? »

« Bon. Il l’a mentionné sur un ton hypothétique : “Si seulement tu pouvais dire à Shaedra ce qui se passe”, m’a-t-il dit, et peu après j’ai découvert où tu étais. Et j’ai réussi à me faufiler. Je suis un grand harmonique. Pas autant que l’Ombreux, mais pas mal », affirma-t-il, en faisant allusion à Daelgar.

« Tu ne sais pas combien je suis contente de te voir », soupirai-je. « J’étais très inquiète. Alors, que se passe-t-il ? Ils vont nous libérer ? »

Syu passa la main par-dessus sa tête.

« À vrai dire, je crois que je n’ai pas tout compris. Mais, l’essentiel, c’est que Lénissu est de mauvaise humeur parce qu’on ne vous libère pas, Aryès et toi. Ils ont emmené Kyissé au palais de Dumblor, parce qu’ils disent que c’est la dernière descendante de je ne sais quoi. Ça a l’air d’être important. »

— Quoi ? —souffla Aryès, stupéfait. Apparemment, il avait parfaitement entendu notre échange.

À ce moment, je m’aperçus que nous avions totalement oublié l’horloger et celui-ci nous contemplait comme s’il avait deux déments en face de lui. Et, vraiment, la situation était à rendre fous. Que diables faisait Kyissé au palais de Dumblor ? Quelle était cette histoire de descendants ? Peut-être que Syu avait mal compris. Ce « palais » pouvait parfaitement être un orphelinat. Après tout, à Dathrun, il y en avait un qui portait le nom de Palais Infantile. Il devait sûrement y avoir une erreur.

J’essayai de lui soutirer quelque information plus éclairante. J’appris ainsi qu’il n’y avait pas trace de Drakvian ni de Spaw. Ça, au moins, c’était une bonne nouvelle.

— Excusez-nous pour notre manque de courtoisie —dit soudain Aryès à l’horloger, lorsque Syu et moi, nous commençâmes à divaguer—. C’est que le singe est un ami à nous.

— Ah —répondit simplement Nalpes Peristiwasta. Il ne semblait pas très enclin à nous parler.

— Vous êtes donc horloger ? Pourriez-vous nous indiquer quel jour nous sommes ? —demandai-je, pour animer un peu la conversation.

— Nous sommes le dernier Blizzard d’Amertume.

J’ouvris des yeux ronds comme des assiettes. Cela faisait plus d’un mois que nous étions emprisonnés. Jusqu’à quand ?, me demandai-je, découragée. J’eus l’impression que, soudain, la notion de temps avait de nouveau un sens.

— Pourquoi vous a-t-on arrêté ? —demanda Aryès sur un ton aimable.

— Hmpf. À cause d’une loi tout à fait injuste —répliqua-t-il—. Il se trouve que je voulais agrandir mon horlogerie. J’ai fait appel à un architecte. Je lui ai dit ce que je voulais, il m’a répondu qu’il n’y avait pas de problèmes. Il a fait le travail et il est parti. Et après, un inspecteur est venu et m’a dit que j’avais utilisé une roche publique sous une rue principale. Et maintenant, ils vont me demander de leur payer une bonne amende, ces canailles.

Rompant son silence, il s’était mis à discourir sur un ton indigné. Il continua à pérorer contre les autorités en nous assommant de plus en plus.

— Est-ce ma faute si l’architecte a mal fait ? —Nous arquâmes les sourcils—. Non. Tout de même, j’aimerais bien que ces inspecteurs le comprennent. Mais ils ne comprennent rien.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard. Je pensai que les jours suivants allaient être moins amusants avec un inconnu près de nous causant d’espaces rocheux publics et privés. Un des points positifs, c’est qu’il avait gardé dans sa poche une petite horloge avec laquelle nous pûmes savoir l’heure à tout moment. Lorsqu’il se mit à nous parler de ses horloges et de ses clients, sa conversation nous intéressa davantage et nous passâmes un bon moment à bavarder jusqu’à ce que, soudain, des gardes apparaissent et emmènent l’horloger. Ce dernier voulut même nous offrir sa petite horloge, mais la gardienne antipathique s’en empara, en disant :

— Ils n’en ont pas besoin.

Lorsqu’ils disparurent, je feulai plusieurs fois.

— C’est de la cruauté gratuite. Et elle le paiera —me promis-je.

Aryès fit une moue et acquiesça.

— Je n’aime pas dire de mal des gens, mais, dans ce cas particulier, je suis tout à fait d’accord. Cette personne est détestable —déclara-t-il.

Nous décidâmes donc de demander à Dananbil quel jour nous étions, chaque fois qu’il passait par là. À ces moments-là, Syu se cachait derrière moi. Mais le temps passait et il semblait qu’on nous avait oubliés dans ce trou. Nous devenions mélancoliques et tristes à force de tant de déceptions lorsqu’un jour, des gardes arrivèrent et, par bonheur, l’humaine détestable n’était pas là. Par contre, l’un d’eux portait l’uniforme de capitaine de la garde.

— Levez-vous, s’il vous plaît —dit ce dernier.

Contre toute attente, ils ôtèrent nos chaînes. Mes poignets étaient tout meurtris d’avoir été enchaînés si longtemps.

— Vous allez nous libérer ? —demandai-je, tout en m’imaginant qu’ils nous menaient à la potence.

Le capitaine m’adressa un sourire encourageant, mais il se contenta de répondre :

— Nous vous expliquerons tout, en haut.

Lorsque je me levai, Syu s’était glissé sous ma cape et il bougeait, mal à l’aise, me provoquant des chatouilles. Je dus faire de grands efforts pour ne pas rire et je suivis les gardes.

Une fois en haut, on ne nous expliqua rien. Une femme qui portait une tunique rouge bordée de bandes grises nous salua avec un grand sourire ; elle nous conduisit au-dehors et nous fit monter dans un carrosse. Là, avec une certaine surprise, je vis mon sac orange, le sac d’Aryès… mais je ne vis pas Frundis. Aryès avait également récupéré son sac, mais il n’y avait pas trace de son cimeterre.

L’elfe noire à la tunique rouge s’assit devant moi, près d’un homme vêtu de noir et d’un certain âge qui portait une épée et une dague à la ceinture.

— Tu dois être Shaedra —dit l’elfe avec une fausse amabilité—. Et toi, Aryès.

— C’est cela —dit ce dernier—. À quoi est dû ce changement soudain ?

— Je vais vous expliquer. Vous êtes en liberté conditionnelle. Vous allez être conduits au palais. Avec Kyissé.

— Kyissé ! —m’exclamai-je—. Comment va-t-elle ?

— Elle ne s’est jamais aussi bien portée —m’assura-t-elle—. Maintenant que tout le monde sait que c’est la dernière Klanez, la légende est devenue réalité.

Je la contemplai, sans comprendre.

— Quelle légende ?

— La légende de la dernière Klanez —répondit-elle, avec condescendance—. Je sais que vous venez de la Superficie, mais cette légende est parvenue aux confins du monde. Vous devriez la connaître. Les Klanez sont une famille mythique. Depuis que Tishamen Klanez a réussi, il y a huit siècles, à manier toutes les énergies à son gré, elle a transformé sa progéniture et créé des êtres surnaturels. Kyissé est la dernière Klanez. Elle représente un miracle.

J’échangeai un regard avec Aryès, bouche bée.

— Un miracle —répétai-je, stupéfaite—. Ne me dites pas que vous lui faites tourner la tête avec ces histoires ?

L’elfe secoua la tête, avec un sourire affecté.

— Tu devrais être plus respectueuse. Je sais que vous vous êtes occupés d’elle comme si c’était votre propre sœur. Mais Kyissé n’a pas besoin de famille. C’est d’adorateurs dont elle a besoin.

Je réprimai un souffle incrédule. Que se passait-il réellement ?, me demandai-je, en observant silencieusement l’elfe. Croyait-elle vraiment ce qu’elle disait ?

— Bon, et nous, qu’avons-nous à voir avec tout cela ? —demanda Aryès.

— Ah. Enfin une question intelligente. Vous autres, vous allez aider Kyissé. Elle n’a pas cessé de nous implorer jusqu’à ce qu’on l’avertisse que vous veniez. Votre destin est de l’aider.

— Hum —approuvai-je, pensive—. Nous l’aiderons, ne vous tracassez pas.

Oui, nous l’aiderons à sortir de ce palais de fous et nous l’emmènerons loin de Dumblor, ajoutai-je mentalement. Lorsque nous descendîmes du carrosse, nous nous trouvâmes devant une porte, sur une large place avec des fontaines et des colonnes sculptées, depuis laquelle on voyait un édifice chargé de terrasses, de galeries et de vérandas où se promenaient de lointaines silhouettes.

— Ce sont les nouveaux adorateurs de Kyissé, la Fleur du Nord, la dernière Klanez —déclara notre guide, d’une voix claire.

C’est alors seulement que je remarquai que plusieurs personnes s’étaient postées devant la porte pour nous accompagner à l’intérieur du palais.

— Veuillez avancer —nous dit l’elfe. Sa fausse amitié commençait à m’irriter considérablement.

12 Contes et simulacres

Il me suffit d’entendre quelques histoires de plus sur Kyissé pour comprendre que tout cela n’était qu’un leurre. Effectivement, j’avais déjà entendu la légende sur la dernière Klanez. Une entre tant de mythes existants. Et comme Kyissé était assez convaincante, on l’avait utilisée pour monter toute une scène autour d’elle et disséminer aux quatre vents qu’à Dumblor vivait la très douce Fleur du Nord, la guérisseuse de tous les maux. J’avais du mal à croire qu’en si peu de semaines, le gouverneur ou qui que ce soit ait décidé de faire de Dumblor le centre d’attraction des Souterrains pour une simple fillette.

Kyissé se réjouit beaucoup de nous voir. Et moi aussi. Mais la vie dans ce palais était réellement ennuyeuse et, bien qu’il ne fasse pas froid et qu’il n’y ait ni chaînes ni grilles, j’avais l’impression de ne pas avoir quitté la prison. Tout d’abord, pas moins de cinq femmes m’attaquèrent pour m’habiller et me peigner. Syu, en voyant le résultat, fut scandalisé en s’apercevant que toutes ses tresses avaient disparu, remplacées par d’autres plus grosses et élégantes soutenues par un anneau de métal qui couronnait une tête de terniane de mauvaise humeur.

Aryès aussi fut tourmenté pendant des heures et, finalement, lorsque nous nous retrouvâmes dans les couloirs, nous nous contemplâmes, stupéfaits.

— C’est toi ? —demandai-je, impressionnée.

Aryès, avec ses cheveux blancs attachés dans le dos, était vêtu d’une chemise blanche et de pantalons noirs serrés qui lui donnaient un air de flamant. Il se mit alors à rire.

— Mille dragons et quatre chats ! —s’écria-t-il—. Qui a choisi cette robe ?

Je soupirai patiemment et je baissai les yeux sur ma robe mauve. Elle était un tant soi peu exagérée et luxueuse, c’est un fait, mais pas tant que ça, pensai-je, rougissante.

— Tu peux parler —répliquai-je—. C’est quoi ces broderies dorées ? Attends un moment. Et cette cape ? On te prendrait pour un roi.

Aryès souffla, en regardant sa cape dorée.

— On m’a même obligé à enlever Bourrasque —grogna-t-il, en sortant de son sac le foulard bleu et en l’attachant autour de son cou—. En réalité, la robe te va à merveille —ajouta-t-il, avec un grand sourire.

Je lui rendis son sourire et je le pris par le bras.

— Comportons-nous tels un roi et une reine dans ces circonstances si dramatiques —fis-je solennellement.

Nous avançâmes dans le couloir et nous nous perdîmes dans les galeries et les pièces. Pour nous orienter, nous dûmes demander de l’aide à une vieille femme que nous trouvâmes dans une cour intérieure, en train d’arroser des plantes, et qui nous indiqua aimablement le chemin vers le Salon de la Perle, qui était une sorte de Grande Salle.

Dans le palais, vivaient de nombreuses familles et leurs membres se promenaient dans les couloirs et les salons, entre rires et commérages. On nous avait attribué une chambre non loin de celle de Kyissé. Elle donnait sur une cour intérieure que nous partagions avec une famille de sept enfants, un secrétaire du palais et une dame muette du nom de Munassa, aux cheveux d’un bleu brillant : une personne charmante qui dès le premier moment nous avait souhaité la bienvenue et nous avait préparé une infusion délicieuse sans que nous puissions néanmoins deviner avec quelles plantes elle l’avait faite.

Finalement, nous nous étions réjouis de savoir que nous n’allions pas être pendus pour avoir coudoyé des vampires, mais les préoccupations étaient toujours là. Où était Frundis ? L’elfe noire à la tunique rouge qui nous avait conduits au palais, et que certains surnommaient discrètement « la Feugatine », avait été incapable de répondre à mes questions. Et j’aurais aussi aimé savoir ce qui était arrivé à Lénissu, Drakvian et Spaw.

En tout cas, pour le moment, je ne pouvais rien faire de plus que de m’assurer que Kyissé allait bien et, au début, il nous fut pourtant difficile pour Aryès et moi d’aller la voir, car on importunait la pauvre fillette avec des bains, des réunions, des leçons et autres occupations et tortures, de sorte qu’à peine le tailleur la libérait, le maître de géographie ou le prêtre étiséen prenait sa place pour la tourmenter deux heures de plus.

La fillette parlait de mieux en mieux l’abrianais et, les rares moments où nous étions seuls, elle nous avouait, tout bas, comme si elle avait peur que les autres l’entendent, qu’elle voulait revoir Spaw, Drakvian et Lénissu et qu’elle n’aimait pas le palais parce qu’il y vivait des gens au cœur mauvais malgré leur doux parler et leurs visages souriants. La clairvoyance de la fillette m’étonnait et, parfois, je me demandais qui elle était réellement. Se pouvait-il que ce soit la Fleur du Nord, la dernière Klanez ? Comme je ne cessais d’entendre des conversations sur le sujet, je ne pouvais éviter d’envisager cette éventualité. Cependant, qu’elle le soit ou non, ceci n’avait pas d’importance et ne résolvait aucun problème puisque tous les trois, Kyissé incluse, nous voulions sortir de là.

Nous étions déjà enfermés depuis une semaine dans cette prison luxueuse lorsque la Feugatine commença aussi à nous martyriser Aryès et moi. Durant la première semaine du mois d’Épine, on organisait une importante cérémonie sur la place devant le Palais pour fêter la victoire de la bataille de Saukras. J’avais déjà entendu parler de cette bataille, dans quelques livres, mais je ne me souvenais pas des détails et la Feugatine nous donna toute une leçon sur le sujet. À ce que je compris, ça avait été une grande bataille qui avait marqué la défaite d’une union de peuples d’orcs noirs contre les dumbloriens. L’elfe, à qui l’on avait malheureusement assigné la tâche de s’occuper de nous, eut l’idée de nous présenter comme les Sauveurs de la dernière Klanez. Aryès et moi, parés comme un prince et une princesse, nous rouspétâmes tellement que la Feugatine crut nécessaire de nous rappeler qu’il existait toujours une prison à Dumblor.

— Avant, nous étions plus tranquilles —ronchonna tout bas Aryès, tandis que nous nous dirigions en rechignant vers un imposant balcon où se tenaient des personnalités importantes.

De cette ample terrasse, on pouvait contempler une partie du mur lumineux de Dumblor, le clocher doré du Temple et la magnifique chambre de commerce en pierre rouge bombée. Au loin, en bas, sur la place du palais, s’étendait un flux de gens de toutes sortes avec leurs étals qui formaient des rues désorganisées. Je vis mêmes plusieurs estrades avec des groupes de musiciens, des danseurs ou des acrobates et, au milieu, une grande plateforme avec un magnifique dais qui semblait attendre la présence du Conseil, de Kyissé et des Sauveurs. La rumeur des voix et des musiques joyeuses montait de la place et se mêlait aux conversations plus proches des gens de la terrasse. Parmi tant de visages, je reconnus Munassa, notre voisine, qui, en nous voyant, nous adressa un sourire sincère. Je me demandais encore qui elle était réellement.

— Ne restez pas en arrière, je vous en prie, chers Sauveurs —nous dit la Feugatine.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard sombre et nous avançâmes au milieu des présents.

— Fladia Leymush ! —s’écria joyeusement un homme d’âge avancé devant lequel la Feugatine s’arrêta afin de le saluer avec une profonde révérence.

— Bonjour, conseiller Dawkman —répondit-elle, avec naturel, en se redressant. Elle se tourna vers nous et, nous désignant d’un geste ample, elle dit, très satisfaite— : je te présente les Sauveurs de la Dernière Klanez.

Une lueur d’amusement apparut dans les yeux du conseiller lorsqu’il nous examina. Tout un attroupement s’était formé autour de nous, en comprenant que nous étions les célèbres Sauveurs. La situation me semblait si absurde que je ne savais pas si me moquer d’eux ou partir en courant pour fuir ces adulateurs.

— Je vous le souhaite un peu tardivement, mais soyez les bienvenus —dit le conseiller en nous tendant la main.

Surprise, je lui pris la main en pensant que, sur certains points, les dumbloriens ressemblaient davantage aux habitants d’Éshingra qu’à ceux d’Ajensoldra.

En serrant sa main, je sentis le contact froid de ses bagues. Le conseiller Dawkman sourit et, tendant la main vers Aryès, il demanda :

— Quelle sensation cela fait d’être soudain connus dans le monde entier ?

Dans le monde entier, me répétai-je, amusée. Pour le moment, je craignais que le monde se limite surtout à Dumblor.

— Oh, nous nous sentons comme des héros —répondit tranquillement Aryès.

— Et vous avez tout à fait raison ! —approuva-t-il, amusé—. Mesdames et messieurs, je vous présente les Sauveurs de la Fleur du Nord.

Il y eut un certain nombre d’applaudissements polis qui me stupéfièrent. Vraiment, tout ceci n’était rien d’autre qu’un spectacle. L’homme commença à nous présenter à d’autres personnes influentes qui, à peine nous avaient-elles salués, se désintéressaient de nous pour s’occuper de leurs affaires.

— Conseiller Dawkman —dis-je, alors—. Où est Kyissé ?

— La dernière Klanez —acquiesça-t-il, pour que tout le monde comprenne ma question—. En réalité, je ne sais pas si vous le savez, mais « Kyissé » est un mot de l’ancien tisekwa qui signifie « fille ». Oui, c’est ce que m’a expliqué un de mes amis expert en linguistique. Aussi, personne ne connaît son véritable nom, étant donné que, même elle, elle ne s’en souvient pas. Ne te tracasse pas —ajouta-t-il—, la petite va bientôt arriver. Elle se rendra sur la place et vous, vous l’accompagnerez.

— Ah. —Je secouai la tête, pensive—. Puis-je vous poser une question ?

— Bien sûr !

J’inspirai et je pris un air très grave.

— Comment savez-vous que Kyissé est réellement la dernière Klanez ?

Le conseiller sourit largement et ceux qui nous écoutaient l’imitèrent.

— Les experts celmistes l’ont tout de suite deviné —nous assura-t-il—. Elle a les mêmes yeux que sa grand-mère. Et elle sait utiliser les énergies. Il n’y a pas de doute possible. Et heureusement, car si ce n’était pas le cas, nous aurions tous l’impression d’avoir été trompés —ajouta-t-il, en plaisantant.

Je réprimai une réplique sarcastique et je soupirai mentalement. Il valait mieux ne pas être trop sincère avec les inconnus.

Peu après, Aryès et moi, nous dûmes descendre sur la place pour accompagner Kyissé dans un défilé spectaculaire pour que tous puissent louer la Fleur du Nord. Je remarquai une pointe d’incrédulité de la part de certains, mais d’autres semblaient prêts à tout avaler et ils furent très émus en voyant surgir la fillette parée d’incroyables atours luxueux. Kyissé était beaucoup plus obéissante que nous. En fait, au bout d’un moment, fatigués d’une telle pantomime et d’un tel assaut de questions, Aryès et moi, nous commençâmes à faire des commentaires théâtraux et invraisemblables sur les dangers qui nous avaient guettés avant de parvenir enfin à Dumblor, tout en gardant un sérieux inébranlable. Nous n’oubliâmes pas de raconter à quel point nous avions été merveilleusement accueillis, avec des montagnes d’habits. La Feugatine perdit alors patience.

— Allez en paix, Sauveurs, allez vous reposer —grommela-t-elle finalement, exaspérée—. Nous parlerons de tout cela plus tard.

Elle n’eut pas besoin de nous supplier. Nous nous éclipsâmes aussi vite que nous le pûmes, marchant rapidement au milieu des participants de la fête. L’homme qui protégeait la Feugatine nous interpela et je retins une moue en voyant qu’il voulait nous accompagner jusqu’à l’édifice principal du palais.

Je murmurai à Aryès :

— Et moi qui voulais me défiler pour aller chercher Frundis.

— Une mauvaise idée —répliqua-t-il, en secouant la tête—. S’ils t’attrapent, nous pourrions être renvoyés en prison. Pensons avec calme, Shaedra. Ne vaut-il pas mieux attendre un jour où Kyissé ne soit pas le centre d’attention, pour sortir tous les trois de cette impasse ? Nous pouvons aussi nous enfuir tous les deux. Nous cherchons Lénissu et ensuite nous enlevons Kyissé. En tout cas, je t’assure que je ne peux pas la laisser entre les mains de ces personnes.

Je réfléchis rapidement. Aryès avait raison. Cela ne servait à rien de fuir juste pour aller chercher Frundis. Or, pour nous enfuir définitivement, nous avions besoin de l’aide de Lénissu, sinon, n’importe quel pisteur serait capable de nous trouver en moins d’une heure. Mais comment pouvais-je communiquer avec Lénissu sans m’éloigner du palais ?

Il se trouva qu’à cet instant j’aperçus Asten. Je sentis aussitôt une vague d’espoir. Asten revêtait l’uniforme noir des gardes spéciaux et il portait à la ceinture une épée avec un fourreau magnifiquement orné. La jeune dame qu’il suivait devait être cette femme de conseiller dont il nous avait parlé.

— Asten —dis-je à Aryès, avec un geste discret.

Il comprit tout de suite mes intentions, et nous déviâmes légèrement du chemin, nous dirigeant vers l’elfe de la terre. Je remarquai que notre « protecteur » fronçait les sourcils, soupçonneux. Nous contournâmes un spectacle d’acrobaties et une exposition d’art et, alors, Asten nous aperçut lui aussi. Il secoua négativement la tête, très discrètement, et il s’intéressa de nouveau à la personne qu’il protégeait. Nous ralentîmes le pas. Il était clair que ni lui ni nous n’avions intérêt à ce que quelqu’un sache que nous nous connaissions. Mais, maintenant qu’il nous avait vus, Asten irait certainement le dire à Lénissu…

Je me raclai la gorge.

— Tu crois que nous pouvons espérer qu’il parle de notre problème à Lénissu ? —m’enquis-je, dubitative, en chuchotant.

Aryès réprima difficilement un sourire.

— Connaissant Lénissu, il est sûrement déjà au courant de notre problème depuis le début —répliqua-t-il.

Je roulai les yeux.

— C’est vrai. Mais on dirait qu’il n’a encore trouvé aucune solution pour nous sortir de là. Peut-être que nous devrions l’aider et sortir par nos propres moyens.

— Sincèrement, je crois qu’il vaudra mieux attendre que Lénissu ait un plan, car, sinon, je doute que nous parvenions à quoi que ce soit. Une chose est de sortir du palais. Ça en est une autre de sortir de Dumblor sans arme ni rien et de risquer de se faire dévorer par une bande de hawis.

— Ou pire, nous pourrions être saignés par un vampire —ajoutai-je, amusée—. Tu as raison. Vu la situation, je préfère être une Sauveuse.

Nous revînmes au palais, suivis de notre ombre protectrice. Lorsque nous allions entrer par la porte principale, les gardes nous arrêtèrent, cependant.

— Vous êtes du palais ? —demanda l’un des gardes, en essayant de ne pas paraître trop inquisiteur.

— Ce sont les Sauveurs de la Dernière Klanez —expliqua l’homme vêtu de noir qui venait de nous rattraper.

Le garde, sans mettre en doute son affirmation, ouvrit grand les yeux, il s’écarta d’un bond pour nous laisser passer et il s’inclina profondément devant nous, en disant sur un ton empreint d’humilité :

— Veuillez nous excuser.

Je réprimai un gros soupir. Vraiment, je ne savais pas qui s’était chargé de répandre la nouvelle sur la Klanez et les Sauveurs, mais il avait réalisé un excellent travail.

À l’entrée, notre espion prit congé de nous aimablement, en peu de mots, et il nous laissa seuls. Plongés tous deux dans nos pensées, nous parcourûmes les couloirs et les escaliers qui menaient à notre chambre. Soudain, j’entendis des claquements et un :

« Bonjour, ma chérie. »

Je poussai un cri étouffé de surprise et Aryès me saisit le bras, alarmé.

— Que se passe-t-il ? —demanda-t-il.

— C’est… Zaïx —murmurai-je dans un souffle.

« Je serai rapide », dit Zaïx. « Je venais simplement vérifier que tu es toujours en vie. N’oublie pas de venir me rendre visite, un de ces jours. Au fait, est-ce que ton protecteur prend bien soin de toi ? Prends soin de lui aussi, hein ? », poursuivit-il, sans me laisser répondre. « Tu comprends, c’est comme si c’était mon propre fils. Prenez soin de vous. »

Sa présence disparut et je restai un moment perplexe. Je secouai la tête, en me demandant si un jour Zaïx et moi, nous réussirions à avoir une conversation moins fulgurante. C’était comme s’il m’avait transmis un message mental sans se préoccuper d’obtenir la moindre réponse. Il ne se serait aperçu de rien si j’avais été entourée de squelettes malveillants.

Aryès me lâcha le bras, en voyant qu’il n’arrivait rien de grave, et il déclara :

— Avant tout, entrons dans la chambre.

— Boh —dis-je, en haussant les épaules—. Il n’y a rien de nouveau. Il est venu et il est reparti.

À ce moment, Syu apparut en courant à toute vitesse dans le couloir. Je le regardai, voyant qu’il se passait quelque chose…

« Shaedra ! », s’écria-t-il, avec un soulagement manifeste. « Ils me poursuivent ! »

« Comment ça ? Qui te poursuit ? », demandai-je. Je tournai mon regard vers le bout du couloir. Personne ne semblait le poursuivre. En voyant qu’Aryès m’imitait, je compris que Syu nous avait parlé à tous deux.

« J’ai réussi à les semer », m’expliqua le singe, en entrant avec nous dans la chambre. « Mais, ne me dis pas que tu n’as rien remarqué ? » Je le regardai et je fis non de la tête, sans comprendre. Syu laissa échapper un grognement. « Ma cape ! », déclara-t-il, avec une soudaine rage. « Ils me l’ont volée. »

Je restai bouche bée. Bien sûr ! Je comprenais maintenant pourquoi il m’avait semblé qu’il manquait quelque chose au singe.

— Nous la récupérerons —lui promis-je.

— Vraiment, il ressemble de plus en plus à Spaw avec sa cape —observa Aryès, avec un petit sourire, en ôtant les élégantes et incommodes bottes qu’on lui avait imposées pour la cérémonie—. Qui te poursuit, Syu ?

On entendit des rires dans le couloir et Syu feula, comme un chat en colère.

« C’est eux », acquiesça-t-il.

Sans y réfléchir à deux fois, je rouvris la porte de la chambre pour voir quatre gamins d’une douzaine d’années, vêtus pour la cérémonie, qui passaient en plaisantant avec des airs espiègles. Je plissai les yeux.

— Que vas-tu faire ? —me demanda Aryès depuis l’intérieur sur un ton prudent.

J’ignorai sa question et je me postai fermement devant les quatre voleurs.

— Avez-vous volé la cape d’un singe, il y a peu ? —interrogeai-je, menaçante.

Les enfants échangèrent des regards et alors, ils se mirent à rire, très amusés. Je sentis subitement un grand désir d’éduquer ces garnements et, d’un geste rapide dont le maître Dinyu aurait été fier, j’attrapai celui qui était le plus près par le bras, plus pour l’effrayer et lui imposer le respect que pour lui faire mal.

— Je ne plaisante pas, vous comprenez ? —sifflai-je—. Rendez tout de suite la cape ou vous aurez des problèmes.

Tous les quatre me regardèrent, stupéfaits. Ils n’avaient plus envie de rire.

— Quelle cape ? —demanda alors l’un des enfants.

La question me fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre.

« Syu ? », prononçai-je, la bouche sèche. « Tu es sûre que c’étaient eux ? »

« Absolument sûr », affirma Syu, en sautant sur mon épaule et en tirant la langue aux quatre petits bandits.

— Le singe a perdu sa cape ? —fit le gamin que je tenais par le bras—. Le singe est à toi ?

Les maudits garnements recommençaient à rire.

— Comment osez-vous importuner la Sauveuse ? —fit la voix d’Aryès derrière moi—. Rendez la cape, bande de lâches. C’est un ordre.

Je fus impressionnée de voir que ses paroles étaient beaucoup plus efficaces que mes menaces. L’un des voleurs sortit la cape verte du singe, l’agita devant nous et, avec un rire stupide, il partit en courant dans le couloir. J’échangeai un regard irrité avec Aryès. Alors, je fis un bond, je passai par-dessus la bande en entendant les protestations de Syu, qui s’agrippait à mon cou, je fis plusieurs pirouettes malgré ma robe et j’atterris devant ma proie.

« Tu es pire qu’un jeune gawalt », grogna Syu, en se reprenant rapidement cependant.

Ébahi, le gamin devint livide comme la mort, et je crus qu’il allait s’évanouir, mais non. Il bredouilla simplement :

— Comment… comment… ?

Sans un mot, je tendis une main calme vers la petite cape que j’avais offerte à Syu, il y avait longtemps déjà. Comme il ne réagissait pas, je la lui pris des mains et je la passai au singe, qui se l’attacha autour du cou avec un geste fier.

« Je lui pardonne sa stupidité », déclara-t-il, magnanime. Je souris mentalement.

— Tu as de la chance que le singe te pardonne tes espiègleries —dis-je, grandiloquente—. Et maintenant va-t’en.

Le garçon tourna la tête et s’aperçut, atterré, que ses amis étaient déjà partis en courant, l’abandonnant à son sort. Il prit la poudre d’escampette, sans plus attendre.

« Na ! », fis-je, enthousiaste, tout en retournant dans la chambre avec de petits bonds joyeux et en disant : « Tu as vu, Syu, eh ? Qu’est-ce qu’on dit ? »

Le singe et Aryès roulèrent les yeux en voyant mon évidente satisfaction.

— À présent, on pourra vraiment t’appeler la Sauveuse —approuva Aryès, moqueur.

J’entendis le petit rire de singe de Syu et je me raclai la gorge, amusée.

— Il faut bien commencer par quelque chose. Aujourd’hui, c’est une cape, demain, ce sera le monde —assurai-je, avec des airs de prophète.

Aryès joignit les mains sous son menton et déclara :

— Si l’on sortait cette phrase demain pour clôturer la cérémonie, on nous couvrirait d’or. Mais avant de sauver le monde, allons dîner.

J’acquiesçai et je lui fis remarquer :

— Moi à ta place, je mettrais des bottes.

13 Espions et légendes

Je me retournai, moitié éveillée, moitié rêvant. Je clignai des paupières et j’ouvris les yeux. Cela ne servait à rien de regarder par la fenêtre de la cour : il n’y avait pas de soleil pour nous avertir de la venue de l’aube.

Notre chambre était grande et avait une disposition que je n’avais jamais vue. Elle était divisée en deux parties et la plus large était surélevée, recouverte d’une matière molle en guise de matelas, tout le long du mur. Lorsque j’avais demandé quelle était cette matière à une elfe noire qui venait tous les jours pour arroser la plante de l’entrée, elle m’avait répondu qu’il s’agissait d’une invention assez récente qui consistait à remplir des sacs hermétiques avec de la poussière de rochelion et une sorte d’algues, les talvelias, qu’on importait du Lac Turrils. J’avais été intriguée de constater que cette femme semblait en savoir beaucoup sur les plantes et, comme je lui parlais tous les matins, j’avais fini par apprendre qu’autrefois, elle tenait une boutique d’herboriste, mais qu’elle avait dû la fermer à cause d’un misérable qui l’avait accusée de vendre des plantes illégales. L’histoire me fit inévitablement penser à Daïan et à ses expériences d’alchimie à Ato. Et cela me conduisit à me demander si Dolgy Vranc avait eu le courage de détruire tout le laboratoire de la mère d’Aléria.

Avec ces pensées, je me demandai si Aléria et Akyn continuaient à chercher Daïan. Au moins, eux, ils étaient à la Superficie, soupirai-je, en regardant le plafond dans la pénombre. Peut-être, un jour, saurais-je ce qui leur était arrivé. Mais, pour le moment, j’avais d’autres préoccupations.

Je ne sais pas pourquoi, pendant ces jours-là, je m’étais mise à imaginer comment aurait été ma vie si mes parents ne m’avaient pas envoyée à la Superficie et si j’avais grandi dans cette ville souterraine. Ce qui est sûr, c’est que tout aurait été très différent. Que serais-je devenue si je n’avais pas eu le phylactère de Jaïxel ou si Kahisso ne m’avait pas envoyée à Ato ? Je souris, songeant à mille possibilités, et je conclus que finalement, pour le moment, ma vie n’était pas aussi désastreuse qu’elle aurait pu l’être. Une des pires images qui s’imposèrent à mon esprit fut celle d’une liche attendrie élevant une petite terniane. Comment savoir ce qu’aurait fait de moi Jaïxel si j’étais tombée entre ses mains, pensai-je.

Je m’étais rendormie lorsque j’entendis un bruit contre le bois et je me rendis compte que quelqu’un était derrière la porte. Je me redressai, alarmée, et je vis Aryès et Syu profondément endormis. Discrètement, je m’approchai de la porte. Par la fente, on avait glissé une feuille. Je la ramassai et je m’approchai de la fenêtre, par où s’infiltrait une lumière pâle provenant de la grande muraille de pierre de lune de Dumblor.

La lettre était cachetée maladroitement avec de la cire noire assez fraîche. Je l’ouvris avec précaution. Seuls quelques mots étaient écrits : « Ne faites rien. La situation est compliquée. Nous sommes en train de négocier et nous arriverons bientôt à un accord. Nous espérons vous sortir de là dans moins de deux semaines. Je répète : ne tentez rien. Je suis avec vous. (Détruisez cette lettre après l’avoir lue.) Asten. » Je relus la lettre deux fois avant de me frapper le front avec le poing, stupéfaite.

Je revins m’allonger sur l’immense matelas, en essayant de tirer les choses au clair. Deux semaines, c’était beaucoup de temps pour arriver à un accord. Que diables faisaient donc Asten et Lénissu ? Peut-être le Nohistra avait-il demandé à Lénissu de réaliser un travail pour lui, en échange de sa libération. Peut-être Lénissu négociait-il avec ce Derkot Neebensha pour nous libérer, nous. Avec l’importance que les gens du Conseil accordaient à la Fleur du Nord, je craignais qu’il ne soit pas facile de nous sortir de là, et encore moins, de faire sortir Kyissé. Mais, qui sait, peut-être y avait-il des Ombreux parmi les membres du Conseil disposés à nous aider, pensai-je, ironique. Tout était possible et, pendant les heures suivantes, je considérai des dizaines d’hypothèses pas si rocambolesques que ça.

À un moment, j’entendis un bâillement du singe et je vis Syu s’étirer comme un chat et rouler sur le matelas jusqu’à moi. Il me contempla pendant quelques secondes, il regarda la lettre et soupira.

« De mauvaises nouvelles ? »

« Cela dépend », répondis-je. « Au moins, pour varier, il y a des nouvelles. »

Aryès ouvrit alors ses yeux bleus et se frotta les joues, pour finir de se réveiller.

— Tu es déjà réveillée ? —demanda-t-il inutilement, l’air étonné.

— En réalité, cela fait plusieurs heures que je suis réveillée et que je réfléchis —me plaignis-je. Et alors j’invoquai une sphère de lumière harmonique et je lui laissai examiner la lettre.

— Deux semaines ? —lut Aryès, en sifflant entre ses dents.

— C’est exactement ce que j’ai pensé —approuvai-je—. Mais bien sûr, je suppose que c’est parce que pendant ces deux semaines, ils vont négocier. Zemaï seule sait ce qu’ils prétendent.

— Moi, je me méfie d’Asten —déclara Aryès—. Dire “Je suis avec vous”, cela sonne faux. N’oublions pas que c’est un Moine de la Lumière.

— Je ne crois pas qu’il ait de mauvaises intentions —raisonnai-je—. Mais tu as raison, il appartient à une confrérie et on ne peut pas savoir exactement quels sont ses objectifs.

— Son plus grand objectif semblait être celui de dévaliser le Nohistra —commenta Aryès, moqueur.

— Asten est un optimiste et c’est un des plus gros problèmes —soupirai-je—. Je ne sais pas comment se terminera leur accord, mais j’espère que Lénissu se comportera prudemment parce que je nous vois déjà quitter Dumblor en courant, pendant que la Feugatine et ses acolytes font retentir les trompettes de la vengeance et organisent une expédition à la recherche de la dernière Klanez.

Aryès esquissa un sourire.

— Ce serait une scène digne d’être contée —reconnut-il—. Je me demande ce que fera la Feugatine lorsque le conseil décidera d’en finir avec ce conte de la Klanez.

— Elle trouvera une autre occupation. Je crois que ces personnes sont encore moins fiables qu’Asten. Au fait, il faut détruire la lettre —lui rappelai-je.

Après avoir réfléchi un peu, j’eus l’idée de mouiller la lettre dans un pot à eau et finalement, j’en fis une masse de papier compacte. J’étais en train de l’arrondir lorsque quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez —dis-je.

C’était une disciple de la Feugatine qui, d’une petite voix timide, nous demandait de nous rendre chez sa maîtresse le plus tôt possible pour déjeuner.

— Nous y allons tout de suite —répondit Aryès avant qu’elle ne s’en aille.

J’attrapai un des habits les plus simples qui s’entassaient dans une grande armoire en bois de chêne blanc, puis je glissai la boule de papier dans ma poche. Une fois vêtus plus ou moins correctement, Aryès et moi, nous sortîmes de la chambre, tandis que Syu sortait par la fenêtre pour fouiner.

« Fais attention à ta cape », lui dis-je.

« Un gawalt ne tombe jamais deux fois dans le même piège », répliqua le singe avant de partir en explorateur sur les terrasses et les tours du palais.

La Feugatine vivait dans une aile du palais assez éloignée, entourée de jardins illuminés par des lampes magaras qui émettaient une lumière semblable à celle du feu. C’était la deuxième fois que nous allions la voir, mais je n’en appréciai pas moins la vue agréable de ce lieu avec ses sources d’eau chaude bordées de fleurs multicolores. Là, curieusement, les promeneurs s’efforçaient de parler à voix basse et de ne pas briser la douceur intime qui émanait du Jardin d’Elsadal. Ce jour-là, il y avait moins de monde que la dernière fois car beaucoup avaient passé une nuit blanche à fêter le Saukras.

— J’ai l’impression qu’hier nous avons contrarié la Feugatine —murmura Aryès, tandis que nous traversions le jardin, en direction d’un édifice couvert de figures sculptées.

— Si seulement elle passait plus de temps dans ce jardin —répondis-je, en m’éloignant à contrecœur de ce lieu paisible.

Nous parcourûmes un couloir et nous arrivâmes devant la chambre de Fladia Leymush. Comme Aryès voyait que je n’avais pas envie de frapper à la porte, il roula les yeux, leva une main et frappa quelques coups. Aussitôt, une voix mielleuse dit :

— Entrez.

L’intérieur n’avait pas changé, avec ses aquariums, ses plantes, ses tapis et ses coussins confortables. L’elfe noire, par contre, avait troqué sa longue tunique rouge pour une robe blanche avec des broderies bleues dont la délicatesse n’allait pas du tout avec son visage hypocrite.

— Bonjour —saluai-je, en joignant les mains. Tandis qu’Aryès m’imitait, la Feugatine nous fit signe de nous asseoir à une table où était disposé le petit déjeuner : des biscuits, des petits gâteaux, et une petite boîte avec des herbes à infuser.

La disciple, qui s’était empressée de venir en nous voyant arriver, servit les infusions, puis se retira prestement. Sous son expression réservée et timide, j’aperçus une pointe de curiosité et je me demandai combien de personnes étaient au courant de notre étrange passage de la prison au palais. Peut-être très peu.

Fladia Leymush s’était mise à parler de la vie à Dumblor et elle nous demandait ce que nous pensions de je ne sais quel impôt, du comportement d’un tel et des décisions d’un autre. À un moment, elle saisit mon regard fixé sur un poisson bleu de l’aquarium et je ne me réveillai que lorsqu’Aryès m’écrasa le pied sous la table.

— Aaah —dis-je, surprise—. Pardon, Fladia, je n’ai pas entendu la question.

— Je ne posai aucune question —répliqua celle-ci, avec un visage moins cordial qu’avant—. Je vous disais que le Conseil a pris plusieurs décisions qui vous concernent et que vous écoutiez attentivement. —J’acquiesçai, en rougissant—. D’abord, votre temps d’oisiveté est terminé —déclara-t-elle—. On vous a préparé un horaire fixe et strict pour que vous vous habituiez aux coutumes dumbloriennes. Vous disposerez de deux gardes et vous suivrez les conseils du capitaine Calbaderca. Il vous enseignera notre culture et les bonnes manières de notre ville, puisque nous avons constaté que les vôtres nous rappellent à tout moment que vous êtes étrangers. Si vous allez représenter les Sauveurs, vous devez avoir l’air d’être de Dumblor. Toi, ma chère, tu es née à Dumblor, à ce que l’on m’a dit. Tu devrais te souvenir de ta culture.

Ses yeux d’oiseau de proie m’observèrent fixement, alors qu’elle me souriait. Je me raclai la gorge.

— À dire vrai, je ne me souviens pas du tout de Dumblor —avouai-je—. Mais… vous croyez qu’il est vraiment nécessaire que nous ayons deux gardes ?

— Et un emploi du temps —compléta Aryès, sur un ton interrogatif.

— Absolument indispensables —trancha la Feugatine—. À ce que j’ai vu, au début, vous passerez la plus grande partie de votre temps à la Tribune du Conseil à écouter les plaintes des citoyens. Et l’on vous donnera aussi des leçons de rhétorique pour que vous appreniez à être de bons orateurs.

Réprimant un soupir, je me demandai avec une certaine douleur pourquoi Asten nous avait demandé de ne rien faire. Si je l’écoutais, je craignais que ces dumbloriens ne nous laissent pas tranquilles une seule seconde.

— Et comme je l’ai dit, vous aurez aussi des leçons de comportement. L’expressivité est une bonne chose, mais il faut savoir la contrôler —déclara-t-elle, faisant allusion sans doute à mon expression de martyr—. Votre comportement, hier, durant la cérémonie, m’a assez déçue. Je ne veux pas des Sauveurs bouffons, je veux des Sauveurs courageux et sûrs d’eux.

Pendant un instant, je pensai me taire, mais ensuite je ne pus résister.

— Dites-moi, Fladia, quel intérêt y a-t-il derrière tout cela ? Pourquoi nous utiliser comme des pantins alors que nous sommes tout à fait inutiles pour ces tâches publiques… ? —Je m’interrompis en remarquant le regard foudroyant de la Feugatine.

— Notre peuple est très découragé —dit-elle enfin—. Les récoltes ont été très mauvaises ces trois dernières années et c’est seulement aujourd’hui qu’il semble que les dieux aient voulu féconder la terre. Dumblor est en pleine régénération et a besoin de tout le courage possible, de tous sans exception. C’est pour ça que vous êtes ici. Pour aider la Fleur du Nord.

J’échangeai un regard contrarié avec Aryès. Ou la Feugatine nous prenait pour des idiots ou elle avait réellement les idées complètement embrouillées. Et, après les diverses conversations que nous avions eues avec elle, l’option la plus probable était la première.

À ce moment, l’elfe noire sourit à demi.

— Votre objectif principal sera donc de soutenir Kyissé et d’agir comme ses porte-paroles, puisque pour le moment elle n’est encore qu’une fillette. Comme je vous ai dit, toute cette histoire coïncide avec la légende point par point, ou presque. Normalement, les jeunes Sauveurs étaient accompagnés d’un zahari, et il se trouve que dans ce cas le zahari est l’un des Sauveurs. —En l’entendant parler de ces demi-dieux aux cheveux blancs, je restai bouche bée, de même qu’Aryès—. Et l’un des Sauveurs, normalement, était un sage avec une baguette magique —poursuivit-elle—, et la dernière Klanez devait apparaître dans toute sa splendeur et non sous la forme d’une fillette, mais tout ceci n’est que détails, et les gens n’y prêteront pas attention —nous assura-t-elle tranquillement.

— On m’a pris pour un zahari ? —souffla Aryès, incrédule.

— Il existe de nombreuses versions de cette légende, mais c’est celle que nous allons fortifier dès aujourd’hui. C’est pourquoi votre présentation d’hier a été déplorable et vous devez changer complètement votre attitude —affirma Fladia—. En réalité, je souhaiterais que vous commenciez à coopérer un peu et je vais vous proposer un pacte.

J’arquai un sourcil. Vu la position délicate où nous nous trouvions, cela m’étonnait qu’elle prenne la peine de nous proposer un pacte… Son sourire s’agrandit en nous voyant attentifs.

— Si vous coopérez pour convaincre tout Dumblor que vous êtes les véritables Sauveurs, non seulement je ferai en sorte que la justice vous oublie pendant un bon moment, mais je vous promets un salaire de cent kétales par personne, l’alimentation et le logement offerts, en plus d’une jolie récompense de quatre mille kétales.

J’étais stupéfaite.

— Quatre mille kétales ? —répétai-je, abasourdie.

— Tu as bien entendu. La récompense vous sera remise au retour de votre expédition.

Aryès et moi, nous nous regardâmes, alarmés.

— Quelle expédition ? —demandâmes-nous.

La Feugatine joignit les mains sur la table. Elle semblait s’amuser énormément.

— L’expédition que nous organiserons dans quelques mois au château de Klanez.

Je restai un moment sans voix, puis je soupirai pour moi-même. Dans quelques mois. Nous serions sûrement déjà tous loin de Dumblor grâce à Lénissu et Asten, pensai-je. À moins que tout tourne mal. Cependant, à cet instant-là, une seule réponse était possible. J’acquiesçai de la tête avec fermeté et je déclarai :

— Moi aussi, j’ai une proposition. Lorsqu’on m’a conduite en prison, on m’a confisqué un bâton de voyage. Il a un aspect un peu spécial, car on dirait qu’il a une couronne de pétales au sommet. Si vous réussissiez à le récupérer, la légende s’accomplirait presque complètement.

Les yeux de l’elfe scintillèrent.

— Elle s’accomplira complètement —affirma-t-elle, avec une voix émue. Elle se leva et nous tendit une main—. Je n’en doute pas.

Je lui serrai la main, tandis qu’elle ajoutait :

— Tu récupéreras ton bâton. Mais, surtout, n’oubliez pas que vous allez devoir travailler dur.

Nous acquiesçâmes tous deux, résignés. Si nous gagnions vraiment cent kétales à la semaine, nous pourrions sans aucun doute fuir rapidement de là en cachette et rejoindre anonymement une caravane qui parte pour la Superficie…

— Au fait —dit l’elfe, en me regardant dans les yeux—. Quelle est cette rumeur selon laquelle tu marches sur les murs et fais des bonds de cinq mètres ?

J’ouvris des yeux ronds comme des assiettes, puis je me couvris brièvement les yeux de la main, en étouffant un éclat de rire.

— Décidément, parfois, les rumeurs sont encore plus rocambolesques que les légendes —répliquai-je.

— J’ai également entendu que le singe qui t’accompagne est très intelligent et que tu arrives à communiquer avec lui —ajouta la Feugatine, un sourcil arqué.

Je lui adressai un sourire espiègle.

— Ne suis-je pas la Sauveuse sage ? Quelle sorte de sage serais-je si je ne savais pas communiquer avec les animaux ? —interrogeai-je posément.

* * *

La Feugatine nous conduisit à la Tribune du Conseil, une salle gigantesque. Par l’entrée principale, on voyait la large Grand’rue du troisième étage de Dumblor. Là, tous les dumbloriens insatisfaits venaient régler leurs querelles et demander justice.

À la Tribune, il y avait deux dizaines de jeunes qui apprenaient le droit et qui semblaient venir assister aux affaires tous les jours. Il y avait aussi un cercle de personnes plus âgées et les deux familles de ceux qui étaient en litige venaient d’entrer pour les appuyer moralement. Au fond de la salle, assis derrière une impressionnante table de bois très blanc, je vis une humaine et un caïte vêtus d’une toge orange, la couleur qui symbolisait la justice à Dumblor comme en Ajensoldra. Deux bélarques venaient de se lever de leurs bancs en nous apercevant. Tous deux avaient le même visage arrondi et jeune et les mêmes cheveux sombres avec des mèches blanches et bleues. Ils portaient une cape sombre et une armure de cuir noir comme la nuit. Pendant que la Feugatine s’approchait d’eux, je pus voir que tous deux aussi nous examinaient discrètement.

— Je vous présente Kaota et Kitari —dit l’elfe noire sur un ton solennel—. Ils seront vos gardes dorénavant.

Les jeunes gardes levèrent un poing, ils le portèrent à leur front puis le baissèrent au niveau de leur poitrine et s’agenouillèrent devant nous d’un mouvement rapide.

— Nous jurons de vous protéger jusqu’à la mort —proclamèrent-ils—. Sur notre honneur et celui de Dumblor.

Et ils se levèrent. Je les contemplai, stupéfaite. Mon trouble dut transparaître parce que la bélarque, Kaota, sourit et expliqua :

— C’est le serment que doit prêter tout garde chaque fois qu’il se met au service de quelqu’un.

Aryès et moi acquiesçâmes, impressionnés.

— Eh bien —dit Aryès—. Ce sera un honneur d’avoir la compagnie de gardes qui en plus paraissent si entraînés.

Effectivement, les deux bélarques, quoique jeunes, se mouvaient avec une agilité guerrière qui me rappelait celle des gardes d’Ato.

— C’est notre premier service comme gardes du corps —admit Kitari—. Alors, si nous commettons des erreurs, vous nous le dites.

Je laissai échapper un petit rire.

— Je crois que c’est vous qui allez devoir nous conseiller —répliquai-je.

— Pour le moment, vous n’avez qu’à écouter —intervint Fladia Leymush—. Asseyez-vous là en silence, la session va commencer. Bonne chance, Sauveurs. Vous savez ce que vous avez à faire —ajouta-t-elle, en s’adressant aux gardes.

Ceux-ci acquiescèrent et, tous les quatre, nous suivîmes quelques instants du regard la Feugatine qui s’en allait.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard interrogatif. Tous deux, nous nous demandions sans doute combien de temps ces gardes nous surveilleraient. Ils avaient l’air sympathiques, mais comment savoir s’ils ne travaillaient pas aussi comme espions. Nous nous assîmes et nos gardes firent de même, quelques files en arrière, comme pour nous laisser une relative intimité. Dans le couloir, comme on l’appelait, deux hommes étaient assis sur deux bancs opposés et le juge venait de leur poser une question. Il s’avéra que les deux familles étaient des agriculteurs des environs qui avaient un problème de répartition des terres. Les familles clamaient, depuis la tribune, en s’insultant et une forte femme, près des juges, imposait silence de façon efficace et s’occupait de faire sonner une clochette pour changer d’affaire.

J’observai que les querelles se résolvaient en un quart d’heure ou étaient repoussées à un autre jour si elles étaient trop compliquées. Une fois, ils changèrent de juges pour permettre aux premiers de se reposer, mais il n’y avait pas de pause pour nous. Je déplorai l’absence de Syu et de Frundis, car je ne pouvais pas parler mentalement avec Aryès et il aurait été de mauvaise éducation de bavarder au milieu d’un jugement. Je commençais à m’agiter sur mon siège, impatiente, et j’essayai de mettre en pratique la tactique de Kwayat pour demeurer calme.

— Démons —murmurai-je dans un souffle—. Depuis combien d’heures sommes-nous là ?

Comme Aryès ne répondait pas, je lui donnai un coup de coude et il sursauta, comme s’il se réveillait d’un profond sommeil.

— Eh ? —fit-il.

Je ris tout bas et déclarai :

— Ceci est une torture.

Soudain, j’entendis des bruits de pas derrière nous et nous vîmes Kaota s’approcher de nous.

— Je ne voudrais pas déranger… —chuchota-t-elle—. Mais je ne sais pas si vous savez que ces jugements durent toute la journée.

J’écarquillai les yeux.

— Quoi ? Et nous devons rester ici toute la journée ? —m’enquis-je, l’expression tourmentée.

— Bien sûr que non —répliqua mon garde du corps. Les commissures de ses lèvres s’étaient arquées en une expression moqueuse.

Aryès et moi, nous nous levâmes d’un bond, soulagés.

— Alors, nous pouvons partir ? —demandai-je, avec espoir.

— Bien sûr —acquiesça-t-elle.

Nous sortîmes précipitamment de la salle, avec l’impression qu’on nous avait ôté des chaînes. À quelques mètres derrière nous, Kaota et Kitari nous suivaient, silencieux comme deux ombres.

Une fois dans les couloirs du palais, je me tournai vers eux.

— Vous êtes frère et sœur ?

— Oui —répondirent-ils tous deux.

— Et depuis quand vivez-vous au palais ? —demandai-je, en essayant d’engager une conversation qui brise cette sensation incommode d’avoir deux personnes derrière nous, en train de nous observer.

Kaota et Kitari échangèrent un regard rapide.

— Depuis l’âge de dix ans —répondit Kaota—. Il y a huit ans, des gardes de Dumblor nous ont arrachés aux griffes de trafiquants d’esclaves. Et le capitaine Calbaderca nous a amenés ici.

— Le capitaine Calbaderca —répéta Aryès, en fronçant les sourcils—. La Feuga… Euh… je veux dire, Fladia Leymush nous a parlé de cet homme. Elle a dit qu’il nous donnerait des conseils.

Kaota sourit, railleuse. Au moins, lorsqu’elle souriait, on voyait que c’était avec franchise, pensai-je.

— Oui. Théoriquement, nous aurions dû aller le voir il y a une heure. Selon les instructions qu’il nous a données.

J’arquai les sourcils, inquiète.

— Tu veux dire qu’il nous attend et que nous avons une heure de retard ? —demandai-je, atterrée.

— Exact —affirma Kitari et il se racla la gorge—. Mais, théoriquement, nous sommes maintenant à vos ordres et pas à ceux du capitaine Calbaderca et nous croyions que vous saviez que vous aviez rendez-vous avec lui.

— Et nous aurions dû le savoir ? —demandai-je—.

— Théoriquement, oui —acquiesça Kaota.

— Théoriquement —répétai-je, en réprimant un sourire—. Mais dans la pratique, si cela ne vous dérange pas de partir du principe que nous ne savons rien…

— D’accord —répondit aussitôt Kaota—. Nous vous tiendrons au courant de tout votre agenda.

Aryès et moi, nous nous regardâmes hésitants.

— Et où vit ce capitaine Calbaderca ? —demanda finalement Aryès.

— Oh. —Kaota rougit, comme si elle avait de quoi avoir honte—. Nous allons vous conduire jusqu’à lui. Excusez notre manque d’expérience, nous n’avons pas l’habitude de nous occuper de personnalités, et encore moins des Sauveurs de la dernière Klanez, c’est tout un honneur.

J’avalai ma salive, gênée. Je ne comprenais pas cette manie qu’ils avaient de s’excuser pour tout.

— C’est nous qui devons nous excuser, nous sommes un vrai désastre —dit Aryès, amusé.

— Bon ! —m’exclamai-je—. Maintenant que nous nous sommes tous excusés, allons voir si ce capitaine ne nous écartèle pas en nous voyant arriver si tard. Si vous voulez bien nous conduire à lui…

Kaota inclina brièvement la tête et passa devant nous, tandis que Kitari fermait la marche.

14 La fontaine du dragon

Le salon du capitaine Calbaderca était ample et austère. Il y avait une table de bois massif, quelques chaises, deux boucliers accrochés au mur et un autre, très usé, reposait contre une armoire dont les portes ouvertes laissaient entrevoir plusieurs rangées d’armes tranchantes.

Debout, près d’un poêle, le capitaine nous observait, l’expression sévère. Dans son visage de ternian, brillaient des yeux verts et froids.

— J’espère que vous avez une bonne raison pour arriver plus d’une heure en retard —dit-il, sans nous souhaiter la bienvenue.

Je me mordis la lèvre, appréhensive.

— Eh bien, capitaine… —commença Kaota.

Mais le ternian la foudroya du regard.

— Garde, je ne t’ai pas demandé de parler. Alors ? —nous demanda-t-il à Aryès et à moi.

J’échangeai un rapide regard avec Aryès. Celui-ci prit la parole :

— Nous sommes désolés d’arriver aussi en retard —dit-il humblement—, et nous te demandons de nous excuser. Nous aimerions savoir comment nous pouvons réparer notre erreur.

Parfois, la diplomatie d’Aryès m’émerveillait. L’expression du capitaine se détendit.

— Vous pouvez commencer par vous asseoir.

Nous acquiesçâmes et nous nous assîmes à la table, obéissants et attentifs. Par contre, Kaota et Kitari demeurèrent debout, comme de parfaits gardes. Je leur jetai un coup d’œil et je pensai que j’allais sûrement avoir du mal à m’habituer à leur présence.

Le capitaine Calbaderca, les mains dans le dos, fit quelques pas en silence, il s’arrêta devant nous et déclara :

— J’espère que ce retard ne se reproduira pas. La ponctualité est une règle de vie, du moins pour les vieux gardes comme moi, et je vous assure que je ne fais aucune sorte de favoritisme, quel que soit le titre que mes élèves affichent.

J’esquissai un sourire puis je haussai un sourcil.

— Tu veux dire, capitaine, que tu vas être notre professeur ?

— Exact. Je croyais que vous le saviez déjà —fit-il, surpris.

— D’une certaine façon, oui. Fladia Leymush nous a dit que tu nous conseillerais et que tu nous enseignerais à nous conduire correctement —expliquai-je.

— Oui. Mais je suppose qu’en Ajensoldra, les coutumes ne sont pas très différentes de celles d’ici. À ce que je sais, on apprécie également la ponctualité dans cette région. Je ne crois pas qu’Ato échappe à la règle. Si j’ai bien compris, vous venez de là, n’est-ce pas ?

— C’est cela —répondis-je.

— J’y suis passé il y a longtemps —acquiesça-t-il—. Lorsque j’étais encore une Épée Noire. Si je me souviens bien, en Ajensoldra, vous suivez une éducation dans une Pagode jusqu’à douze ans.

— Oui —approuvai-je—. En réalité, à partir de douze ans, la majorité des élèves deviennent snoris des guildes. Nous, par contre, nous avons continué à étudier à la Pagode jusqu’à… jusqu’au jour où nous avons quitté Ato, il y a quelques mois.

Le capitaine inclina la tête, pensif.

— Quel âge avez-vous ?

— Quinze ans —répondit Aryès.

— Et qu’avez-vous étudié à la Pagode Bleue ? Je suppose que beaucoup de choses. Les Pagodes ont une très bonne réputation —affirma-t-il, en nous examinant avec curiosité, tandis qu’il s’asseyait sur une chaise, en face de nous.

— Eh bien, nous étudions un peu de tout —répondis-je—. Cette dernière année, Aryès a étudié la bréjique et moi, le har-kar.

— La bréjique et le har-kar —répéta le capitaine, en secouant la tête—. Ce sont des compétences très différentes. À Dumblor, les bréjistes sont très respectés, sauf les Mentistes, qui ont toujours eu une étrange aversion pour les peuples souterrains. La bréjique est une énergie très difficile à contrôler réellement. Quant au har-kar… —Il hésita et sourit—. Très peu de gardes le prennent au sérieux. Ici on l’appelle le combat de l’artiste. —J’arquai un sourcil amusé et il agita l’index en ajoutant— : Mais je ne crois pas que ce soit un art aussi inutile que certains le pensent. Il y a quelques années, j’ai vu un har-kariste lutter comme un démon et j’ai été très impressionné. Peut-être que tu as entendu parler de lui, il est assez jeune. Il s’appelait Pyen Farkinfar.

Je m’esclaffai.

— Bien sûr que je le connais ! Il y a quelques mois, un tournoi a eu lieu à Aefna, et Farkinfar a lutté contre Smandji. Ça a été un combat absolument incroyable. Pourtant c’est Smandji qui l’a emporté —remarquai-je.

— Il est donc retourné à la Superficie —déduisit-il, plongé dans ses souvenirs—. La première fois que je l’ai vu, il luttait contre des orquins. Il se déplaçait à une vitesse vertigineuse. Je lui avais même proposé un poste comme professeur de jaïpu. Mais au bout de quelques mois, il est parti et je n’avais plus entendu parler de lui… jusqu’à aujourd’hui. Je me réjouis de le savoir en vie. —Il frappa la table du poing, comme pour nous réveiller—. Revenons-en à votre éducation. Pour l’instant, nous allons seulement essayer de mieux nous connaître. J’ai besoin de savoir quelles sont vos capacités. Prêts ? —Tous deux, nous haussâmes les épaules et nous acquiesçâmes—. Alors, commençons.

* * *

Je sortis des appartements de Djowil Calbaderca avec l’impression d’avoir fait une rapide et brutale révision de tout ce que j’avais appris à la Pagode Bleue. Le capitaine avait essayé de nous soutirer toutes nos connaissances géographiques et historiques, il nous avait proposé quelques exercices mathématiques simples auxquels je n’étais plus du tout habituée, il nous avait posé mille questions sur le jaïpu et les énergies pour finalement reconnaître que, sur ce sujet, nous en savions plus que lui.

Je compris que le capitaine était un passionné d’Histoire. Il me surprit même avec une question sur un certain personnage historique d’Ato dont j’avais oublié jusqu’au nom. Il me sembla presque entendre mentalement le soupir déçu du maître Yinur.

Nous mangeâmes avec lui tout en continuant à bavarder et, durant tout ce temps, Kaota et Kitari restèrent immobiles. Je leur avais proposé de prendre un moment de détente, mais le capitaine Calbaderca avait refusé, en disant qu’ils ne pouvaient se reposer le premier jour où ils étaient au service de quelqu’un. D’après ses paroles, je sus que le capitaine Calbaderca avait été le professeur des deux bélarques et, étant comme un père pour eux, il ne tolèrerait pas le moindre faux pas de leur part.

Après cinq heures de conversation avec le capitaine, nous sortîmes tous avec l’envie de nous dégourdir les jambes et de nous changer les idées. Dès que nous eûmes franchi la porte, je pus voir les expressions graves de Kaota et de Kitari se détendre et j’entendis même un léger mais long soupir.

— Par Nagray —soufflai-je, en massant ma tête—. J’ai l’impression que les dates et les équations valsent dans ma tête.

— Je me suis surpris moi-même —intervint Aryès, enthousiaste—. Je me suis souvenu de choses que je croyais avoir oubliées. Parfois, je n’ai pas une si mauvaise mémoire.

— Meilleure que la mienne —affirmai-je—. Quand je pense que je ne me rappelais pas quand Shilberin était mort… —Je soupirai et j’ajoutai— : Je propose que nous allions voir Kyissé. Espérons qu’aujourd’hui, on ne la tourmente pas avec tant de leçons. Euh… —Je me tournai vers nos jeunes gardes du corps—. Je peux vous demander quelque chose ? Combien d’heures devez-vous travailler par jour ?

Kitari réprima tant bien que mal un sourire et répondit :

— Vingt-quatre.

Je la regardai, incrédule.

— C’est impossible —protestai-je—. Cela n’a pas de sens que vous travailliez autant. Vous devez bien dormir à un moment.

Kaota acquiesça.

— Lorsque vous dormirez, nous nous relayerons. C’est comme ça que fonctionne la Garde Noire.

— Mais pourquoi tant de vigilance ? Vous pensez vraiment qu’un dragon va venir nous enlever ? —demandai-je, sans comprendre.

— Nous sommes des Épées Noires —répliqua Kaota, plus sérieuse—. Nous avons nos règles. Et si nous servons quelqu’un, nous le faisons consciencieusement.

— Certainement —dis-je—. Je ne voulais pas vous insulter, mais, franchement, cela ne vous semble pas un peu exagéré ? Personne n’a intérêt à nous tuer. Ce n’est pas que je ne veuille pas que vous nous suiviez, mais ne croyez-vous pas que vous devriez vous reposer un peu, après tant d’heures passées debout ?

— Nous n’opinons pas —répliqua l’Épée noire, laconique—. Nous respectons notre serment.

Tous deux semblaient un peu embarrassés par mes propos et je n’insistai pas.

— C’est bon. Respectez votre serment comme vous voudrez —soupirai-je.

Aryès me jeta un regard éloquent et nous nous dirigeâmes vers la chambre de Kyissé, tandis que Kaota et Kitari marchaient sur nos talons.

Nous trouvâmes la petite en train de dessiner des lettres sur une feuille sous la supervision d’une certaine Almesné qui, assise dans un fauteuil, faisait de la couture, très concentrée sur l’ourlet d’une petite robe.

— Aryès, Shaeda ! —s’écria Kyissé, se levant d’un bond.

Elle se précipita sur nous avec un grand sourire. Elle commençait à prononcer le « d » avec une certaine aisance. Il ne lui manquait plus qu’à ajouter le « r », pensai-je, fière de ses progrès.

— Comment s’est passée la journée ? —demanda Aryès, en lui prenant le nez. Il s’agissait d’une habitude que tous deux avaient prise et Kyissé répondit d’une voix nasale :

— Barfaitement !

Tous deux se mirent à rire, amusés. Je roulai les yeux et je déclarai, sur un ton théâtral :

— Parfois, je ne sais pas qui des deux est le plus gamin.

— Si toi ou moi ? —répliqua Aryès, en arquant les sourcils.

Je lui donnai un coup de coude, en protestant, un sourire espiègle sur les lèvres et Kyissé me prit alors la main.

— Regardez, j’écris —déclara-t-elle, heureuse.

Elle nous montra ses feuilles, nous louâmes son écriture et les dessins qu’elle avait ajoutés autour, puis nous lui proposâmes d’aller faire une promenade dans les jardins du palais. Almesné, quoique réticente, consentit à ce que nous l’emmenions, rassurée sans doute par la présence des Épées Noires.

Ce fut une promenade très paisible et revigorante. Les jardins derrière le palais étaient vastes et constamment illuminés par le mur de pierre de lune. Lorsque nous passâmes par un chemin bordé de fleurs blanches qui brillaient doucement comme des étoiles lointaines, une ombre apparut brusquement et avant que je puisse dire un mot, Kyissé s’écria :

— Syu !

Le singe gawalt, très content d’être soudain le centre d’attention, sauta sur l’épaule de la fillette et m’adressa un sourire de pitre.

« Devine ce que j’ai fait ? »

J’arquai un sourcil, intriguée.

« Qu’as-tu fait ? »

Syu se croisa les bras et dit :

« Si tu gagnes la course jusqu’à la fontaine des dragons, je te le raconte. »

Un sourire commença à flotter sur mes lèvres.

« Et si je perds ? »

Le singe sauta de l’épaule de Kyissé sur la mienne.

« Alors, tu devras me promettre que nous reverrons le soleil. »

Je l’observai un moment puis j’acquiesçai de la tête.

— Le singe et moi, nous allons faire une course jusqu’à la fontaine des dragons —informai-je—. Qui est partant ?

Kaota et Kitari nous regardèrent, stupéfaits, alors qu’Aryès, Kyissé, Syu et moi, nous nous mettions en ligne. La fontaine se situait à une centaine de mètres de distance. Il fallait grimper une petite colline d’herbe bleue, traverser un pont de pierre et parcourir les derniers mètres jusqu’à toucher de la main le museau du dragon de pierre rouge.

— Prêts. Un. Deux. Trois ! —criai-je, et nous nous élançâmes.

Le jaïpu tourbillonnait au-dedans de moi, facilitant mes mouvements. Je grimpai la colline, je fis une pirouette artistique en voyant que le singe, Aryès et Kyissé étaient en arrière, j’arrivai au pont et je le traversai… Syu apparut en poussant un cri euphorique de singe. Il se laissa tomber sur la branche d’un chêne blanc et il continua de bondir d’arbre en arbre… Alors, je tendis la main, mais je ne freinai pas à temps et je heurtai le dragon ; avec un cri de surprise, je tombai à l’eau, en éclaboussant tout. La fontaine était assez profonde et je revins à la surface en nageant, entre des éclats de rire. Tout cela me rappelait tellement Roche Grande ! Je contemplai, éblouie, les traits des différents dragons qui m’entouraient. Syu apparut soudain sur l’un d’eux et il me tira la langue.

« J’ai gagné », fis-je, triomphalement.

« Bah, tu as eu de la chance », répliqua le gawalt.

Alors j’entendis un autre plongeon et je vis Kyissé tomber à l’eau, à côté de moi, en poussant un cri de guerre.

— Mille sorcières sacrées ! —m’exclamai-je, en la saisissant—. As-tu déjà nagé ?

Kyissé fit non de la tête et je soufflai, stupéfaite de son inconscience. Mais je constatai vite qu’elle savait flotter instinctivement. Aryès arrivait sans se presser.

— Ça va, Shaedra ? —demanda-t-il—. Tu t’es donné un sacré coup contre ce dragon rouge.

— Ça va —assurai-je—. Tu sais ? Kyissé va apprendre à nager.

Aryès s’assit sur la margelle de pierre et joignit les mains calmement, en s’appuyant contre le dragon.

— Si vous vous noyez, vous m’appelez —dit-il, en bâillant—. Je vais me reposer un peu en attendant. Cette course était mortelle.

Kyissé et moi, nous échangeâmes un regard et nous sourîmes, espiègles. Nous nous précipitâmes toutes les deux vers Aryès et nous le jetâmes à l’eau entre exclamations et rires.

— Démons ! —s’écria-t-il, trempé—. D’accord, vous l’avez cherché. On a déclaré des guerres pour moins que ça.

Et nous commençâmes à nous bombarder de vagues d’eau jusqu’à ce que j’aperçoive soudain les Épées Noires nous regarder l’expression moqueuse et amusée. Alors, je me frottai la joue, en rougissant et je me raclai la gorge :

— Peut-être que les Sauveurs et la dernière Klanez ne devraient pas faire ce genre de choses.

Aryès, qui venait d’attraper Kyissé, pencha la tête et murmura :

— Théoriquement, nous ne devrions pas.

Nous nous esclaffâmes, nous hissâmes Kyissé et nous sortîmes de la fontaine, complètement trempés. À ce moment, Syu juché sur la tête du dragon, plongea dans l’eau, il réapparut, puis grimpa sur le muret de la fontaine avec un large sourire de singe.

« Tu finiras par nager comme un poisson », me moquai-je. « Qu’avais-tu à me dire ? »

« Bon… Ce n’est rien d’exceptionnel. J’ai réussi à parler avec Drakvian », me révéla-t-il, en sautant sur mon épaule, tandis que nous rejoignions les Épées Noires.

J’essayai de ne pas laisser transparaître mon émotion, mais c’était difficile.

« Tu as parlé à Drakvian ? », m’écriai-je mentalement.

« Bon, j’ai communiqué », rectifia-t-il. « Je l’ai trouvé entre les colonnes avec les toiles d’araignée, hors de Dumblor. Et elle m’a dit qu’elle se portait bien, mais qu’elle buvait trop. Lorsqu’elle m’a demandé si tu allais bien, je lui ai dit que oui, en acquiesçant de la tête, comme font les saïjits normalement. Et après, la vampire s’est exaspérée, elle a répété des questions, elle a essayé de me parler avec la bréjique, mais elle n’a pas réussi, alors finalement j’en ai eu assez et je suis parti. Voilà », déclara-t-il.

J’assimilai la maigre information rapidement. L’essentiel, en fin de compte, c’était de savoir que Drakvian allait bien. Je jetai un regard inquisiteur au singe et je levai une main pour lui frotter le menton avant de lui demander :

« Dis-moi une chose, Syu, si tu avais gagné la course, tu ne me l’aurais pas raconté ? »

Le singe fit une grimace comique.

« Peut-être après une ou deux courses de plus », avoua-t-il.

Je roulai les yeux. À ce moment, nous atteignions le pont où s’étaient arrêtés les Épées Noires pour nous laisser une certaine intimité dans nos distractions peu sérieuses. Aryès se racla la gorge.

— À dire vrai, je me sens un peu ridicule d’être observé par deux Épées Noires aussi sérieux que vous.

Kaota prit une expression moqueuse.

— Une jolie course —commenta-t-elle.

— Et un joli plongeon —ajouta Kitari, en appuyant la main sur le pommeau de son épée.

Il ne faisait pas de doute que nos gardes du corps se moquaient de nous. Il est vrai que nous ne leur offrions pas une image très légendaire des Sauveurs de la dernière Klanez.

— Euh… —Je me raclai la gorge et j’hésitai—. Bon. J’espère qu’il n’était pas interdit de se baigner dans cette fontaine.

— Pas du tout —assura Kaota. Sa voix conservait un accent moqueur—. Mais normalement, les gens ne se baignent pas tout habillés et se rendent aux fontaines d’eau chaude, qui se trouvent de l’autre côté de cette haie d’arbustes. Au fait, tu as fait tomber ça pendant la course —me dit-elle, en me tendant le cercle de métal qui servait à soutenir mes tresses et la boule de papier comprimé qui ce matin même était encore une lettre d’Asten.

Je pris un air innocent et je pris les deux objets, en remarquant que la boule de papier s’émiettait déjà.

— Merci —dis-je, en m’empourprant—. On devrait vous payer davantage pour vous occuper de trois gamins comme nous. À partir de maintenant, nous devrons être plus sérieux.

Un autre léger sourire apparut sur leur visage.

— Nous ne sommes pas là pour vous juger —affirma Kaota.

Mais peut-être bien pour nous épier, complétai-je, pensive.

* * *

Cette nuit-là, j’appris qu’effectivement nos gardes du corps n’allaient pas seulement nous suivre pendant la journée, mais qu’ils resteraient dormir dans notre chambre. Quelqu’un avait disposé des rideaux pendant notre absence, mais, malgré cela, il était difficile d’ignorer la présence des deux Épées Noires. Quoiqu’ils soient sympathiques, l’idée qu’ils pouvaient être des espions m’incommodait à l’extrême. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi la Feugatine et ses amis montraient tant de zèle pour s’assurer que nous ne fuirions pas. Après tout, nous avions passé un accord, me rappelai-je. Bien sûr, moi, je ne pensais pas le respecter : depuis que Fladia nous avait dit exactement les zones qu’il fallait traverser pour parvenir au château de Klanez, mon envie d’accompagner Kyissé et ses adorateurs s’était envolée. Pour ne pas ajouter qu’apparemment, le château était inhabité et attirait tous les ans plusieurs groupes d’explorateurs qui tentaient sans succès de l’atteindre et de s’approprier toutes les richesses qu’il renfermait. Jusqu’à présent, très peu de gens avaient réussi à en revenir en gardant toute leur tête.

En tout cas, cette hypothétique expédition qu’avait planifiée la Feugatine n’aurait pas lieu avant un certain temps et j’étais certaine que Lénissu et Asten parviendraient à trouver un moyen de s’enfuir de Dumblor le plus tôt possible.

— Ne te tracasse pas —murmura Aryès, en rabattant sa couverture. Il semblait avoir deviné le chemin de mes pensées—. Pour le moment, nous ne sommes pas à plaindre.

Oui. C’était vrai. Nous mangions comme des rois, nous dormions comme des ours lébrins et nous avions même des gardes du corps, pensai-je, un sourire ironique sur les lèvres.

— Comme dirait Lénissu, qu’il en soit selon la volonté des dieux —dis-je, en répétant ses paroles.

Je m’allongeai et j’entendis Kaota chuchoter quelque chose à Kitari. Sans aucune logique, Kitari s’était assis sur une chaise et il resterait là durant la première moitié de la nuit jusqu’à ce que sa sœur prenne la relève. Je leur avais expliqué qu’aucun spectre n’allait nous attaquer et que nous n’allions pas sortir de la chambre, mais tous deux s’avérèrent plus têtus que Wiguy : le serment avait ses règles et il n’y avait rien à redire. Je ne discutai pas et je supposai qu’avec le temps, ils seraient plus réceptifs à la raison.

La chambre plongea dans un silence paisible. Je bâillai et je m’enveloppai dans ma couverture. Syu vint se rouler en boule près de moi et il ferma les yeux, fatigué après une journée remplie d’aventures. L’imitant, je sombrai peu à peu dans un profond sommeil.

15 L’envoyé

Le brouhaha des conversations et des rires se mêlait à une musique au rythme joyeux et au tintement des couverts. Je me levai et je m’étirai discrètement, en sentant que j’étais restée trop longtemps assise. Le Salon de la Perle était bondé de convives qui fêtaient la noce d’un des trente-deux conseillers de Dumblor. Le repas proprement dit était terminé et pendant que certains se promenaient dans les salons, saluant leurs connaissances, d’autres participaient aux bals ou bavardaient, assis aux tables.

Aryès et moi, comme invités d’honneur, nous avions mangé sur les hautes tables, aux côtés de quelques conseillers et de leurs partenaires. Et, probablement à l’initiative de Fladia Leymush, on nous avait placés à des tables différentes. Cela faisait donc deux heures entières que je m’ennuyais à écouter une conversation sur le maquillage et la beauté et sur le prix que coûtait l’importation de je ne sais quel produit, sur son efficacité ou sa nocivité… J’avais rarement assisté à une conversation qui m’intéresse aussi peu et, lorsque je vis que certains convives se levaient, je compris que je pouvais enfin me retirer sans que cela paraisse insultant et je m’éclipsai bien vite, en m’excusant brièvement.

Je ne pouvais pas sortir du Salon de la Perle tant que la Feugatine ne m’en avait pas donné l’autorisation, selon ses instructions. Aussi, je commençai à me promener parmi les gens, en essayant de ne pas marcher sur les longues robes des dames ni sur la mienne. À un moment, je croisai le regard de Kaota. Postée près d’autres Épées Noires et d’autres gardes, elle semblait s’ennuyer mortellement. Je lui jetai un regard solidaire et je continuai à avancer, en évitant les couples qui dansaient. Lorsque j’arrivai au fond de la salle, je m’arrêtai pour contempler un moment les musiciens. Il y avait un instrument que je n’avais jamais vu et je regrettai l’absence de Frundis. Il aurait ainsi trouvé une autre source d’inspiration, pensai-je, en écoutant la vive mélodie.

J’ignorais encore que Frundis se trouvait si proche qu’il aurait bien pu entendre cette musique en ce même instant.

Je levai les yeux en entendant un raclement de gorge. J’observai que le protecteur de la Feugatine s’était arrêté près de moi. Il s’appelait Temess Gow. Il avait la réputation d’être un homme assez calme, mais, comme il était devenu l’ombre de Fladia Leymush, certains le critiquaient lui aussi de manière peu flatteuse en le traitant de lâche servile.

Je me tournai vers lui, intriguée, en me demandant si la Feugatine avait enfin décidé de nous donner la permission de retourner dans notre chambre. Il était tard, déjà, et, avec la journée bien remplie que j’avais eue, mes yeux commençaient à se fermer de sommeil.

L’humain portait son habituel costume noir. Ses yeux clairs et bleus se fixèrent dans les miens. Il inclina légèrement la tête et me dit :

— Sauveuse, nous avons un cadeau pour toi. Si tu veux bien me suivre…

— Un cadeau ? —demandai-je, en fronçant les sourcils.

— De Fladia Leymush —acquiesça-t-il.

Comme j’étais consciente que d’autres personnes pouvaient entendre notre conversation, je n’insistai pas et je suivis Temess jusqu’à l’une des entrées. Dans les couloirs, des enfants de l’âge de Kyissé jouaient, dessinant sur le sol avec des magaras de couleurs, et je pensai avec un certain respect aux personnes qui, le jour suivant les fêtes, nettoyaient tout efficacement.

Temess m’invita à entrer dans un petit bureau où, à défaut de fenêtres, brillait une lampe magara qui émettait une lumière oscillant entre le blanc et le vert.

Je laissai échapper une exclamation étouffée. Sur la table, dans toute sa longitude, se trouvait Frundis. Et devant, venant tout juste de se lever d’un fauteuil, un Jirio stupéfait me regardait fixement.

— Je crois que c’est le bâton que tu cherchais —dit Temess, en voyant que je ne réagissais pas.

Avec un extrême effort, je détournai les yeux de Jirio pour les poser sur l’humain… puis sur Frundis. J’acquiesçai.

— Il en a tout l’air —murmurai-je. Et j’inspirai profondément. Aryès m’avait avertie que Jirio vivait à Dumblor, alors, pourquoi étais-je si impressionnée de retrouver ce jeune ternian ? Son aspect avait beaucoup changé. Il avait pas mal grandi et il semblait avoir enduré bien des privations. Timidement, je fis un pas en avant et je soufflai— : Jirio ?

Temess nous regarda l’un après l’autre, étonné. Jirio secoua la tête, abasourdi.

— Comment est-ce possible ? —dit-il, d’une voix beaucoup plus grave que dans mes souvenirs—. Shaedra… C’est toi ? Mais… et la Sauveuse… ?

Je fis une moue innocente.

— C’est moi —affirmai-je—. Aryès m’a dit que tu étais dans la ville. Mais, malheureusement, je n’ai pas pu aller te voir au Labora… —Soudain, je me tus et je pâlis—. Frundis était au Laboratoire ?

Jirio agrandit les yeux.

— De quoi parles-tu ?

— Je veux dire, le bâton, vous l’avez trouvé dans un laboratoire celmiste ? —demandai-je, en m’adressant aussi à Temess.

L’humain acquiesça.

— La seule chose que je sais, c’est que l’inspecteur a envoyé le bâton dans un laboratoire pour qu’il soit examiné, car il pensait qu’il pouvait avoir quelques sortilèges.

— Et effectivement, il en a —compléta Jirio. Il souffla—. Je n’arrive pas encore à croire que tu sois là. Cela fait tellement longtemps…

Nous nous étudiâmes du regard, puis je lui adressai un grand sourire.

— Je suis contente de te revoir.

— Et moi —assura-t-il calmement. Il fit un geste en direction du bâton—. Tu es sûre que ce bâton est à toi ? Moi, à ta place, je ne le toucherais pas. D’où l’as-tu sorti ?

— Le bâton n’est pas à moi, c’est mon ami —rectifiai-je. Je m’avançai et je saisis Frundis. Un tonnerre effroyable et strident envahit mon esprit et je le lâchai immédiatement, en sifflant.

— Je t’ai dit de ne pas le toucher —Jirio se racla la gorge—. Cela fait des jours que nous essayons de comprendre comment la magara est constituée. J’ai même dû intervenir une fois parce qu’un des professeurs a failli tomber raide de peur. Il était un peu vieux et j’ai dû utiliser des éclairs d’électricité pour que son cœur recommence à battre. Je crois que ce bâton ne peut pas être le tien.

— Que veux-tu dire ? —m’alarmai-je, en me demandant s’il prétendait me le voler pour ses expériences.

— Tu n’arrives même pas à le toucher, alors tu ne peux pas avoir voyagé avec lui. Tu dois faire une erreur.

Je haussai les épaules et je repris le bâton. De nouveau, un son insupportable envahit mon esprit et j’eus la sensation que cent lances vibrantes me traversaient à la seconde.

« Frundis ! », exclamai-je. Je pris le bâton entre mes deux mains et je criai son nom de toute la force de mon esprit. « Par tous les démons, Frundis ! C’est Shaedra. Tu es à la maison maintenant, alors calme-toi. Chante-moi Giriara bouille de citrouille ou n’importe quoi, mais arrête de te tourmenter. »

La musique s’évanouit peu à peu, indécise.

« Shaedra ? », demanda Frundis. Il semblait un peu étourdi. « Shaedra, je rêve ? C’est toi ? Je crois que j’ai fait un cauchemar. Cela faisait des années que je ne faisais pas un aussi long cauchemar. Je n’ai même pas pu composer de musique. Tu as dit Giriara bouille de citrouille ? Bien sûr que je vais te la chanter. À moins que tu ne sois pas Shaedra. »

« Je suis Shaedra », lui assurai-je avec douceur, en lui caressant le pétale bleu et le rouge. « Syu n’est pas là, parce qu’il n’aime pas les fêtes et comme il est plus malin que moi, il est parti explorer. Calme, je suppose qu’être entouré de chercheurs celmistes n’a pas dû être facile, alors n’y pense plus et concentre-toi sur la bonne musique. »

J’avais commencé à entendre une mélodie de luth plus joyeuse. Bientôt une voix cristalline et moqueuse entonna :

Il était une fois, la semelle
d’une chaussure, d’une chaussure,
qui était le nez de la belle.
Et sous son front de titan,
de gros yeux teintés de rouille :
les villageois l’appelaient
Giriara bouille de citrouille.

Je soupirai de soulagement et je cessai de serrer le bâton avec tant de force. Frundis était en pleine catharsis et mieux valait le laisser chanter tout le temps nécessaire avant de lui poser des questions sérieuses.

Lorsque je levai les yeux, je vis que Jirio me contemplait, stupéfait. Temess, de son côté, semblait soulagé de voir qu’aucun malheur n’était arrivé.

— Tout est sous contrôle maintenant —fis-je, en souriant—. Merci beaucoup de m’avoir apporté Frundis.

— Comment as-tu fait ? —interrogea Jirio—. Pour l’apporter ici, j’ai dû envelopper la magara d’énergie pour l’endormir.

Je me sentis indignée en imaginant Jirio étourdir inconsciemment Frundis. Comment avait-il pu agir de la sorte ? Cela ne m’étonnait pas que Frundis soit encore un peu perturbé. Évidemment, Jirio ne pouvait pas savoir qu’il lançait des décharges électriques à un musicien compositeur…

— Comme je l’ai dit, le bâton et moi, nous nous connaissons depuis longtemps —expliquai-je, évasive—. Mais la situation est contrôlée. Maintenant, il me chante une chanson populaire. Tout va bien —répétai-je en voyant que Jirio continuait à me regarder, incrédule.

— Merci, garçon —dit alors Temess—. Tu as accompli ton travail. Tu peux retourner à ton laboratoire. Voici ta récompense.

Il tendit au ternian une petite bourse remplie de kétales. Je fronçai les sourcils.

— Combien y a-t-il ? —demandai-je.

Jirio, la mine embarrassée, prit l’argent.

— Deux cents kétales —répondit-il.

— Deux cents ? Pour un bâton comme Frundis ? C’est insultant —affirmai-je.

— Tu comprends, Shaedra… —Jirio se racla la gorge, il jeta un coup d’œil à Temess et demanda— : Est-ce que je peux parler un moment avec la Sauveuse ? Nous nous sommes connus à la Superficie. Nous sommes amis.

Temess fit non de la tête et je soupirai.

— Temess, s’il te plaît —dis-je, sur un ton implorant—. Je serais très heureuse de parler avec lui en privé.

L’humain nous observa un moment en silence.

— Seulement quelques minutes —décida-t-il.

Je lui souris.

— Merci.

Il sortit de la pièce. Pendant quelques secondes, il régna un silence absolu. Puis, Jirio s’approcha lentement de moi, l’air timide, et il me prit par les épaules.

— Je n’en crois pas encore mes yeux —admit-il—. Que fais-tu dans les Souterrains ?

— Je pourrais te poser la même question —répliquai-je—. Pourquoi n’es-tu pas avec ton frère Warith ?

Son visage s’assombrit et il laissa retomber ses mains, en détournant les yeux de mon regard inquisiteur.

— Je suis une calamité —déclara-t-il, avec un énorme soupir—. Mais j’ai mes principes. Je n’ai pas pu supporter Warith. C’était tout à fait impossible.

— Pourquoi ? —demandai-je, tout en devinant les raisons.

— Lorsque je t’ai dit adieu et que je suis rentré chez moi, Warith se querellait avec ses administrateurs parce qu’il disait qu’ils lui volaient son argent. Il a voulu que je m’occupe de les dénoncer et d’assainir ses comptes. J’ai passé six mois entiers à essayer de l’aider. Alors, un de ses conseillers a convaincu Warith que je falsifiais les comptes et mon frère m’a enfermé dans un cachot.

Je pâlis, atterrée.

— Ton frère t’a enfermé dans un cachot ?

— Comme tu l’entends —acquiesça-t-il—. Au bout d’un mois, il est venu me libérer et il s’est excusé. Un autre conseiller lui avait dit que le premier avait menti et Warith a fait pendre celui-ci sur la place, devant tout le monde, sans jugement ni rien, tu te rends compte ? Mais comme il a tant d’argent, tous les conseillers se sont débrouillés pour que la nouvelle ne se répande pas. Après… il y a eu d’autres histoires et… finalement, je me suis enfui du château et, par une série de hasards, je me suis retrouvé dans un laboratoire celmiste de Dumblor.

Je secouai la tête, abasourdie.

— Ça alors —dis-je—. C’est… terrible.

Jirio sourit.

— Pas tant que ça. Mais la vie à Dumblor n’est pas idéale non plus. Et je reconnais que je commence à en avoir assez de tant d’expériences. Je me suis rendu compte qu’avec tout ce que je sais, je pourrais gagner ma vie facilement. —Je lui rendis son sourire, en approuvant—. Je n’ai besoin que d’un peu d’argent pour commencer. C’est pour ça que tous ces derniers mois, j’ai fait des économies et… ces deux cents kétales, m’aideront à sortir de Dumblor, à retourner à la Superficie et à monter une affaire de lampes magaras de qualité.

— C’est une bonne initiative —reconnus-je—. Mais je croyais que ces deux cents kétales étaient pour le laboratoire.

Jirio s’empourpra.

— Les laboratoires ne vendent que les objets fabriqués par leurs travailleurs. Ils ne vendent pas les magaras trouvées. En réalité… c’est une personne qui m’a contacté et qui m’a dit que quelqu’un souhaitait récupérer le bâton.

Je soufflai.

— Alors tu as volé le bâton du laboratoire ? Ce n’est pas un peu risqué ?

— Ça l’est —avoua-t-il—. Mais ils ont tous confiance en moi. Et tous pensent que je suis un illuminé qui n’aurait jamais de la vie l’initiative de leur voler quelque chose. Je ressens encore une certaine honte de ce que j’ai fait, mais j’avais besoin d’argent pour partir. Shaedra, vraiment, non seulement je suis un voleur, mais en plus je manque à toute politesse : je ne te laisse même pas parler. Comment as-tu fait pour devenir d’un coup la Sauveuse de la dernière Klanez ? Tout le monde à Dumblor en parle. Et moi qui croyais que tu étudiais à Ato.

Je jetai un regard vers la porte. Je n’avais pas beaucoup de temps pour parler à Jirio, regrettai-je.

— En réalité, nous sommes à Dumblor un peu par accident —admis-je—. Nous nous sommes retrouvés bêtement en prison et quand les gardes se sont rendu compte que Kyissé avait quelque chose à voir avec le château de Klanez, ils ont inventé toute cette histoire des Sauveurs. Écoute, si tu veux, je peux te donner une partie du salaire que nous donne le Conseil. Pour le moment, je n’en ai pas besoin, on nous donne à manger et nous vivons comme des dieux —lui assurai-je, en roulant les yeux.

— Impossible —refusa-t-il—. Je demanderais de l’argent à Warith avant d’en demander à un ami. J’ai déjà vu trop clairement le mal que peut causer l’argent chez les gens.

Jirio, malgré le temps qui s’était écoulé, n’avait pas changé, pensai-je. C’était toujours une personne indécise, mais il avait bon cœur. Je haussai les épaules.

— Je crois que tu te trompes. Je te propose un accord. Moi, je te donne cent kétales de plus, car je n’ai pas davantage pour le moment, et lorsque j’en aurai besoin, tu me feras une autre faveur. Les choses fonctionnent beaucoup mieux comme ça —lui expliquai-je, avec sincérité.

Jirio me regarda la mine surprise, il réfléchit puis acquiesça.

— J’aurai besoin de plus d’argent si je veux acheter du matériel de qualité pour mes lampes.

— Alors marché conclu —fis-je—. Et quand penses-tu partir ?

— J’ai encore des choses à faire, mais… —Il hésita—. Peut-être que dans un mois j’aurais terminé.

— Terminé quoi ?

— Le projet que j’ai entrepris avec d’autres spécialistes. Tu vois, il s’agit de moduler la matière pour que celle-ci atteigne un équilibre énergétique résistant et durable. Un peu comme ce qui se passe avec les reliques —expliqua-t-il, enthousiaste—. Nous avons fait les calculs et la théorie est plus ou moins claire. Le problème, c’est que pour le moment, nous n’arrivons pas à bien l’appliquer sur les matériaux que nous avons choisis. —Brusquement, il se frappa le front de la main—. Tu vois ? Cette dernière année, j’ai passé tant de temps avec ça, que lorsque je commence à parler, il faut toujours que j’aborde ce sujet.

— Au moins, on dirait que tu aimes ce que tu fais —commentai-je.

— Oui, beaucoup. Mais le fonctionnement du laboratoire n’arrive pas à me convaincre.

— Je sais. Aryès a travaillé comme volontaire pendant quelques jours et il m’a dit que certains chercheurs paraissaient sympathiques, mais que l’on traitait les volontaires comme de simples cobayes.

— Aryès —répéta Jirio, en fronçant les sourcils. Son visage s’illumina—. Bien sûr ! Ce jeune kadaelfe aux cheveux blancs. C’est un ami à toi ?

— Oui. Et… lui aussi est un Sauveur à présent —l’informai-je avec désinvolture.

Jirio souffla.

— Aryès, un Sauveur ?

Je haussai un sourcil.

— Cela te semble plus normal que, moi, je sois une Sauveuse ?

À ce moment, la porte s’ouvrit et Temess apparut, Kaota derrière lui. À l’expression de cette dernière, on aurait dit que tous deux avaient discuté.

— Cela suffit —déclara Temess. Il était un peu énervé. Kaota pouvait parfois faire perdre patience à n’importe qui pour accomplir son travail.

— Temess —dis-je—. J’ai décidé que le bâton valait plus de deux cents kétales. Celui qui l’a apporté devrait toucher davantage.

Temess me lança un regard acerbe.

— En aucune façon —trancha-t-il.

— Je suis prête à payer de ma propre poche, même si le bâton est un cadeau de Fladia Leymush —répliquai-je, sur un ton emphatique—. Si cela ne te dérange pas d’attendre, Jirio, je vais chercher l’argent.

Temess suivit mon mouvement vers la porte, le regard exaspéré.

— C’est bon. Je vais parler avec Fladia, pour voir ce qu’on peut faire.

Je m’arrêtai et je jetai un regard éloquent à Jirio, tandis que Temess sortait de nouveau.

— J’espère que tu ne vas pas t’attirer des problèmes —soupira Jirio.

— J’en ai déjà trop pour qu’un de plus me préoccupe —répliquai-je.

Kaota, debout près de la porte ouverte, dégageait une aura de reproche qui ne me passa pas inaperçue. Jirio soupesa la bourse de deux cents kétales et pencha la tête de côté.

— Tu ne disais pas que tu vivais comme une reine dans ce palais ? —s’enquit-il.

Je détournai les yeux de ceux de Kaota et je caressai un pétale de Frundis pour le calmer : je venais d’entendre une note discordante et son état d’âme me préoccupait.

— J’ai dit ça —concédai-je—. Mais les reines aussi ont leurs problèmes. Surtout quand elles ne veulent pas l’être —ajoutai-je, tout bas.

Jirio ouvrit grand les yeux. Il commençait à comprendre que je n’étais pas au palais de mon plein gré. Je le vis regarder Kaota du coin de l’œil, méfiant. Il y eut un silence.

— Alors comme ça, tu n’es pas retournée à Dathrun ? —demanda-t-il.

— Non. Je suis revenue à Ato. Et j’ai continué à étudier. Jusqu’à ce que…

Je me mordis la lèvre, pensive, et Jirio acheva la phrase pour moi :

— Jusqu’à ce que des problèmes surviennent. Hum. J’ai du mal à imaginer que quelqu’un qui étudie paisiblement dans une petite ville comme Ato se retrouve soudain à Dumblor pour incarner une légende des plus connues des Souterrains.

— C’est difficile —approuvai-je—. Mais pas impossible, si l’on connaît les détails.

— Malheureusement, le temps nous manque —répliqua Jirio, avec une moue peinée—. Je dois rentrer rapidement, sinon je vais vite passer pour un fainéant. Le projet n’attend pas. —Il sourit légèrement, puis il fronça les sourcils et ajouta— : Il vaudra mieux que tu ne mentionnes pas cette histoire de bâton, hein ?

— Je viens de récupérer un ami et, toi, tu vas enfin pouvoir avoir ton propre avenir : nous y gagnons tous —conclus-je, amusée.

— C’est drôle. Il y a quelques jours à peine, j’ai pensé qu’un jour j’irais à Ato rendre visite à une terniane accompagnée d’un singe gawalt. Au fait, où est Syu ?

— Il explore la zone —répondis-je, contente qu’il se souvienne de lui.

Le silence tomba sur nous. Nous avions tant de choses à dire et nous disposions de si peu de temps… J’avais l’impression de me retrouver de nouveau à Dathrun, remémorant un passé lointain. L’image de Jirio marchant sur le Pont Froid, sous un ciel bleu et lumineux réveilla en moi la nostalgie de la Superficie.

— Pourquoi as-tu choisi les Souterrains ? —demandai-je, en brisant le silence.

On entendait déjà un bruit de bottes dans le couloir. Jirio haussa les épaules et sourit.

— Si je te le dis, tu ne me croirais pas.

À cet instant, Temess entra de nouveau dans le bureau, avec une autre bourse d’argent.

— Voici deux cents kétales de plus —déclara-t-il. Je remarquai qu’il était impatient de voir le ternian s’en aller enfin et je ne fus pas surprise quand Jirio prit rapidement la bourse et se hâta vers la porte. Il franchit le seuil et la lumière de feu du couloir illumina ses yeux verts lorsqu’il les tourna vers moi.

— Merci, Shaedra. Je te revaudrai ça.

Soutenant le bâton dans une main, je ne pouvais faire le salut typique d’Ato, aussi je réalisai le signe d’adieu de Dumblor : je portai mon poing sur mon cœur et j’inclinai brièvement la tête.

Un éclat de surprise dans les yeux, Jirio me rendit mon salut et, après une seconde d’hésitation, il s’en fut.

« Tu as l’air triste », observa Frundis, en atténuant sa musique. « J’ai l’impression d’avoir connu ce ternian. Mais je ne me rappelle plus où. »

Pour une fois, je ne répondis pas, omettant la vérité. Frundis n’aurait pas compris que j’éprouve de la peine de voir partir quelqu’un qui l’avait martyrisé avec des sortilèges.

2 Opérations secrètes

16 Un bateau subtil

Plus de deux semaines s’étaient écoulées depuis que nous avions reçu la lettre d’Asten et nous n’avions encore aucune nouvelle. Quelques pèlerins d’autres cités souterraines avaient commencé à se présenter pour voir la Fleur du Nord et, Aryès et moi, nous passions notre temps en apparitions publiques. Nous nous asseyions sur une sorte de trône, entourés de gardes aux costumes extravagants, tandis que des personnes de toutes sortes défilaient dans la salle. Beaucoup étaient atteints de quelque maladie, mais d’autres étaient de simples curieux venus vérifier que les rumeurs étaient bien vraies. Trois fois par semaine, Kyissé prononçait un discours en tisekwa qui impressionnait tout le monde, car la majorité des dumbloriens ne comprenait pas le tisekwa. De temps en temps, elle énonçait quelque phrase en abrianais avec un accent terrible. Dans ces moments-là, ses « d » n’étaient pas très réussis, car tant de public la décontenançait et j’avais parfois envie de demander à Fladia pourquoi elle imposait tant de travail à la fillette. J’avais même proposé de prononcer le discours à sa place, mais la Feugatine s’obstinait à dire que les Sauveurs n’étaient rien sans la Fleur du Nord et que c’était elle et pas nous que les gens voulaient entendre parler. J’avais, hélas, très bien compris qu’Aryès et moi, nous faisions seulement partie du décor et que la Feugatine se méfiait encore de nous.

Les seuls qui nous écoutaient, c’étaient Kaota et Kitari. Ils nous suivaient partout. Le seul moment de la journée où ils nous laissaient tranquilles, c’était durant la leçon du capitaine Calbaderca qui, satisfait de leur conduite, les envoyait s’entraîner ou se reposer selon leur gré. Eux, au moins, ils avaient trois heures de liberté par jour. Nous, par contre, notre journée entière était programmée et nous ne pouvions y échapper. Dès le réveil, nous devions aller nous baigner, puis nous habiller comme de grands empereurs, nous réalisions une procession jusqu’à la salle récemment baptisée Salle de Klanez et nous passions là des heures entières comme deux belles marionnettes, assis bien droits sur nos trônes. Puis nous mangions dans les appartements du capitaine Calbaderca et, l’après-midi, nous assistions aux leçons de rhétorique, de tisekwa et de politique. Je dus même apprendre par cœur des listes entières de phrases pour bien me conduire pendant les repas qu’organisaient le Conseil et autres personnes influentes du palais.

C’était une véritable torture. Si Aryès n’avait pas été là, je me serais sûrement enfuie à la première occasion. Non seulement Aryès avait un don pour me faire oublier toutes mes contrariétés, mais il était aussi plus prudent que moi et il savait calmer mon impatience. Il réussissait à me faire concevoir que si Lénissu n’avait pas montré de signes de vie, c’était peut-être parce qu’il n’avait pas encore pu mettre son plan en pratique. Cependant, comme j’aimais penser à toutes les possibilités, plus d’une fois je me demandai si Lénissu avait réellement un plan pour nous sortir de là avec succès.

En outre, théoriquement, nous ne pouvions abandonner Spaw et Drakvian. Mais nous ne savions pas où ils étaient. Peut-être que Spaw était avec Lénissu. Il était impossible de savoir ce qui se passait réellement hors des murs du palais et, le pire, c’était qu’à ce rythme, si nous ne prenions pas une décision, nous allions continuer à jouer les marionnettes jusqu’à avoir des rides et des cheveux blancs.

Le mois d’Osuna avait déjà commencé lorsque, finalement, ma patience fut à bout : cela ne pouvait plus durer. Je ne pouvais plus supporter la façon dont on nous utilisait. C’est pourquoi, à l’heure où tous dormaient, je m’enveloppai d’harmonies, je disposai discrètement des coussins sous ma couverture, je pris ma cape violette et je sortis par la fenêtre que j’avais laissée expressément entrouverte. L’ombre de Kitari, veillant sur nous, ne bougea pas. Sur la droite, contre le mur, il y avait un grand miroir et, sachant que je perdais la concentration chaque fois que je voyais mon reflet, je détournai le regard et je me glissai silencieusement hors de la chambre.

Sortir de la cour par les toits ne fut pas facile et il m’aurait été très utile de savoir léviter comme Aryès. Cependant, j’étais une gawalt, me rappelai-je. Et une har-kariste. Et puis, j’avais des griffes.

« Nous le savons bien que tu es merveilleuse », se moqua Syu, en sautant sur mon épaule. « Tu partais sans moi ? »

Je lui tirai la queue, pour jouer.

« Penses-tu. J’ai besoin que tu me guides. Je dois parler avec Lénissu. »

Syu écarta sa queue, exaspéré, et acquiesça.

« Alors, allons parler à Lénissu. »

Renforçant mes harmonies pour qu’elles ne s’effilochent pas facilement, je pris de l’élan, je fis un bond et j’escaladai le mur pour atteindre une terrasse qui donnait sur d’autres chambres. Je sautai de terrasse en terrasse, évitant les lieux où passaient des gardes ou des gens revenant tard, et j’atterris finalement près des étables, à côté de l’énorme place qui s’étendait en face du palais.

Je m’enveloppai d’une nouvelle épaisseur d’harmonies et je commençai à parcourir une des rues contiguës au palais, en rasant prudemment les murs. Bien que ce soit « la nuit », des patrouilles passaient de temps en temps et, dès que je les apercevais, je changeai de rue ou je me cachai dans un coin plus sombre pour que l’on ne me voie pas.

« Bien », dis-je, tout en avançant dans les rues de Dumblor. « Où as-tu vu Lénissu la dernière fois ? »

Je sentis une onde d’énergies. Syu, entouré d’harmonies, sauta sur les pavés et se mit à courir.

Nous grimpâmes des escaliers, nous parcourûmes des ruelles et nous traversâmes des places et des jardins avant que le singe gawalt ne s’arrête sur la saillie d’un mur. Il prit un air songeur.

« Je crois que c’était par ici », dit-il, en signalant d’un long doigt noir une cour entourée d’une pierre sphérique et peuplée de stalagmites. L’entrée était une ouverture de moins d’un mètre.

« Cela fait peur », avouai-je. Je me cachai pour regarder passer une patrouille non loin, puis j’inspirai profondément. « Nous n’avons pas d’autre solution. » Et je franchis l’entrée de cet étrange endroit. L’unique lumière provenait de la rue et s’estompait petit à petit, tout devenant sombre.

Ceci n’était pas une cour habituelle, pensai-je. Les grandes colonnes présentaient des formes naturelles fascinantes. J’entendis un bruit aigu et je levai la tête, craintive. Entre le toit et les colonnes, je vis soudain passer une ombre. J’entendis un autre cri et l’ombre volante disparut.

— Que les dieux te pardonnent, que fais-tu ici ?

Je me retournai brusquement et je me trouvai face à une personne qui venait d’entrer par la même ouverture que moi. Son visage dans l’ombre se voyait à peine.

— Sors de là —insista-t-il.

— Oh —dis-je. Et je jetai un coup d’œil en direction des colonnes, en me demandant si elles pouvaient m’aider en cas de fuite—. Je cherche quelqu’un.

— Peut-être que c’est moi que tu cherches ? —se moqua mon interlocuteur, en s’approchant.

Je reculai, effrayée.

— Ou moi —dit une voix dans mon dos.

Je sursautai et Syu se cacha sous mes cheveux et sous ma cape, atterré. Au cas où, je préparai un sortilège harmonique. Sur ma gauche, se trouvait un petit elfe noir aux yeux rouges et scrutateurs. Et à l’entrée la terniane encapuchonnée croisait les bras.

— Qui es-tu ?

Ce n’était pas une bonne idée de répondre à cette question. Peut-être que Lénissu ne se trouvait pas là…

— Je cherche Lénissu —déclarai-je, sans répondre à sa question.

La terniane retira sa capuche, en découvrant un visage fin et très pâle.

— Cela change les choses —admit-elle—. Entre.

Elle passa devant moi, elle fit un geste de salutation à l’elfe noir et elle disparut derrière une large colonne. L’elfe me regarda, l’expression interrogatrice. J’essayai de me donner du courage, en vain ; je suivis malgré tout la terniane et, en la voyant passer par une porte ouverte d’où émanait une faible lumière, je me dis qu’il était plus que probable que ce soit l’antre des Ombreux.

* * *

— Où est Lénissu ?

— Je ne peux pas te le dire —me répondit posément la terniane tandis que nous entrions dans un petit salon circulaire—. Attends-moi ici.

Elle me laissa en compagnie de l’elfe noir, qui m’invita à m’asseoir dans un des fauteuils. Je comptai les portes. Dans cette pièce, il n’y avait pas moins de sept portes.

— Tu es sa nièce, n’est-ce pas ? —demanda l’elfe noir au bout d’un silence.

Son expression railleuse me rappelait un peu celle de Nart lorsqu’il taquinait Wiguy. Ses yeux rieurs ne m’inspiraient toutefois pas confiance.

— Oui —répondis-je.

— Alors, tu dois être la Sauveuse —déduisit-il, avec un léger sourire.

— Il paraît —acquiesçai-je, embarrassée. Tous les Ombreux étaient-ils donc au courant de ce qui était arrivé ?

— C’est curieux —poursuivit-il—. Je connais Lénissu depuis très longtemps. Il ne m’avait jamais mentionné qu’il avait une nièce. D’où es-tu ?

— D’Ato —répondis-je, laconique—. Et toi ?

Il sourit.

— De Dumblor depuis toujours.

— Et tu es un Ombreux depuis toujours aussi ? —m’enquis-je.

— Presque —répliqua-t-il—. Autrefois, j’étais un devin.

Il se leva, s’approcha et s’assit dans un fauteuil juste en face de moi. Je réprimai un sourire.

« Un devin, Syu, cela promet. »

Le singe feula et sortit de sa cachette, en montrant les dents à l’elfe noir. Ce dernier manifesta une certaine surprise en voyant le singe, mais il reprit aussitôt une expression moqueuse.

— Tends la main —me dit-il.

— Tu as dit qu’autrefois, tu étais un devin —lui rappelai-je—. Mais maintenant tu ne l’es plus, n’est-ce pas ?

— Un don ne se perd pas, ma chère —répliqua-t-il, avec un sourire de charlatan—. Tends la main et je te dirai si ta vie sera longue ou courte.

Je pris une mine désabusée et je tendis la main avec les griffes bien sorties. Je souris en voyant son expression.

— J’ai un avenir épineux, n’est-ce pas ? —demandai-je, sur un ton théâtral.

— Cela ne devrait pas m’étonner que tu te moques de mon don —soupira-t-il, en se renfonçant dans son fauteuil—. Lénissu non plus ne me prenait pas au sérieux.

— Depuis quand le connais-tu exactement ? —m’enquis-je, intéressée.

— Depuis que j’ai débuté comme Ombreux. Le garçon avait dix ans, imagine-toi. C’était un garçon très débrouillard. Et sa sœur aussi. Le Nohistra les considérait comme ses enfants. Jusqu’au jour où Lénissu l’a trahi.

Il me regarda avec attention, comme s’il essayait de deviner si je savais quelque chose sur le sujet. Comment n’allais-je pas savoir que Lénissu avait travaillé contre le Nohistra pour le faire destituer, alors qu’il me l’avait lui-même raconté ?

— Il m’a dit que le Nohistra l’avait exilé.

Les yeux de l’elfe brillèrent d’amusement.

— Exilé ? Pas du tout. Lénissu l’a abandonné. Et quand il est revenu de la Superficie, il ne s’est même pas présenté devant celui qui s’était occupé de lui comme un père.

Soudain, une terrible idée s’insinua dans mon esprit.

— C’est toi… le Nohistra ?

L’elfe noir s’esclaffa.

— J’aimerais bien. Mais non. Je suis sa main droite.

Une des portes s’ouvrit et un humain émacié, dont la peau laissait transparaître les os, apparut. Il était entouré d’une énergie qui oscillait entre le jaïpu et le morjas. Ses yeux, d’un rouge intense, brillaient comme une lanterne. C’était une image qui me semblait familière, pensai-je, en sentant le sang déserter mon visage.

— Le Nohistra Derkot Neebensha —annonça l’elfe noir avec un demi-sourire, tout en se redressant.

Le Nohistra était un nakrus. Je me levai lentement, sans détacher mon regard de cette silhouette terrifiante.

« Il est presque comme Marévor Helith », observa Syu.

Presque, approuvai-je. Et je dus rectifier. Le Nohistra n’était pas un nakrus comme le maître Helith. Mais il était en voie d’en devenir un.

* * *

— Tu cherches Lénissu Hareldyn ? —me demanda le nakrus sur un ton posé.

— Lui-même —répondis-je, en le scrutant attentivement. Comment un tel être pouvait-il s’être occupé de Lénissu et de ma mère ?

— Tu es Shaedra, n’est-ce pas ? —Le Nohistra s’avança dans la pièce circulaire d’une démarche peu gracieuse. Dans sa main, il portait un petit bâton noir sur lequel il s’appuyait.

— Je suis sa nièce. Lénissu est ici, n’est-ce pas ? —demandai-je. S’il n’était pas là, que diables faisais-je là ?, ajoutai-je pour moi-même.

— Il est parti réaliser la tâche qu’il a promis d’accomplir —répondit le Nohistra—. Ergert, laisse-nous seuls.

L’elfe noir au visage de charlatan inclina brièvement la tête et sortit par l’une des sept portes. Avec une certaine inquiétude, j’essayai de me rappeler par quelle porte j’étais passée en entrant. Le Nohistra fit tourner son bâton, songeur.

— Tu sais ? Ton oncle est une personne très habile. Il est capable de sortir avec succès du pire des pétrins. Asseyons-nous. La maison est tranquille à cette heure et je ne crois pas que l’on nous dérange. J’aimerais parler avec toi —dit-il, en s’asseyant dans un fauteuil—. Lorsque je l’ai interrogé, Lénissu m’a dit qu’il donnerait sa vie pour toi. Sa sincérité a attiré mon attention. Le garçon n’a pas l’habitude d’être très franc avec moi —reconnut-il—. J’ai dû apaiser ses colères plus d’une fois. Assieds-toi —insista-t-il, en voyant que j’étais restée debout.

Une fois assis, le Nohistra de Dumblor me regarda d’un air paternel.

— Tu n’as jamais vu un homme comme moi, n’est-ce pas ? Boh, finalement, je ne suis pas si éloigné des canons de beauté, mais il me manque peut-être quelques années pour atteindre l’image idéale.

Ses yeux, comme deux boules de feu rouge, étincelaient dans son visage émacié. Je haussai les épaules.

— À ce que j’ai entendu dire, les nakrus ont une perception du monde très différente de celle des autres mortels.

Le Nohistra sourit en constatant que je savais reconnaître un nakrus.

— Mortels ? —répéta-t-il, amusé—. Les nakrus, nous aspirons à l’immortalité.

— Eh bien. Je suppose que tu dois savoir qu’un bon nombre de nécromants qui veulent devenir des nakrus meurent après l’avoir tenté pendant des années. Une chose est d’aspirer à l’immortalité et une autre de l’atteindre. En plus, réussir à se régénérer ne signifie pas que l’on soit immortel.

On voyait bien que cette après-midi-là je m’étais entraînée à la rhétorique, pensai-je avec ironie. Derkot Neebensha fit une moue amusée.

— Tu t’es beaucoup intéressée à la nécromancie, à ce que je vois. Tu n’aurais pas, par hasard, envie d’apprendre les arts nécromantiques ? Je pourrais moi-même t’apprendre.

— Non, merci —répliquai-je.

Le nakrus laissa échapper un bref éclat de rire.

— Et, maintenant, tu me donnes la même réponse que celle que m’a donnée Lénissu à l’époque.

Les paroles que Lénissu m’avait dites un an auparavant me revinrent à la mémoire : “Je maudis le jour où j’ai promis que je ne toucherais jamais à la nécromancie”. Il pensait sans doute à son cher Nohistra en disant cela, songeai-je.

— Où est Lénissu ? —insistai-je—. J’aimerais lui parler.

— Cela ne va pas être possible, ma chérie, il n’est pas à Dumblor. Mais il reviendra, ne te tracasse pas. J’avais seulement besoin qu’il me fasse une faveur. Et je lui ai promis de veiller sur toi —ajouta-t-il avec un horrible sourire.

— Quelle faveur ? —répliquai-je.

— Oh. Rien de très compliqué —m’assura-t-il—. Je te promets qu’il reviendra vivant. Il ne me viendrait pas à l’idée de mettre sa vie en danger. Après tout… —Il m’adressa un sourire—. C’est moi qui l’ai élevé.

Un frisson me parcourut le corps.

— C’est ce que m’a dit ta main droite.

— Ma main droite ? —fit-il, surpris.

— L’elfe noir qui vient de sortir —expliquai-je, en fronçant les sourcils.

— Ah, Ergert. Il t’a dit qu’il était ma main droite ? —Il secoua la tête, amusé—. Je n’ai pas besoin d’autre main droite que la mienne —dit-il, en levant sa main couverte d’un gant noir—. Mais dis-moi une chose, qui est cette jeune Klanez dont tout le monde parle ? J’ai beaucoup d’informations sur le sujet… mais j’aimerais connaître ton opinion. Tu crois vraiment que c’est une fillette spéciale ou tu crois qu’ils l’ont simplement dénichée dans un orphelinat de Dumblor pour leurs convenances ?

— Kyissé est une fillette spéciale —répondis-je sincèrement.

— Tu penses donc vraiment qu’elle a le pouvoir d’entrer dans le château de Klanez sans qu’il ne lui arrive de mal ?

— C’est possible. C’est curieux que ce sujet t’intéresse —observai-je.

— Simple curiosité —affirma-t-il—. Mais une autre chose. Je ne vais pas te cribler de questions, mais je t’en poserai seulement deux de plus et je te laisserai partir après t’avoir révélé où se trouve exactement Lénissu. Sauf si tu ne réponds pas.

J’essayai de conserver le calme sous le regard surnaturel du Nohistra.

— Je répondrai aux questions —dis-je—. Sauf si je ne peux pas.

— Très bien. Première question : qu’as-tu à voir avec les Hullinrots et pourquoi te cherchent-ils ?

J’avalai ma salive.

— Quoi ? —soufflai-je, déconcertée—. Les Hullinrots ? Qu’est-ce que les Ombreux ont à voir avec les Hullinrots ?

— Les Ombreux, rien. Moi, par contre, je suis un nécromancien, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Et je connais les Hullinrots. Par conséquent, je sais qu’ils te cherchent. Et je sais qu’il y a une histoire très grave cachée là-dessous que Lénissu n’a pas voulu me raconter. J’espère que tu vas me l’expliquer.

— Attends une minute. —J’inspirai profondément—. Tu es en train de me dire que les Hullinrots me cherchent ? Vraiment ? Mais… tu as des preuves ?

— Je ne sais pas si tu as remarqué, pour le moment tu as posé plus de questions que moi. Et tu n’as pas encore répondu. Je t’ai dit que les Hullinrots te cherchent. Au moins l’un d’eux. J’ai parlé il n’y a pas longtemps avec cette personne, dans cette pièce même, mais elle n’a pas voulu me dire pourquoi elle te cherchait. Cependant, j’avais entendu des rumeurs. La nouvelle selon laquelle des ternians, enfants de nakrus, se promenaient dans la Cordillère des Hordes m’était déjà parvenue depuis longtemps. Au début, je n’avais pas fait le rapport entre toi et cette histoire, jusqu’au jour où j’ai entendu le nom de Jaïxel.

— Apparemment, tu en sais plus que ce que tu disais au début —observai-je—. Et probablement plus que moi.

— Écoute, ce n’est pas que j’aie un grand intérêt dans cette histoire, mais je pourrais t’aider si j’en savais un peu plus sur le sujet. Je sais que tu es une jeune fille courageuse, presque une femme, mais si une liche est mêlée à cette histoire, je crois que tu auras besoin de mon aide.

— Alors, un Hullinrot est venu chez toi expressément à ma recherche ? —murmurai-je, atterrée. Les paroles du maître Helith n’avaient jamais réussi à m’effrayer réellement et je m’étais même demandé quelquefois si les Hullinrots existaient vraiment… Mais que le Nohistra de Dumblor ait reçu chez lui un Hullinrot en personne… cela changeait les choses. Syu, en sentant mon trouble, s’agita, mal à l’aise, et il se mit à me tresser discrètement une mèche de cheveux.

— Tu devrais répondre à ma question si tu veux réellement revoir Lénissu —me rappela Derkot Neebensha.

— C’est une menace —m’alarmai-je—. Tu as dit qu’il reviendrait sain et sauf.

— Oui. J’ai dit cela. Eh bien ? Qu’as-tu à voir avec les Hullinrots et avec Jaïxel, jeune terniane ?

— Si Lénissu ne voulait pas te le dire, c’est qu’il devait avoir une bonne raison —décidai-je, en le foudroyant du regard.

Le nakrus eut un rictus.

— Mais peut-être que moi, je réussis à faire en sorte que tu aies une bonne raison de me le dire.

Il leva la paume de sa main gantée et je tressaillis en voyant que les gants vibraient d’énergie brulique.

— Tu ne peux pas t’enfuir d’ici sans ma permission —m’avertit-il lorsque je fus sur le point de me lever et de partir en courant vers la première porte rencontrée—. Souviens-toi que tu es entre Ombreux et que tu es allée toute seule au-devant des problèmes.

La panique commençait à m’envahir et Syu poussa un feulement menaçant. J’appliquai toute la théorie sur la concentration que m’avaient enseignée le maître Dinyu et Kwayat et je tentai de me redonner du courage.

— C’est toi qui as libéré Lénissu de la prison. Tu as dit que c’était comme un fils pour toi. Tu devrais avoir un peu plus de respect pour sa nièce —fulminai-je, craintive, le regard rivé sur son gant.

— Et toi, tu devrais me respecter et m’obéir puisque je suis presque comme ton grand-père —répliqua-t-il, moqueur—. Réponds maintenant, que cherchent les Hullinrots ? Je ne crois pas que ce soit terrible au point de ne pas pouvoir me le dire. Je ne sais pas ce que Lénissu a bien pu te raconter sur moi, mais sache que j’ai le sens de l’honneur et de la famille.

Je me mordis la lèvre, indécise. La famille, me répétai-je, hallucinée. Me considérait-il vraiment comme une sorte de petite-fille ou se moquait-il de moi ? D’un autre côté, si je lui racontais l’histoire du phylactère, que pouvait-il se passer ? Rien de très grave, puisque le Nohistra était un nakrus. Il n’allait pas me dénoncer aux Mentistes.

— Jaïxel m’a laissé une partie de ses souvenirs —révélai-je—. Et les Hullinrots croient de façon erronée que ces souvenirs pourront les aider à mieux comprendre Jaïxel et, ainsi, à le détruire. Du moins, c’est ce que j’ai compris.

— Jaïxel a injecté une sorte de phylactère dans ton esprit, c’est cela ? —L’intensité de la lumière de ses yeux rouges diminua—. Intéressant. Je ne savais pas que l’on pouvait faire ça. Mais bien sûr, nous ne parlons pas de n’importe quel celmiste, nous parlons d’une liche. —Dans son intonation, je remarquai un léger accent de respect et d’admiration—. Et, bien sûr, toi, tu ne te souviens pas quand tout cela est arrivé, n’est-ce pas ? —Je fis non de la tête—. Je commence à comprendre la réaction d’Ayérel et de Zueryn —commenta-t-il. J’écarquillai les yeux en entendant les noms de mes parents—. Ils ont bien fait de s’enfuir. Marévor Helith est derrière tout ça, pas vrai ?

C’était une question piège, compris-je. En réalité, il voulait savoir si, moi, je connaissais Marévor Helith. Je haussai les épaules.

— Qui est Marévor Helith ? —demandai-je innocemment.

Le nakrus se racla la gorge, sceptique.

— C’est bon. Je crois que nous avons assez parlé de ce sujet. Cette histoire de phylactère m’éclaire beaucoup de choses. Quand je pense que ce Lénissu est toujours aussi cachotier. Deuxième question : appartiens-tu à une confrérie qui ne soit pas celle des Ombreux ?

Je haussai un sourcil.

— Non —dis-je, simplement.

— Mais tu es une Ombreuse.

— Non plus —fis-je, patiemment—. Il y a quelques mois, je ne savais même pas que mon oncle était un Ombreux.

— Ah. —Derkot réprima un éclat de rire incrédule—. Alors sois la bienvenue à la confrérie des Ombreux. Je connais ton dossier. Har-kariste. Celmiste. Des histoires mystérieuses en rapport avec une liche. Pour ne pas mentionner ton dernier exploit : entrer dans un palais en tant que Sauveuse de la dernière Klanez. Tu devrais y réfléchir plus attentivement. Je t’offrirais un bon salaire et des missions intéressantes.

Je me mis à rire et je me levai.

— Je crois que cette conversation a assez duré —déclarai-je, en désirant ardemment retourner dans ma chambre—. Maintenant, c’est ton tour de répondre. Quand Lénissu va-t-il revenir ? Et où l’as-tu envoyé ?

Le Nohistra s’appuya sur son fin bâton noir pour se lever.

— Je l’ai envoyé chercher des mandelkinias pour qu’il apprenne la leçon —m’informa-t-il sur un ton désinvolte.

— Des mandelkinias ? —répétai-je, sans comprendre.

— On les appelle aussi perles de dragon. Ce sont des pierres précieuses. J’ai envoyé ton oncle en compagnie d’un étrange say-guétran, un ami à lui, qui est arrivé à Dumblor depuis un bon moment déjà. Il était à sa recherche et il paraissait disposé à l’accompagner.

— Srakhi ? —m’exclamai-je, en sentant mon cœur bondir.

— Celui-là même. Par contre, je ne sais pas quand ils reviendront. Mais j’ai promis à Lénissu que, lorsqu’il sera de retour avec les perles, je lui donnerai quatre mille kétales. Il pense sans doute qu’ainsi, vous pourrez tous quitter Dumblor. Mais, comme je suis très clairvoyant et que je sais que cela est peu probable, j’ai élaboré un autre plan.

Il m’adressa un sourire blanc et squelettique. Debout, près du fauteuil, je le regardai avec appréhension.

— Quel plan ?

— Tout a à voir avec cette histoire des Klanez qui a bouleversé la moitié de Dumblor. Non seulement cela a brisé la tentative de soulèvement que certains préparaient depuis des mois, mais, en plus, il se prépare une expédition très intéressante au château de Klanez pour en sortir toutes ses richesses. Pour beaucoup d’aventuriers, c’est un rêve qui devient réalité. Bien. Comme les Sauveurs ne vont pas pouvoir y échapper à moins que tous les conseillers meurent d’ici quelques semaines, je crois que le mieux, ce sera que vous travailliez pour moi pendant cette expédition, puisque vous allez inévitablement y participer. Et lorsque Lénissu reviendra avec ces mandelkinias, je ferai tout mon possible pour qu’il vous accompagne.

— Tu veux que nous participions à une expédition qui se rend à un château rempli de pièges, d’où jamais personne n’est sorti sain d’esprit ? Tu veux nous tuer —conclus-je.

— Nous verrons. Mais toi même tu as pensé que la Fleur du Nord n’est pas un artifice. Il se peut qu’elle soit la véritable Klanez. Et dans ce cas, je ne crois pas que le risque soit tel que tu le décris. Enfin, je ne vais pas en dire davantage sur cela, parce que je suis encore en train de le planifier et peut-être que je changerai d’avis selon l’information qui me parvient, mais sincèrement cela me semble la manière la plus élégante de vous sortir du cercle du palais. J’ai été très heureux de te connaître, Shaedra. Il vaudra mieux que tu retournes au palais, avant qu’ils ne s’aperçoivent de ton absence. Cette porte est celle de la sortie —indiqua-t-il, en me signifiant que la conversation était terminée.

Je joignis les mains en signe de salutation et je dis :

— J’espère que ta tendresse pour Lénissu est sincère.

— Elle l’est. Même s’il me trahissait cinq fois, je continuerais à l’aimer —affirma-t-il—. Je sais que ce n’est pas moi qu’il haït, mais le Nohistra.

J’arquai un sourcil.

— N’est-ce pas la même personne ?

Les yeux rouges du Nohistra brillèrent plus intensément pendant quelques secondes, mais il ne répondit pas.

— Bonne nuit —ajoutai-je, avant de sortir par la porte qu’il m’avait indiquée.

17 Soupçons et reproches

« Pourquoi Lénissu connaît toujours des gens si bizarres ? » demandai-je à Syu, en sortant de la cour de l’antre de la confrérie.

« Au moins, il s’intéresse à nous », relativisa le singe.

« Moi, je ne lui ai pas demandé de m’aider. Évidemment, comme tout est si embrouillé, à la fin, on finira par avoir besoin de son aide. Quelle honte ! Être aidés par un nakrus. »

« Je me souviens qu’une fois tu m’as dit que Marévor Helith aussi nous avait aidés », fit remarquer Syu.

« Ce n’est pas la même chose. Marévor Helith est un nakrus qui s’est racheté. Lui-même a dit qu’il n’était pas un nécromancien. Mais Derkot Neebensha est un nécromancien qui essaie de devenir un nakrus. Quelle idée ! Et, en plus, il se mêle de nos affaires », ronchonnai-je.

Accablée comme je l’étais par mes pensées, j’avais complètement oublié de me fondre dans les harmonies et, après avoir parcouru plusieurs rues, je sursautai en voyant apparaître devant moi, dans la pénombre, une silhouette encapuchonnée et armée.

— J’ai cru que je ne te trouverais pas.

Je réprimai un gémissement plaintif et je massai mes tempes avec les mains. Il ne me manquait plus que ça.

— Kaota, je ne t’ai pas demandé de me suivre. C’est incroyable. Personne n’était censé m’avoir vue sortir du palais. Tu es pire que mon ombre —grognai-je, de mauvaise humeur.

Kaota ne broncha pas.

— De toute façon, je n’aurais pas dû sortir de mon lit —soupirai-je, agitée—. Maudits Ombreux.

Je commençai de nouveau à avancer dans la rue et l’Épée Noire me suivit à quelques mètres. En arrivant au bout de la rue, je m’arrêtai net.

— Pour qui travailles-tu exactement ? —lui demandai-je, en la scrutant du regard.

Kaota prit un air surpris.

— Pour toi —répondit-elle.

— Non. Je dis à part moi. Pour qui espionnes-tu ?

Pour une fois, je vis passer sur son visage une expression offensée.

— Je ne suis pas une espionne, Sauveuse, je suis une Épée Noire —répliqua-t-elle sur un ton catégorique.

Je l’observai attentivement. Disait-elle la vérité ? J’avais du mal à le croire.

— Je ne comprends pas —avouai-je—. Je ne paie aucune escorte. Alors, ce doit être la Feugatine ou le capitaine Calbaderca ou le Conseil, mais, si on nous impose une escorte, quelqu’un doit bien en tirer quelque profit.

— Bien que je travaille pour toi depuis un certain temps, je crains que tu n’aies pas compris comment fonctionne la Garde Noire —soupira la jeune bélarque—. Les gardes, nous sommes indépendants du Conseil depuis plus de trente ans. C’est le Tribunal qui a décidé que tu avais besoin d’une escorte. Le capitaine Calbaderca nous a choisis mon frère et moi et nous touchons le salaire de n’importe quelle Épée Noire. Rien de plus. Nous ne rendons de compte à personne. Nous devons seulement vous protéger Aryès et toi. Mais, apparemment, tu as décidé de me rendre la tâche difficile.

Je demeurai un moment immobile, méditative. Kaota semblait sincère. Et la vérité, c’est que je tendais à penser qu’elle l’était. Pendant la journée nous croisions rarement quelques mots, toutefois, nous avions bavardé plus d’une fois et j’avais commencé à la connaître. Je savais que Kaota était une personne aimable, simple et honnête sous bien des aspects. Mais j’avais toujours eu une certaine réserve parce que j’étais convaincue depuis le début qu’elle et son frère nous épiaient plus qu’ils ne nous protégeaient.

Je me sentis un peu honteuse.

— Je regrette, Kaota —murmurai-je finalement—. Je regrette de t’avoir insultée de cette façon. Mais tu dois comprendre que, dans ce palais, je ne peux me fier à personne.

— En cela, nous sommes d’accord —répondit-elle, en souriant.

Nous descendîmes ensemble des escaliers. Lorsque nous arrivâmes en bas, je me raclai la gorge.

— Alors, tu ne diras à personne ce qui s’est passé aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Une Épée Noire ne juge pas et ne dévoile pas les secrets —répliqua Kaota avec fermeté.

Je fis une moue songeuse et j’avouai :

— Parfois, je serais contente que tu partages ton opinion avec moi. En plus, je suis sûre que, depuis le début, tu penses que je suis une terrible menteuse.

— Une menteuse ? —répéta Kaota, l’air de ne pas comprendre.

— Parce que je suis la Sauveuse d’une légende à laquelle j’ai du mal à croire —expliquai-je.

La garde souffla.

— Je ne pense pas que tu sois une menteuse. Justement parce que depuis le début tu n’as pas essayé de dissimuler que tu n’étais pas la Sauveuse.

— Alors, toi aussi, tu penses que c’est ridicule, cette légende selon laquelle la Fleur du Nord et les Sauveurs guérissent des milliers de personnes… n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas dit ça. D’abord, j’ai pensé que tu étais juste une fillette chanceuse que Fladia Leymush avait dénichée quelque part pour monter un cirque. Mais, maintenant, j’ai changé d’avis et je pense que tu es réellement la Sauveuse. Je m’entraîne depuis toujours comme garde et tu as réussi à sortir du palais sans que je m’en aperçoive sur le moment. Tu as un bâton magique et tu sais parler aux singes. Et… Bon, il y a sûrement d’autres choses.

Je l’observai avec un demi-sourire, amusée.

— Moi aussi, je m’entraîne depuis toujours pour servir ma ville d’Ato. Je ne crois pas que mon habileté à me cacher soit un don spécial réservé aux Sauveurs —commentai-je, railleuse—. Et, d’ailleurs, je ne sais pas parler aux singes. Je ne sais parler qu’à Syu.

« C’est amplement suffisant », m’assura le singe, sur un ton convaincu.

Nous continuâmes à marcher en silence un moment et, alors, Kaota demanda sur un ton hésitant :

— Et où es-tu allée ?

Un éclat de rire m’échappa.

— Une Épée Noire ne juge pas —dis-je, solennellement—. Bon. Pour être sincère, je devais parler avec une personne que j’aime beaucoup. Mais, malheureusement, elle ne se trouvait pas là où je suis allée.

La curiosité brillait dans les yeux châtains de Kaota.

— Ce n’est pas dans mes habitudes d’être indiscrète —avoua-t-elle—, mais… c’est un Ombreux ? Tout à l’heure, tu as prononcé le mot « Ombreux » —dit-elle, pour se justifier.

— Et qu’importe si c’en est un ? —m’enquis-je, en arquant un sourcil.

L’Épée Noire haussa les épaules.

— Les Ombreux ont mauvaise réputation.

— Je ne vais pas te dire le contraire —concédai-je—. Mais cette personne en particulier est honnête et de bon cœur.

Kaota se mordit la lèvre et je devinai son dilemme : normalement, une Épée Noire n’interférait jamais dans les affaires des personnes qu’elle protégeait, mais, en même temps, elle avait envie de savoir qui elle protégeait exactement. Peut-être pensait-elle que, moi aussi, j’étais une Ombreuse…

— Vas-y, demande —l’encourageai-je, en souriant.

La bélarque fit une moue comique.

— Bon, eh bien, ne dis pas au capitaine Calbaderca que je n’ai pas respecté les règles, hein ?

— Cela ne me passerait pas par la tête —lui promis-je.

Elle se racla la gorge et se lança :

— Comment est-ce possible que tu connaisses cette personne si tu n’avais jamais été à Dumblor ?

— Parce que je suis venue à Dumblor avec elle —répondis-je posément.

— Oh. —Elle fronça les sourcils—. Et pourquoi la Feugatine ne l’a pas invitée au palais ?

— Parce que, lorsque la Feugatine est venue nous chercher Aryès et moi en prison, mon oncle, c’est la personne dont je parle, ne s’y trouvait plus.

Je fis une moue en voyant que ma réponse avait généré beaucoup plus de doutes à Kaota.

— La prison —murmura-t-elle—. Je crois qu’il vaudra mieux que je n’en sache pas plus sur ce sujet.

Je haussai les épaules.

— Comme tu voudras. La vérité, c’est que si je te donnais plus de détails, cela démythifierait légèrement la belle légende des Sauveurs et de la Fleur du Nord —admis-je.

Mon commentaire sembla la laisser songeuse. Nous étions presque arrivées au palais, lorsqu’elle dit :

— En tout cas, j’espère que, la prochaine fois que tu auras l’idée de sortir du palais de cette façon, tu m’avertiras pour que je puisse faire mon travail correctement.

Je secouai la tête, impressionnée.

— Tu prends vraiment ton travail au sérieux. Je t’assure que le risque qu’il m’arrive un malheur est plutôt maigre. —Je me souvins alors de la main gantée débordant d’énergie du Nohistra de Dumblor et j’ajoutai— : Pour le moment, du moins.

Mes dernières paroles ne passèrent pas inaperçues à Kaota et celle-ci arqua les sourcils.

— Alors, tu me promets que tu ne t’enfuiras plus sans moi ? —me demanda-t-elle.

Je l’observai et je lui adressai un léger sourire.

— J’essaierai.

Elle ne sembla pas très satisfaite par ma réponse.

Lorsque nous arrivâmes dans la chambre, Aryès et Kitari causaient et, en nous voyant entrer par la fenêtre, tous deux se levèrent d’un bond.

— Shaedra, des fois tu as de ces idées —soupira Aryès, soulagé de constater qu’il ne m’était rien arrivé.

Je perçus le léger sourire de Kaota.

— Kitari, je crois qu’elle a enfin compris que nous n’étions pas des espions du Conseil —commenta-t-elle, moqueuse.

Kitari fit une moue théâtrale, l’air impressionné.

— Nous faisons des progrès.

* * *

Lorsque nous nous réveillâmes le jour suivant, la Feugatine se présenta en personne, vêtue de sa tunique rouge et accompagnée de son escorte. Elle entra dans notre chambre, alors que trois femmes arrangeaient mes cheveux pour l’habituelle cérémonie publique. Fladia avança d’un pas majestueux et déclara :

— Sauveurs, le moment est venu pour vous d’entrer en scène. Vous allez lire un texte par lequel vous informerez tous les présents que vous allez organiser, avec l’aide exceptionnelle du Conseil, la grande expédition de Klanez.

J’échangeai un regard affligé avec Aryès. Ceci allait de mal en pis. Néanmoins, si le Nohistra voulait réellement nous aider, peut-être n’était-ce pas une mauvaise idée de quitter Dumblor, même si c’était en grande pompe et entourés de dizaines d’aventuriers et de chasseurs de trésors. Nous pourrions toujours nous éclipser en cours de route. Évidemment, ce n’était sûrement pas ce que planifiait le Nohistra.

18 Pluie de sable

— Celui-là veut faire partie de l’expédition pour chercher le cimeterre Cobra —lus-je, en pouffant—. Tu te rends compte ? L’épée légendaire ! Ah, et il souhaite aussi trouver la poudre magique d’Abansil.

Aryès détourna son regard des papiers qu’il tenait dans les mains et il sourit.

— Un certain Elvon est à la recherche de la Terre Interdite. Et il croit qu’il existe, dans le château, un monolithe qui l’y conduira.

— Il est clair que, dans cette expédition, nous allons être entourés de fous —soupirai-je.

— Bon. Ne dit-on pas que ceux qui se rendent au château de Klanez deviennent fous ? Il vaut autant qu’ils le soient depuis le début, comme ça, ils ne perdent rien —raisonna-t-il.

Je regardai la montagne de lettres que j’avais encore à lire et je me frappai le front avec le poing.

— C’est impressionnant. Je n’aurais jamais imaginé que tant de monde était disposé à participer —avouai-je.

Assis dans notre chambre, cela faisait plus d’une heure que nous lisions les lettres d’aventuriers, de celmistes, de guerriers, d’explorateurs et autres valeureux qui souhaitaient participer à l’expédition Klanez. La Feugatine nous avait remis les premières lettres qui étaient arrivées. La plupart étaient courtes et résumaient les capacités de la personne en question, ses motivations et son occupation actuelle. Cependant, certains avaient écrit de véritables histoires. Un des cordonniers de Dumblor argumentait qu’il était un descendant de la famille Euselys, de laquelle un des membres du nom de Sib était le grand-père de Kyissé, et par conséquent, qu’il était dans son droit de réclamer une certaine part du butin que l’on pourrait trouver dans le château. Et non content de cela, il souhaitait envoyer un de ses fils de vingt-trois ans pour s’assurer que la part qui lui revenait lui parviendrait. Un autre, cette fois un commerçant de bois, proposait d’envoyer un de ses bûcherons au cas où il faudrait abattre quelque arbre à Klanez, en affirmant que cet homme était un guerrier vétéran. Il y avait aussi des celmistes scientifiques intéressés par le phénomène énergétique du château, des explorateurs téméraires qui désiraient être les premiers à dessiner une carte de la zone… En définitive, il y avait beaucoup d’enthousiasme de la part des aventuriers qui, pris dans des situations délicates à Dumblor, brûlaient de participer à une entreprise qui promettait une répartition généreuse du butin.

Kaota et Kitari, assis sur le parquet, jouaient aux cartes. Je leur jetai un coup d’œil envieux et je retournai à mes lettres ennuyeuses.

— Un grand archer qui n’empoigne plus un arc depuis vingt ans —dis-je, en distribuant une à une les lettres.

— Une celmiste qui se proclame sorcière et dit en savoir long sur les malédictions —répliqua Aryès, en soupirant.

Nous commentions les lettres l’une après l’autre et nous les classions, écartant celles qui montraient un manque évident de compétences requises pour une telle expédition. De toutes façons, je n’aurais pas été étonnée que, le moment venu, beaucoup se rétractent. Présenter fièrement sa candidature était une chose, mais lorsqu’il s’agissait d’accepter…

En ouvrant une des lettres, je la regardai, stupéfaite.

— Un jeune aventurier qui sait manier les épées et les dagues —lisait Aryès—. Bon, celui-là a l’air sincère.

— Aryès —dis-je, en me remettant peu à peu de ma surprise—. Tiens, regarde cette lettre.

Intrigué par le ton de ma voix, il prit la feuille et fronça les sourcils.

— Les Léopards ? Ce nom me dit quelque chose…

— Ce sont des chasseurs de récompenses. J’ai eu l’honneur de les connaître à Aefna. Je t’ai parlé d’eux —ajoutai-je, éloquente.

Aryès fit une moue pensive et acquiesça.

— Je m’en souviens maintenant. Tu crois qu’ils sont venus à Dumblor expressément pour participer à l’expédition ?

— Qui sait —répondis-je, songeuse.

Et, alors, Aryès laissa échapper un petit rire.

— Ils disent qu’ils sont de grands aventuriers qui ont accompli des missions de grande envergure. —Il haussa un sourcil—. Ne m’avais-tu pas dit qu’ils avaient plutôt l’air d’amateurs ?

— De grande envergure —affirmai-je, en riant. Et nous continuâmes à lire les lettres, séparant celles qui nous semblaient sérieuses des autres. Tout cela était davantage une stratégie de la Feugatine pour nous maintenir occupés plutôt qu’une tâche réellement utile, pensai-je, tout en survolant les lettres du regard, avec lassitude. Était-il logique que tant de gens veuillent se rendre au château de Klanez, alors que les Sauveurs n’aspiraient qu’à revoir le soleil ? Cela m’étonnait que ce soient nous qui choisissions les participants. Sûrement, la Feugatine et ses amis n’utiliseraient notre travail qu’à leur convenance.

Aryès et moi, nous passions plusieurs heures par jour à lire des lettres et à les classer. Et alors que l’on nous saturait avec cette histoire d’expédition, les conversations, dans les couloirs et dans les salons, lasses de la Fleur du Nord, tournaient autour de la hausse des impôts et de récents contrats commerciaux avec la ville de Kurbonth. Par le père de la famille de la chambre voisine, j’appris qu’un ambitieux projet engagé des dizaines d’années auparavant et pensé depuis des siècles prétendait percer le premier chemin sûr qui accède directement à la Superficie et débouche près de Kaendra. Ces jours-là, on parla beaucoup du sujet, car un terrible éboulement de roches avait emporté la vie d’une dizaine de travailleurs. Beaucoup voyaient d’un mauvais œil le Chemin du Soleil, comme on l’appelait, car ils étaient convaincus que les kaendranais ne seraient pas capables de protéger dûment leur entrée du tunnel.

En tout cas, petit à petit, les gens commençaient à se désintéresser de nous et Aryès et moi, lorsque la Feugatine cessa de nous remettre des lettres, nous pûmes respirer plus tranquillement.

L’expédition était prévue pour le premier Javelot du mois de Vidanio. Il nous restait encore deux semaines entières. Et, entretemps, Lénissu devait revenir avec ses perles de dragon, sinon je m’étais promis de retourner chez le Nohistra pour lui demander des explications. Je m’imaginais déjà le nakrus me riant au nez parce que j’avais cru à cette histoire de perles de dragon…

Un matin où nous nous dirigions vers la Salle de Klanez en traînant les pieds, revêtus d’habits tout à fait pompeux et ridicules, nous vîmes Asten dans les couloirs. Dès qu’il nous aperçut, il fuit notre regard et prit un autre couloir en s’éloignant à grandes enjambées.

Aryès et moi, nous partageâmes une moue songeuse. Il était clair que le Moine de la Lumière ne nous aiderait pas à sortir de là, pensai-je. Pourquoi aurait-il agi si Lénissu était hors de la ville à la recherche de mandelkinias ? Finalement, ses intentions de « négocier » s’étaient volatilisées. Je ne lui reprochais pas sa prudence, mais j’aurais au moins souhaité qu’il nous sourie et nous salue.

À vrai dire, je commençais à me préoccuper sérieusement de notre avenir proche. Tout indiquait que nous étions loin de nous libérer des chaînes que nous imposaient la Feugatine et le Conseil de Dumblor. Kyissé, par contre, était enthousiaste à l’idée de « revenir chez elle », convaincue, apparemment, qu’elle allait retrouver ses parents.

Suivis de Kaota et de Kitari, nous débouchâmes sur la grande Salle de Klanez et nous nous assîmes sur nos superbes trônes. Je laissai Frundis contre mon siège et je poussai un profond soupir. Ce jour-là, nous devions donner la bienvenue à tous les participants à l’expédition. Comme toujours, lorsqu’il s’agissait de se rendre dans cette salle, Syu s’était éclipsé. Je contins l’envie que m’inspirait sa liberté.

— Courage —murmurai-je entre mes dents, tout en contemplant la foule qui s’amassait de chaque côté des portes principales.

Aryès sourit.

— Prête à jouer le rôle de Sauveuse ? —demanda-t-il.

— Il faut bien.

Les énormes portes s’ouvrirent pour laisser entrer toute une file de personnes plus étranges les unes que les autres, au rythme d’une musique solennelle. Alors que tous avançaient dans la longue salle, une sorte de héraut déclama un message pour tous les présents. Concentrée à détailler mes supposés futurs compagnons de voyage, je prêtai à peine attention à ce qu’il disait jusqu’au moment où j’entendis annoncer la venue de la Fleur du Nord.

Effectivement, à cet instant, portée sur un palanquin comme une petite impératrice, Kyissé apparut : une Kyissé illuminée par une lumière antinaturelle qui, supposai-je, provenait de quelque magara placée près d’elle pour lui donner des airs mystérieux. Curieusement, on lui avait laissé porter sa chère robe blanche habituelle. Par contre, la pauvre avait dû subir une terrible séance de coiffure, car, sur ses cheveux, on avait placé une sorte de chapeau d’un demi-mètre au moins de hauteur, chargé d’anneaux d’or et de pierres précieuses. Je pensai qu’avec ce chapeau, nous pourrions payer largement toute une suite de gardes pour qu’ils nous accompagnent à la Superficie…

Kyissé alla s’asseoir sur son trône, près de nous, en marchant très droite. Je devinai qu’il ne devait pas être facile de porter un tel poids sur la tête.

— Bonjour, Kyissé —lui dis-je, en souriant—. Comment as-tu dormi ?

La fillette haussa les épaules, l’air triste.

— J’ai rêvé. Vous étiez dans mon rêve. Et Lénissu, Drakvian et Spaw aussi —spécifia-t-elle.

Je fis une moue.

— Oh. Et qu’as-tu rêvé ?

Ses yeux se posèrent tour à tour sur Aryès et moi.

— Que vous m’abandonniez —répondit-elle simplement—. Comme l’a dit Fladia.

Je m’étouffai avec ma salive et Aryès me devança :

— T’abandonner ? Nous ? Kyissé, tu sais bien que c’est impossible.

— Fladia… —je soufflai—. Elle t’a vraiment dit cela ? —demandai-je.

Kyissé se mordit la lèvre et fit non de la tête.

— Pas exactement. Elle dit que vous ne voulez pas que je voie mes parents.

— Quoi ? —Je haletai, sentant la colère m’envahir—. Maudite Feugatine —sifflai-je.

J’entendis le raclement de gorge de Kaota et, étonnée, je me tournai vers elle, debout, près des trônes. La bélarque maintenait une pose absolument impeccable. Bougeant à peine les lèvres, elle grogna :

— Je ne devrais pas vous parler mais… certains vous regardent bizarrement.

Je jetai un coup d’œil sur la salle et je rectifiai mon maintien.

— Hmpf. Ceci n’en restera pas là —affirmai-je.

— Tu dois savoir, Kyissé, que tout ce que dit Fladia n’est pas toujours vrai —ajouta Aryès, avant de se taire.

Tous les membres de l’expédition s’étaient placés sur le devant de la salle. Je promenai mon regard sur leurs visages et je haussai un sourcil. À ma droite, debout et vêtus de la même façon que la dernière fois, se tenaient les Léopards. Je reconnus d’abord Sabayu, la jeune humaine, qui, pour une fois, ne jouait pas avec ses cheveux roux. Lassandra, Ritli et Hawrius étaient là aussi. Malgré leurs habits élégants, ils avaient l’air plus émaciés et je supposai que leurs affaires n’avaient pas dû bien marcher durant les derniers mois.

Kyissé retourna sur son palanquin et, hissée par deux porteurs aux tuniques dorées, elle leva la main pour toucher le front de chacun, en une sorte de rituel, tandis que le héraut annonçait les noms. Ainsi, je sus qu’un certain Borklad, jeune humain aux cheveux noirs, formait aussi partie des Léopards et, à sa prestance, je déduisis que ce devait être le meneur de la bande.

Soudain, le héraut se tourna vers les trônes et nous comprîmes que c’était notre tour d’agir. Nous commençâmes à saluer les participants un à un, Aryès d’un côté et moi de l’autre. Je leur attachais autour des poignets une sorte de bracelet symbolique supposément béni par la Fleur du Nord et Aryès leur remettait un parchemin officiel du Conseil.

Le premier de la file était un archer pisteur qui s’inclina profondément devant moi avec un sourire espiègle.

— Hanor Manaelsi —se présenta-t-il, d’une voix efféminée.

— Un honneur —répondis-je—. Bienvenu à l’expédition Klanez.

Au total, ils étaient environ quarante volontaires, plus quinze Épées Noires. Il y avait environ deux tiers de guerriers aventuriers et un tiers d’explorateurs plus intellectuels, parmi lesquels, trois celmistes, un cartographe, un géologue, un écrivain et un botaniste.

Parmi les guerriers, certains m’intimidèrent assez, en particulier un mirol anormalement grand et fort qui me sourit de toutes ses dents et prononça :

— Dabal Niwikap.

Lorsqu’il me tendit son énorme poing pour que j’y attache le bracelet, j’eus sans le vouloir un léger sursaut et je trébuchai avec ma maudite robe. Sa grosse main me saisit le bras avant que je ne tombe.

— Ouh. —Gênée, je passai une main sur la tête—. Merci.

En remarquant les petits sourires amusés des autres, je me raclai la gorge, j’attachai le bracelet de Dabal et je dis, en souriant :

— Bienvenu à l’expédition Klanez.

La suivante était une celmiste sibilienne au visage un peu ridé et aux cheveux mauves. Ses yeux bleus me contemplaient attentivement.

— Je suis Aedyn Sholbathryns —prononça-t-elle, en inclinant légèrement la tête.

— Bienvenue à…

— Aaaaaah !

Le brusque cri me glaça le sang dans les veines.

— Que diables… ? —souffla un des aventuriers près de moi.

Tendue, je regardai en arrière et je levai les yeux au plafond. Ce que je vis me laissa un moment médusée. S’accrochant à l’une des statues incrustées sur le haut mur, Spaw était suspendu au-dessus du vide.

— Aidez-moi ! —suppliait le démon, mort de peur.

Je laissai échapper un son guttural.

— Oh, non… —murmurai-je, atterrée, en prenant mon visage entre mes mains.

Je me précipitai vers lui et je fis :

— Apportez quelque chose ! Un matelas, des coussins, quelque chose ! Démons. Il va tomber.

Dans la salle, un brouhaha de voix incrédules s’était élevé et, soudain, il augmenta. Je me tournai vers le public, agitée, et je restai bouche bée pendant quelques secondes en voyant Aryès décoller du sol.

— Spaw, tiens bon ! —criai-je—. Aryès va te chercher.

— Eh bien, s’il ne se dépêche pas… ! —répondit-il. Il poussa un cri étouffé—. Malédiction —s’écria-t-il, et il laissa échapper quelques jurons.

Aryès se rapprochait de plus en plus de Spaw, en lévitant avec une facilité impressionnante.

— C’est incroyable —entendis-je dire à quelqu’un, près de moi.

C’était Kitari, qui s’agitait, inquiet. Je lui adressai un sourire.

— Ne te tracasse pas, Aryès est un grand expert en lévitation. Je vais… voir si on apporte des coussins. Au cas où —ajoutai-je, en voyant l’Épée Noire me jeter un regard alarmé.

Aryès arriva au niveau de Spaw. Il poussa un soupir bruyant.

— Arrête de t’agiter ! —se plaignit-il.

Le démon, obéissant, cessa de donner des coups de pieds dans l’air et il se laissa attraper par le kadaelfe, mais presque aussitôt il s’agita de nouveau, comme s’il était attaqué par une puce. Petit à petit, ils descendirent. Le public retenait sa respiration, dans l’attente. Alors, je vis que Spaw saisissait son cou d’une main, comme agité de spasmes. Aryès avait des difficultés pour le soutenir.

— Démons, la dernière fois, tu n’étais pas aussi agité —grommela ce dernier, le visage contracté par l’effort.

Spaw siffla quelque chose que je n’entendis pas et, soudain, Aryès perdit l’équilibre énergétique. Tous deux commencèrent à tomber et à crier de toute la force de leurs poumons. Des gardes venaient de placer des coussins qui se trouvaient dans la salle, mais malgré tout l’impact contre le sol me fit blêmir d’effroi.

Je me précipitai vers eux, suivie de Kaota, de Kitari et d’autres gardes et je vis avec soulagement que tous deux relevaient la tête, conscients. Aryès grognait contre Spaw tandis que celui-ci jetait son collier de perles comme s’il s’agissait d’un serpent venimeux.

— Maudite magara —dit-il en faisant de grands gestes, assis sur les coussins—. Son mécanisme s’est déréglé et j’étais assailli d’énergies —expliqua-t-il, étourdi—. “Un collier puissant et durable” —prononça-t-il, imitant une voix plus grave—. Tu parles, il m’a bien eu. Je suis un idiot —nous déclara-t-il.

— Oui, c’est ça, tu crois vraiment que je vais croire cette histoire de collier ? —répliqua Aryès, de mauvaise humeur—. Tu t’agitais exprès.

— Bien sûr, j’adore les chutes. Par les quinze rayons du Ponant, c’était le collier. Qui aurait pu imaginer que ce maudit me donnerait une magara aussi désastreuse.

— Je ne sais pas de qui tu parles, mais il est clair que ton collier est une pacotille de mauvaise qualité —grommela le kadaelfe.

— Tu l’as dit —répliqua-t-il.

Tous deux étaient très tendus et j’intervins pour éviter toute discussion :

— Bon, en tout cas, vous êtes vivants et on dirait que vous n’avez rien de cassé. Bonjour, Spaw.

Le démon leva les yeux et cligna des paupières.

— Bonjour, Shaedra. Je suis content de te voir. Au fait, merci, Aryès, de m’avoir sauvé.

— Hmpf. —Aryès se racla la gorge, moqueur—. De rien, c’est tout naturel.

À ce moment, tous deux semblèrent se rendre compte que des centaines de personnes les contemplaient, curieuses et désireuses de savoir ce que nous disions. Aryès se leva d’un bond et murmura à Spaw :

— Shaedra et moi, nous devons poursuivre la cérémonie, mais après nous aurons le temps de parler.

— Je déteste les cérémonies —soupira Spaw, en se levant à son tour.

Peu à peu, l’agitation se calma. Le héraut fit un discours très approprié et tous acclamèrent la jolie prestation d’Aryès. L’atmosphère de la cérémonie se chargea d’une solennité plus profonde en voyant que les Sauveurs semblaient avoir de véritables pouvoirs.

Tandis que Spaw s’adossait au mur latéral, nous continuâmes à distribuer des bracelets. Lorsque je parvins à la hauteur des Léopards, la jeune femme rousse s’inclina désinvolte et fit :

— Sabayu.

— Enchantée —répondis-je et j’ajoutai— : Je crois que la dernière fois que nous nous sommes rencontrées, nous ne nous étions pas présentées.

L’humaine ouvrit grand les yeux, sans comprendre. Alors, à côté d’elle, Hawrius, le hobbit, souffla.

— Nous te connaissons, n’est-ce pas ?

— Nous nous connaissons —acquiesçai-je, tandis que j’attachais le bracelet à Sabayu—. Bienvenue à l’expédition Klanez.

Lorsque je m’arrêtai devant le hobbit, son visage parut s’éclairer.

— Tu es la fille du quartier général d’Aefna.

— Incroyable —dit Lassandra, en secouant la tête.

— Oui, c’est quelque peu incroyable —reconnus-je, pendant que j’attachais les bracelets—. Moi-même, j’ai du mal à le croire. Mais c’est la vérité. Que faites-vous dans les Souterrains ? Vous aviez dit que vous vous rendriez aux Républiques du Feu.

— Oh —dit Lassandra—. Nous avons quitté les Républiques du Feu depuis un moment. Cela fait deux mois que nous sommes dans les Souterrains.

— Vous avez donc renoncé à l’épée —déduisis-je, amusée, tout en avançant pour me retrouver face à Ritli, le caïte du groupe.

— Dès que nous avons su qu’on nous avait menti —répliqua celui-ci, en tendant la main—. Ritli, à ton service —ajouta-t-il, en haussant la voix.

— J’aimerais bien savoir qui est le propriétaire de cette épée —intervint l’homme aux cheveux noirs sur la droite de Ritli. Et il inclina légèrement la tête—. Borklad, à ton service.

Je lui attachai le bracelet, je lui adressai un large sourire et je prononçai sans répondre :

— Bienvenus à l’expédition Klanez.

19 Fusées d’étoiles

Assis sur des bancs, dans les jardins du Palais, Spaw nous racontait toutes ses péripéties depuis que nous nous étions séparés.

— Eh bien, j’ai passé un mois à travailler comme piqueur sur le Chemin du Soleil qu’ils sont en train de faire, mais lorsque vous êtes sortis de prison et que j’ai appris que vous alliez bien, mais que vous auriez du mal à sortir facilement de là, j’ai décidé de rendre visite à… —Il jeta un coup d’œil discret sur Kaota et Kitari, qui se promenaient tranquillement dans le jardin. Il baissa la voix— : Zaïx. —Aryès et moi, nous échangeâmes un regard surpris—. En passant par la Forêt de Pierre-Lune, j’ai rencontré un ami de mon ancien instructeur et, comme celui-ci ne doit pas savoir où se trouve… mon père, j’ai dû alors faire certains détours pour le dérouter, vous comprenez ? Il y a deux jours, je suis revenu à Dumblor et me voici.

— Et pour quelle raison as-tu utilisé le collier, si tu pouvais venir à pied ? —m’enquis-je, les sourcils froncés.

Spaw se racla la joue, embarrassé.

— J’ai été mêlé à une bagarre. Des personnes malveillantes me suivaient et j’ai dû utiliser le collier… —Il se racla la gorge devant nos expressions sceptiques—. Bon, c’est un peu plus compliqué que ça —avoua-t-il—, il s’agit d’un travail que j’ai fait il y a des années, avec mon ancien instructeur. Cela n’avait pas tourné comme nous l’espérions et il se trouve que l’un des lésés dans l’affaire, un type totalement dénué de bon sens, s’est installé à Dumblor et maintenant il souhaite ma mort. En gros, c’est cela —conclut-il.

— Terrifiant —commenta Aryès, en caressant Syu, qui passait sur ses genoux—. Alors, l’expédition te conviendra tout à fait. Nous nous éloignerons de Dumblor et il n’y aura plus de problème.

— Il reste encore deux semaines —observai-je.

— En deux semaines, on a le temps de mourir un bon nombre de fois —affirma Spaw, moqueur.

Syu montra ses dents au démon et je souris.

— Syu dit qu’en deux semaines tu peux vivre bien plus que mourir —traduisis-je.

Spaw prit un air songeur.

— Tout à fait. Ce gawalt est malin comme un démon.

« Non. Comme un gawalt », rectifia Syu dans mon esprit, en grimpant sur le dossier du banc. « Les saïjits ont vraiment du mal à comprendre ce point », soupira-t-il.

Nous continuâmes à bavarder, en passant à des sujets moins graves, et, lorsque les cloches du Temple sonnèrent, Aryès et moi, nous nous levâmes.

— Où allez-vous ? —s’étonna Spaw, surpris par notre brusque mouvement.

— À la leçon quotidienne du capitaine Calbaderca —répondîmes-nous sur un ton las.

Alors, Spaw nous adressa un large sourire.

— Une escorte, de bons repas, des habits de luxe… Tout ne peut pas être que des avantages —nous dit-il sur un ton optimiste—. Bonne leçon.

* * *

Les derniers jours avant le départ furent beaucoup plus calmes. Le capitaine Calbaderca cessa de nous donner des leçons, nous ne faisions plus de cérémonies aussi longues le matin et tous se préoccupèrent davantage des préparatifs que des Sauveurs et de la dernière Klanez. Malgré la Feugatine, nous avions obtenu que Spaw s’installe dans notre chambre. Kaota et Kitari semblaient un peu gênés par cette nouvelle présence, mais ils n’émirent aucune protestation. La plus grande partie de la journée, Aryès, Kyissé et moi, nous jouions, nous bavardions et nous nous promenions dans les jardins. Spaw, par contre, passait beaucoup de temps à la bibliothèque du palais. On aurait dit qu’il cherchait quelque chose. Cependant, à aucun moment il ne mentionna de quoi il s’agissait.

La veille du jour fatidique, mes assauts d’impatience se multiplièrent.

« Où es-tu, Lénissu ? », demandai-je pour la énième fois en m’adressant au néant, tandis qu’allongée sur le matelas, je contemplais, l’air égaré, le plafond de la chambre.

Le singe souffla, comme il le faisait depuis un quart d’heure déjà.

« Si nous faisions une partie de cartes ? », suggéra-t-il alors.

J’acquiesçai et je m’assis prestement.

« Bonne idée », approuvai-je. Syu s’assit sur Frundis et quelques notes de guitare envahirent mon esprit à travers le kershi.

Je pris le tas de cartes que je gardais dans mon sac et nous commençâmes à jouer. Nous en étions à la troisième partie lorsque Kaota entra dans la chambre et balaya la pièce du regard, alarmée.

— Où sont Aryès et Kitari ?

— Ils sont partis il y a un moment —répondis-je—. À l’armurerie. La Feugatine est venue dire à Aryès qu’il avait besoin de choisir une arme.

Kaota, dont les cheveux gouttaient encore après son bain, secoua la tête.

— Le capitaine Calbaderca m’a dit que je ne devais te laisser seule sous aucun prétexte.

— Je ne suis pas seule, je suis avec Syu —la tranquillisai-je.

Kaota observa le singe avec curiosité.

— À quoi jouez-vous ? —demanda-t-elle, en s’approchant.

— À l’arao —répondis-je.

— Le nom me dit quelque chose, mais je n’y ai jamais joué —avoua-t-elle.

— Jamais ? Eh bien, assieds-toi et je t’apprends —lui dis-je.

Kaota se mordit la lèvre, elle sourit, ôta ses bottes, posa son épée pour être plus à l’aise et s’assit sur le large matelas en croisant les jambes.

— Bon ! —s’exclama-t-elle avec enthousiasme—. Comment joue-t-on ?

Je lui expliquai les règles du jeu et j’ajoutai :

— Et fais attention à Syu. Parfois il triche.

« Je ne triche pas avec des débutants », répliqua très dignement le singe.

Nous nous amusâmes en faisant des plaisanteries sur le jeu et en divaguant comme trois nérus. Au bout d’un moment, Kitari et Aryès revinrent, ce dernier avec sa nouvelle arme.

En la voyant, j’éclatai de rire.

— Une lance ? —m’écriai-je, stupéfaite.

Aryès poussa un immense soupir.

— La Feugatine voulait me donner un espadon —répliqua-t-il.

Je m’esclaffai, morte de rire, m’imaginant Aryès portant l’énorme espadon de Stalius.

— L’armurier l’a convaincue que c’était une absurdité et finalement je me suis décidé pour cette lance. —Il haussa les épaules—. Au moins, je pourrai m’appuyer dessus comme toi avec Frundis.

— Tout à fait —approuvai-je, en essayant de reprendre une respiration normale.

Aryès roula les yeux devant mon large sourire et il déposa la lance contre le mur.

— Alors comme ça vous jouez une partie de cartes ?

— Shaedra m’a appris à jouer à l’arao —acquiesça Kaota—. Quand je pense que je joue avec un singe, je n’en crois toujours pas mes yeux.

« Elle parle de moi ? », s’enquit Syu, curieux.

« Je ne crois pas qu’elle parle de moi », raisonnai-je, amusée.

Syu se gratta la tête et prit un air songeur. Je souris avant de croiser le regard inquisiteur d’Aryès. Il voulait savoir si cette nuit je tenterai de nouveau d’aller chez le Nohistra, compris-je. Je roulai les yeux.

« Syu, si tu réussis à parler à Aryès, dis-lui que j’ai réfléchi et que j’ai décidé que le mieux, c’était de quitter Dumblor avec l’expédition, avec ou sans Lénissu. »

« Hmpf, Aryès ne m’entend pas toujours », répliqua le singe. Mais, à en voir son expression approbatrice, il sembla bien qu’Aryès avait entendu mon message.

— Je sais que je perds toujours, mais… je peux jouer ? —demanda-t-il, en s’asseyant à côté de moi.

— Oui, mais ne regarde pas mes cartes —grommelai-je, en les dissimulant.

Finalement, nous jouâmes tous. Au bout d’un moment, je leur appris aussi le kiengo, puis Kitari sortit son propre jeu de cartes pour nous apprendre le jeu du taonan. Nous étions en pleine discussion philosophique sur les règles du jeu, lorsque Spaw entra, nous vit et nous adressa un large sourire.

— Je l’ai enfin trouvé —déclara-t-il, exalté, en brandissant une feuille.

Nous le regardâmes, déconcertés.

— Trouvé quoi ? —demanda Aryès.

— Euh… Eh bien —répondit Spaw, comme s’il revenait à la réalité—. Je dis des bêtises. Ne vous préoccupez pas, continuez à jouer aux cartes… J’ai oublié quelque chose —ajouta-t-il, avant de ressortir de la chambre précipitamment.

Aryès et moi, nous échangeâmes des regards pensifs. Alors, contre toute attente, Kaota se mit à rire.

— Quel type bizarre ! —dit-elle, en secouant la tête.

— Il l’est —répondis-je dans un murmure. Cependant, outre le fait d’être bizarre, il était clair qu’il avait trouvé quelque chose qui lui paraissait important. Mais quoi ?

Cette nuit-là, je dormis d’un sommeil agité. À un moment, j’étais attaquée par des monstres horribles qui m’attrapaient chaque fois que je tentais de m’enfuir. Après avoir tant lutté, je me réveillai et je me redressai. Sans pouvoir l’éviter, un sourire se dessina sur mon visage en voyant la lance d’Aryès contre le mur.

* * *

En grande pompe et avec toute l’ostentation du monde, les participants à l’expédition partirent du palais jusqu’aux abords de Dumblor, escortant par la rue principale la Fleur du Nord, assise sur un palanquin. Les Sauveurs, nous cheminions auprès d’elle, cherchant du regard un visage familier. Mais il n’y avait pas trace de Lénissu… Je soupirai, découragée, en avançant à travers la foule. Syu, très joyeux, avait grimpé sur le palanquin, près de Kyissé, et il attrapait au vol les fleurs que les gens lançaient. Un père hissa même son fils de quelques années pour que Kyissé l’embrasse sur le front et le bénisse. Je dus reconnaître que Kyissé avait une patience incroyable.

En parcourant la rue, je me souvins des paroles de la Feugatine. “Quatre mille kétales.” Je réprimai un sourire ironique. L’elfe noire voulait nous donner ces quatre mille kétales au retour de notre expédition. Eh bien, qu’elle les garde, grognai-je pour moi-même. Après tout, peut-être bien que nous ne reviendrions jamais…

Soudain, plusieurs fusées de lumière blanche furent lancées et brillèrent quelques instants en émettant des détonations. Sous ces petits feux d’artifice qui dansaient entre la pierre et la foule, en virevoltant, nous avancions tous d’une marche régulière. Quelques aventuriers souriaient, la mine triomphale, tandis que d’autres gardaient une expression imperturbable et austère.

« Quand vont-ils arrêter de crier pour que je puisse me concentrer ? », se plaignit Frundis.

« Tu vas composer quelque chose de nouveau ? », m’enquis-je, intriguée.

« C’était mon intention, quand je me suis réveillé, mais tout de suite il est impossible de se concentrer », répliqua le bâton.

« Tu vas avoir tout le temps de te concentrer », lui assurai-je. « Ce voyage, théoriquement, va être long. »

« Là où on va, il y a des arbres ? », me demanda Syu, en sautant sur mon épaule, déjà fatigué de faire des sauts sur le palanquin.

« Eh bien… Je suppose qu’il devrait bien y en avoir quelques-uns », répondis-je.

« Tu n’en as aucune idée », conclut le singe, découragé.

Je fis une moue.

« Bon, ne te tracasse pas, peut-être qu’en chemin Lénissu viendra et il nous tirera tous de cette expédition. Ce serait ce qui pourrait nous arriver de mieux », ajoutai-je, avec espoir.

« Mais tu ne crois pas que ça arrivera », compléta Frundis, très perspicace.

« Bon, peut-être que Lénissu va arriver avec tout une armée d’Ombreux pour effrayer tous nos valeureux voyageurs. Alors, il ne nous manquera plus qu’à rejoindre la Superficie. Marévor Helith pourrait nous aider en créant un de ses monolithes », observai-je, moqueuse, tandis que nous sortions enfin à découvert, dans l’immense caverne de Dumblor.

Plus nous nous éloignions de Dumblor, plus j’avais l’impression que cette expédition, comme tant d’autres organisées pour explorer le château de Klanez, allait échouer irrémédiablement. Je ne pouvais m’empêcher de douter que Kyissé soit réellement la descendante des Klanez et qu’elle soit capable d’annuler les énergies instables de cet endroit.

Je jetai un coup d’œil en arrière. Kaota et Kitari nous suivaient de près. Derrière, Dumblor disparaissait entre les colonnes de roche. Nous continuâmes à marcher pendant des heures. Beaucoup bavardaient gaiement, en essayant de connaître leurs compagnons de voyage. Peu habitués à marcher dans des cavernes aussi grandes, Aryès et moi, nous nous taisions, appréhensifs. Kyissé, fatiguée d’être portée sur un palanquin, en descendit brusquement et courut vers nous.

— Moi, je marche avec Shaedra et Aryès —déclara-t-elle.

— Oh ! —m’exclamai-je, agréablement surprise—. Tu viens de prononcer mon nom comme il faut, Kyissé.

La fillette m’adressa un grand sourire, elle me tira par la manche et me tendit une fleur bleutée. Elle ouvrit la bouche, la referma et se mit à parler en tisekwa pour m’expliquer :

— C’est une gwinalia. C’est la fleur de la chance. Je veux que tu la gardes.

Je ne sais pas pourquoi, à cet instant, en observant la belle fleur et les yeux sincères de Kyissé, un souvenir surgit dans mon esprit, celui de Sayn me donnant une rose blanche avant de partir. “Une rose blanche te montre toujours le bon chemin”, m’avait dit l’humain contrebandier qui, deux ans auparavant avait perdu la vie dans un jugement injuste.

Kyissé perçut mon hésitation, mais avant qu’elle ne s’étonne réellement de mon silence, je tendis la main et je pris la fleur, émue.

— Merci, Kyissé. C’est une belle fleur.

— Presque autant que la Fleur du Nord —intervint une voix.

Je me retournai, surprise, et je me trouvai face à un jeune garçon aux cheveux noirs et au visage couleur de paille où brillait un sourire très blanc.

— Yélyn ! —m’exclamai-je, stupéfaite—. Que fais-tu ici ?

— Bonjour —répondit celui-ci, avec désinvolture—. En réalité, je ne devrais pas être là, mais je me suis faufilé et j’ai suivi mon frère. Chamik fait partie de l’expédition parce que son maître en herbologie lui a demandé de le remplacer. Son maître, lui, finalement, s’est défilé, le lâche.

— Yélyn, s’il te plaît, parle avec un peu plus de correction —le pria la haute silhouette d’un caïte qui marchait auprès du jeune de Meykadria. C’était Chamik, son frère botaniste—. En réalité —dit-il, en s’adressant à Aryès et à moi—, mon maître n’a rien d’un lâche. En fait, il n’a pas pu participer parce qu’il s’est cassé la jambe il y a deux jours. Et il m’a demandé de le remplacer. C’est tout naturel.

Je me souvins avec une certaine difficulté du visage du biologiste auquel j’avais attaché le bracelet, deux semaines auparavant. C’était un homme un peu âgé, mais il paraissait énergique et en pleine forme.

— Dommage —répondit Aryès—. Mais je me réjouis de vous voir ici.

— Qui aurait imaginé que vous seriez les Sauveurs —dit Yélyn, en riant—. Et moi qui pensais que vous étiez des poules mouillées de la Superficie…

— Yélyn ! —protesta Chamik, courroucé—. C’est très impoli de parler de la sorte aux Sauveurs.

— Ne t’inquiète pas, je suis loin d’être quelqu’un de courageux et je l’assume parfaitement —acquiesça Aryès—. Ce n’est pas parce que nous sommes les Sauveurs que nous estimons moins la vie.

Alors, je m’aperçus que Kaota et Kitari observaient les deux nouveaux interlocuteurs avec une certaine méfiance et j’intervins :

— Kaota, Kitari, je vous présente Yélyn et Chamik. Yélyn est venu de Meykadria avec nous. Et Chamik étudie l’herbologie et la médecine. Voici Kaota et Kitari, nos gardes du corps —expliquai-je aux deux caïtes—. Ils sont frères aussi.

— Enchantés —répondirent-ils tous, en inclinant légèrement la tête.

À partir de là, nous parlâmes avec plus de naturel. Apparemment, Chamik avait voulu renvoyer Yélyn à Meykadria, mais celui-ci avait refusé catégoriquement. En tout cas, il fallait reconnaître que ce garçon ne manquait pas de courage. Nous parlions des progrès de la médecine et du laboratoire de Chamik lorsqu’une voix résonna :

— Halte ! Nous faisons une pause.

C’était Calbaderca, le capitaine qui dirigeait l’expédition. Comme toutes les Épées Noires, il portait une armure d’ivoire noire, résistante et légère. Son visage reflétait tout le charisme d’un bon commandant. Sincèrement, j’éprouvai un grand respect pour ce ternian, Capitaine des Ombres, qui, pour le moment, avait démontré qu’il était une personne aux principes élevés et au cœur bon.

La pause dura à peine une demi-heure. Nous mangeâmes, nous nous reposâmes quelques minutes et nous continuâmes à avancer au milieu d’un paysage de roches, de stalagmites et de stalactites, parsemé, de temps à autres, de champignons multicolores. Les deux aventuriers qui s’étaient proposés pour porter la Dernière Klanez marchaient devant nous, soutenant le palanquin vide.

À un moment, je croisai le regard d’Aryès et je fis une moue amusée.

— Et dire que nous sommes là à cause d’un tremblement de terre —dis-je, en faisant allusion au séisme qui avait créé un énorme précipice au beau milieu des montagnes des Extrades, nous obligeant à fuir par le Labyrinthe, puis par les Souterrains—. Ce monde est rempli de hasards et nous n’arriverons sûrement jamais à comprendre le destin des saïjits.

— Probablement pas —approuva Aryès—. Mais je ne crois pas que le tremblement de terre ait à voir avec notre destin. Le coupable de tout, c’est le troll.

— Tu as pris ce troll en grippe —observai-je, amusée.

— Cela m’a impressionné de le voir de si près —répliqua-t-il.

— Mais peut-être que le troll nous a montré le bon chemin —intervint Spaw, théâtral—. Sérieusement. N’importe quel sage se poserait la question. Comme tu disais, Shaedra, tout a un rapport avec le destin.

Je roulai les yeux.

— Oui, mais le destin est censé avoir un objectif. Il y en a toujours un dans les histoires. Et nous, nous nous retrouvons mêlés à cela, uniquement par une série de… choses —finis-je par dire, omettant d’autres mots qui me venaient à l’esprit.

— Mais maintenant nous avons un objectif. Ne sommes-nous pas en train de vivre la légende des Klanez ? —répliqua Spaw, avec une lueur étrange dans les yeux.

— Et le destin serait le château de Klanez, hein ? Un drôle d’objectif ! —soufflai-je.

— Pas si mauvais —commenta le démon—. En réalité, peut-être que c’est même un très bon objectif.

Aryès et moi, nous le regardâmes avec un certain étonnement. Spaw semblait avoir accepté le voyage au château de Klanez avec beaucoup d’optimisme.

— Bon —dit Aryès—. Spaw a raison. Il faut voir le côté positif des évènements. Sans le troll, je n’aurais probablement jamais eu une lance aussi magnifique que celle-ci.

Frundis et moi, nous laissâmes tous deux échapper un petit rire railleur. Je ne sais pas pourquoi, cela m’amusait de voir Aryès avec une lance.

20 Roches, branches et perles

Comme dans les Souterrains, il n’y avait ni aubes ni couchers de soleil, je sortais de temps en temps la pierre de nashtag que j’avais prise dans la tour de Kyissé, pour savoir l’heure. Pendant la première « nuit » je dormis à peine et comme la nuit précédente je ne m’étais pas beaucoup reposée non plus, je me réveillai le matin suivant épuisée, en bâillant toutes les trois minutes, malgré la musique encourageante de Frundis.

— Vous avez une mine horrible —observa Aryès. J’ouvris grand les yeux et il spécifia— : Syu et toi.

De fait, à cet instant même, le singe ouvrait la bouche en un énorme bâillement de singe.

« Je n’ai pas pu dormir », reconnut Syu. « J’ai l’impression que mille yeux m’épient. »

« Moi aussi », admis-je, en jetant un coup d’œil vers les recoins les plus sombres de la caverne.

— Je me remettrai avec le petit déjeuner —assurai-je à Aryès.

Je regardai alors les voyageurs qui s’affairaient, en formant des cercles, répartissant les vivres pour déjeuner. Dabal Niwikap, l’énorme mirol, mangeait à grands coups de dents un morceau de viande grillée. À Dumblor, pour cuisiner, on utilisait de petits espaces clos où une roche spéciale absorbait toutes les fumées. Ici, par contre, le petit feu de camp dégageait une volute de fumée compacte qui s’élevait librement vers l’obscurité de la partie supérieure de la caverne.

Je déjeunai avec appétit et je cessai de bâiller.

— Regarde —me dit soudain Aryès.

Je suivis son regard et je vis Kaota et Kitari en pleine conversation avec le capitaine Calbaderca, de l’autre côté du groupe.

— Nous passons par le même chemin que j’ai pris il y a un mois —commenta Spaw. Assis à côté de nous, il était silencieux depuis un moment, l’air songeur.

Je jetai un coup d’œil autour de nous. Tous semblaient très occupés à bavarder.

— Spaw, j’ai l’impression que tu veux nous dire quelque chose d’important —lui demandai-je, en baissant la voix.

Le démon fit une moue comique.

— Peut-être. Mais je crois que ce n’est pas le moment opportun —répliqua-t-il.

Je soupirai et j’acquiesçai pour lui indiquer que je comprenais. Malgré le bruit que faisaient nos compagnons, l’un d’entre eux était sûrement attentif à nos paroles.

— De toute façon, je dis toujours des choses importantes —ajouta le démon, en se levant—. Je vais parler au capitaine.

Aryès se racla la gorge.

— Va savoir ce que manigance ce… hum… Spaw.

Le kadaelfe se tut, en s’empourprant. Il avait été sur le point de gaffer. À ce moment, Kyissé, assise près de nous, se mit à rire et, ayant deviné avec sagacité le mot qui avait failli échapper à Aryès, elle dit :

— Témon ?

Je sentis que mon cœur cessait de battre durant une seconde et je tentai de ne rien laisser paraître.

— Kyissé, je t’ai déjà dit que c’était un mot peu élégant. On ne peut pas dire cela à un ami.

— Non ?

— Non.

Kyissé se mordit la joue, pensive.

— D’accord —accepta-t-elle finalement, après avoir réfléchi un moment.

« Par tous les dieux, cette fillette peut provoquer une catastrophe », dis-je à Syu et à Frundis, atterrée.

Le singe grimpa sur l’épaule de Kyissé et m’adressa un sourire espiègle depuis son petit promontoire.

« Nous pouvons tous provoquer une catastrophe », répliqua-t-il. « Mais Kyissé est une bonne gawalt. Il faut savoir faire confiance parfois. »

« Exact », reconnus-je.

De la mélodie de violons, s’éleva la voix chantante de Frundis déclamant :

« Fais confiance à qui tente de te protéger et méfie-toi de celui qui te sourit et te poignarde dans le dos. »

Je m’efforçai de ne pas rire.

« Une évidence formulée avec solennité », approuvai-je, très amusée.

« Ce sont les vers d’une chanson », expliqua le bâton. Et alors il entonna celle-ci sur un ton joyeux s’accompagnant de notes rapides à la guitare. Une chanson idéale pour se mettre en marche, pensai-je.

* * *

Durant les jours suivants, nous passâmes par des tunnels étroits, des cavernes de toutes les tailles, et nous vîmes même parfois de petits bois avec des ruisseaux qui surgissaient de la roche pour disparaître de nouveau.

Chamik connaissait toutes les plantes. Il les nommait et nous parlait comme s’il avait vécu avec elles. J’écoutais avec fascination ses anecdotes et ses explications, me demandant combien de livres il avait lus et combien de temps il avait dû passer à étudier pour en savoir autant. Le jeune caïte, flatté par mon évidente admiration, répondait à mes questions avec une véritable passion. Au début, Spaw avait suivi la conversation, mais ensuite il avoua qu’il n’en retenait pas la moitié et il nous conseilla de créer un groupe d’alchimistes, Chamik, Lunawin et moi.

— Ce n’est pas une si mauvaise idée —approuvai-je, en adoptant théâtralement un air songeur. Cependant, en entendant parler d’alchimistes, je ne pus éviter de penser à Daïan, captive les dieux savaient où pour avoir créé une potion d’une grande puissance.

Lorsque, Chamik et moi, nous parlions de plantes, Aryès fuyait en général pour parler avec Yélyn, Kitari et un certain Hiito Abur, qui portait une énorme arbalète dans le dos. La plupart des aventuriers nous adressaient à peine la parole, pensant peut-être que nous étions des sortes de figures légendaires. Néanmoins, ce n’était pas exactement du respect que nous inspirions, mais plutôt de l’indifférence. Ils ne voyageaient pas pour conduire Kyissé à son foyer, mais pour utiliser la fillette comme instrument pour pénétrer dans le château et le dévaliser, pensais-je, un peu peinée.

Pendant le voyage, j’eus le temps de compter plusieurs fois combien nous étions. Au total, je comptai cinquante-huit personnes. Les Léopards s’asseyaient toujours à part, de même qu’un autre petit groupe de trois chasseurs de récompenses qui se faisaient appeler les Awfith. Presque tous les aventuriers avaient un aspect effrayant et lorsqu’une bataille éclata le quatrième jour, je me demandai si nous resterions longtemps cinquante huit… Heureusement, en cette occasion, quelques paroles autoritaires du capitaine Calbaderca suffirent pour mettre fin à l’altercation. Comme si nous n’avions pas d’autres problèmes ! Plus d’une fois, nous sentîmes tous que nous étions entourés de créatures affamées qui nous épiaient, évaluant notre force, dissimulées entre les roches. Et Yoldi Hyeneman eut deux fois recours à ses pétards pour les faire fuir. Cet humain avait tout un sac plein d’ustensiles, mais, comme une caïte le commenta tout bas, non loin de nous, tout cela ne servait que pour éloigner les créatures peureuses. Je préférais ne pas m’imaginer le résultat d’un de ces pétards sur le museau d’un dragon de terre.

Ces jours-là furent remplis de nouveautés pour moi. Je découvris des tas de choses sur les Souterrains, non seulement grâce à Chamik, mais aussi grâce à Lemelli Trant, la géologue qui, avec ses trente-deux ans, me donna l’impression d’être une véritable experte des roches. Petit à petit, je me rendais compte combien la vie des Souterrains était différente de celle de la Superficie. Toutes ces longues conversations, durant notre marche, m’instruisirent plus que n’importe quel livre sur les Souterrains que j’aurais pu lire à Ato. Lemelli me parlait comme une maîtresse à une élève, sans jamais perdre un ton humble et posé. Parfois, elle m’interrogeait, curieuse, sur ma vie à la Superficie, et je lui répondais avec la même sincérité, quoiqu’en omettant certains détails évidemment.

Un jour, nous débouchâmes sur une petite caverne d’où sortaient deux autres tunnels et où poussaient quelques arbres. Comme Chamik m’avait assuré que ces troncs n’étaient pas corrosifs, Syu et moi, nous décidâmes de faire une course jusqu’à la cime de l’un deux.

Alors que les autres soldats s’installaient pour dîner, Syu et moi, nous nous éloignâmes discrètement. Arrivés au pied d’un arbre assez grand, nous nous regardâmes les yeux plissés.

— Prêt ? —demandai-je.

« Pouf, c’est à moi que tu demandes ça ? », répliqua le gawalt. « À trois. Un. Deux. Trois ! »

Nous nous précipitâmes vers le tronc et nous commençâmes à grimper à toute allure. Mes griffes frôlant l’écorce, je m’élançai vers le haut, sans pouvoir m’empêcher de sourire largement. J’étais envahie par un sentiment que je n’éprouvais plus depuis longtemps : celui de la liberté.

Lorsque j’atteignis le sommet, Syu m’attendait en agitant tranquillement la queue, reprenant son souffle.

« Comme d’habitude, j’ai gagné », déclara-t-il. « Tu as vu ? », ajouta-t-il, avant que j’aie le temps de répliquer.

Il signalait du doigt une fente de la caverne, non loin de là où nous étions. De cet endroit, émanait une faible lumière.

« Tu crois que c’est une pierre de lune ? », demandai-je, intriguée.

Le singe haussa les épaules et alors d’en bas des cris se firent entendre. Kaota, au pied de l’arbre, faisait de grands moulinets pour me dire de descendre. Syu et moi, nous soupirâmes.

« Elle n’a qu’à monter », grogna le singe.

« Il vaudra mieux que nous descendions », dis-je cependant. Comme Syu faisait la moue, je lui fis remarquer : « Le dîner est en bas. »

Aussitôt il s’anima et nous descendîmes plus doucement. Kaota, sans faire de commentaire, secoua la tête me faisant comprendre par là que mon cas était un cas désespéré et elle m’informa :

— Le capitaine Calbaderca veut te parler.

J’arquai les sourcils, appréhensive. Djowil Calbaderca parlait tranquillement avec Spaw et Aryès, légèrement à l’écart du groupe. Tandis que je me dirigeais vers eux, j’observai que Kaota rejoignait Kitari pour dîner et je me rendis compte alors que j’étais affamée.

Lorsque j’arrivai près du capitaine, celui-ci me fit signe de m’asseoir.

— Nous parlions de la route que nous devons prendre —m’expliqua Spaw.

Le capitaine acquiesça.

— Spaw m’a dit que, d’après les rumeurs, la route de l’ouest grouille de créatures qui passent à la Superficie. Si cela est vrai, il se peut que nous devions changer l’itinéraire prévu. Sans mentionner que Lemelli Trant, la géologue, dit qu’il pourrait y avoir des tremblements de terre à cette époque de l’année dans certains tunnels.

Je l’observai, perplexe. Croyait-il que les Sauveurs, nous étions des sortes de devins capables de prévoir les tremblements de terre ?, me demandai-je, en penchant la tête sur le côté.

— Pour le moment, nous avons suivi la route de l’ouest —poursuivit-il—, mais je me demande s’il ne vaut pas mieux faire demi-tour pour passer par la Forêt de Pierre-Lune, puis par le Perroquet, et, enfin, nous diriger à Kurbonth depuis le nord, pour nous ravitailler. Ceci nous retarderait de plusieurs semaines. J’espère que cela ne cause aucun problème —finit-il par dire, sur un ton interrogatif.

Je clignai des yeux, déconcertée, Aryès se mordit la lèvre, confus, et Spaw se frotta le coude, songeur.

— Tu nous demandes si un retard pourrait être un problème pour entrer dans le château de Klanez ? —demanda ce dernier.

— Eh bien, je reconnais que je ne suis pas un expert en légendes —dit le capitaine Calbaderca—. Peut-être que vous voyez quelque inconvénient que je n’ai pas vu.

— Moi, aucun —intervins-je—. Si nous passons par des endroits sûrs, c’est beaucoup mieux.

— Sans aucun doute —approuva Aryès, qui avait toujours été prudent comme un gawalt—. Quoique je reconnaisse qu’avec des gardes comme Kaota et Kitari, nous serons en sécurité n’importe où —ajouta-t-il.

Le capitaine Calbaderca esquissa un sourire et hocha de la tête.

— Alors nous ferons demi-tour —décida-t-il—. Merci pour votre opinion.

Je roulai les yeux et Spaw répondit posément :

— De rien, capitaine.

Le capitaine parut se replonger dans de profondes méditations. Nous le laissâmes élucubrer ses routes et nous allâmes dîner. Je leur parlai de l’objet que nous avions vu Syu et moi, depuis la cime de l’arbre et, aussitôt, plusieurs aventuriers s’y intéressèrent.

— Quelle forme avait-il ? —demandait un ternian, du nom de Dathem. C’était le plus jeune des aventuriers, avec Sabayu et, malgré son aspect quelque peu lugubre, c’était un de ceux qui parlaient le plus avec nous.

— Je ne sais pas. Plus ou moins rectangulaire —répondis-je.

— Intéressant —intervint alors un bélarque musclé et trapu—. Je vais y jeter un coup d’œil. Peut-être s’agit-il d’or blanc.

J’arquai un sourcil sceptique et, en voyant qu’il se levait, décidé à découvrir ce que c’était, plusieurs se moquèrent en disant que cela n’en valait pas la peine. Mais le bélarque, sans les écouter, s’approcha du mur de la caverne et commença à escalader. En le voyant grimper, je regrettai d’avoir parlé de cette lumière. Et si c’était seulement une illusion ? Et si le bélarque tombait… ?

— Ne te tracasse pas —me dit alors Aedyn Sholbathryns, la celmiste brulique, sur un ton calme—. C’est Géfiro Dorsinbergald. C’est un escaladeur-né.

De fait, le moine guerrier escaladait avec une grande élégance. Il arriva au niveau de la fente sans apparente difficulté. Il s’arrêta un instant, scrutant quelque chose, et alors il saisit un objet, il le mit dans sa poche et commença à descendre. Nous l’attendions tous, impatients, mais, pour faire durer le suspense, Géfiro marcha jusqu’au centre du cercle qui s’était formé avant de sortir l’objet. Il était de forme irrégulière avec des creux et des bosses et une surface blanche et lumineuse. Aussitôt, des murmures impressionnés s’élevèrent.

— Une perle de dragon —déclara alors le bélarque.

D’après ce que j’avais lu à la bibliothèque de Dumblor, les perles de dragon ou mandelkinias étaient une sorte de roche qui remodulait les énergies de l’entourage, généralement pour les stabiliser. Apparemment, elles se vendaient très cher. Il existait des livres entiers sur cette perle, mais je n’avais pas pris la peine d’approfondir le sujet. Tandis que certains commentaient la trouvaille, en disant que ceci était un signe de bon augure pour l’expédition, je m’approchai avec Aryès des sacs de vivres. À l’instant même où je prenais un morceau de pain, un son terrible retentit dans les tunnels et les cavernes. J’échangeai un regard terrifié avec Aryès. Les aventuriers, avec la promptitude de ceux qui sont habitués à de telles surprises, dégainèrent leurs armes. Le capitaine Calbaderca s’était précipité vers l’entrée du tunnel, suivi de deux Épées Noires.

— Felxer —dit le capitaine—. Surveille le tunnel qui est près de la roche rouge.

L’Épée Noire obéit aussitôt, emmenant une autre Épée Noire. Kaota et Kitari s’étaient postés à nos côtés, en alerte.

— Vous croyez que c’est quoi ? —demanda l’humain à la hallebarde, Acnaron Rivshel.

— Ce n’est pas un dragon, par hasard ? —ajouta Rumber Eguinbo, moqueur, tandis qu’il avançait et rengainait sa longue épée en voyant que la bataille n’était pas imminente.

— Je ne crois pas, cela ressemblait davantage à la chute d’une énorme roche —répondit Kuavors avec un air d’expert.

— Toi, qu’est-ce que tu en sais, poète ? —répliqua Enelk Tanshuld, le celmiste perceptiste, au chroniqueur—. Laissez-moi le découvrir. Il me suffirait d’un sortilège.

— Eh bien vas-y —grogna Yoldi Hyeneman, celui des projectiles explosifs.

Enelk et Yoldi semblaient prêts à se quereller et les autres aventuriers soupiraient, exaspérés ; heureusement, le capitaine Calbaderca revint alors vers nous en courant.

— Ramassez tout. Je vais envoyer des sentinelles. Dès qu’elles reviendront, nous choisirons le tunnel le plus sûr.

— Et nous éviterons la bataille ? —s’enquit Kélina, en jouant avec sa masse. Son sang d’orc semblait brûler d’envie de se battre.

— Toi qui aurais tant voulu écraser un dragon —commenta Énéliria, une sibilienne dont les yeux brillaient de malice.

Le capitaine Calbaderca fronça les sourcils.

— Ce que nous avons entendu ne provient pas d’un dragon.

— Quelle est votre théorie, capitaine ? —demanda Acnaron, en s’appuyant sur sa hallebarde.

— Il est encore trop tôt pour en être sûrs —répliqua-t-il—. Cela pourrait être un éboulement. Dépêchez-vous.

Tous se bousculèrent, ramassant leurs possessions. Dans tout ce remue-ménage, je pris la main de Kyissé pour qu’elle ne s’éloigne pas de nous.

— Fuir ? —demanda la fillette.

J’acquiesçai.

— C’est la meilleure façon d’agir.

« La plus sage, en tout cas », affirma Syu. « Tout cela ne me dit rien de bon. »

« À moi non plus », avouai-je.

Les aventuriers, avec leurs sacs sur le dos, s’étaient rassemblés autour du capitaine, et ils protestaient en demandant pourquoi c’étaient des Épées Noires qui étaient choisies comme sentinelles et non des aventuriers.

— Parce que les Épées Noires sont mille fois mieux préparés que vous, c’est un fait ! —grogna finalement un ternian au nez aquilin.

Sans lâcher Kyissé, je m’approchai du groupe avec Spaw, Aryès, Kaota et Kitari, et j’observai avec attention la réaction du capitaine Calbaderca. Son visage s’assombrit et un éclat d’irritation brilla dans ses yeux, pendant que des exclamations de protestation fusaient entre les aventuriers.

— Ménessif, garde tes commentaires —répliqua le capitaine—. Nous n’avons pas besoin de scissions. Et maintenant, silence, j’ai dit !

Sa voix autoritaire s’imposa entre les grognements et les marmonnements, qui moururent, laissant place à un silence sépulcral. Tandis que le capitaine nous demandait de rester calmes et sereins, je m’aperçus que Kyissé me serrait davantage la main, effrayée. Avec une subite impulsion, je l’embrassai sur le front pour la rassurer.

— Ne t’inquiète pas —lui dis-je.

Alors, j’entendis un cri. Et un claquement métallique qui ressemblait beaucoup au bruit d’épées qui s’entrechoquent.

Aussitôt, le capitaine Calbaderca perdit le contrôle de la situation. Poussés par une sorte de folie fébrile, plusieurs aventuriers vociférèrent et, brandissant leurs épées, leurs masses et leurs lances, ils s’enfoncèrent dans le tunnel d’où avait surgi le cri de l’Épée Noire. Le capitaine Calbaderca clama et s’interposa avant que tous se précipitent.

— Arrêtez-vous ! —tonna-t-il.

À ce moment, un de ceux qui étaient déjà passés, Acnaron Rivsel, je crois, celui de la hallebarde, cria :

— Ce sont des milfides ailées !

J’entendis alors des rugissements stridents qui ne pouvaient sortir d’aucune gorge saïjit. Syu tremblait autant que moi.

— Démons —haletai-je.

— Ceci est pire que les démons —répliqua Spaw dans un murmure. Il était pâle comme la mort.

— Repliez-vous ! —hurla le capitaine Calbaderca.

Là-bas, de l’autre côté du tunnel, on entendait les épées s’entrechoquer et des cris de toutes sortes. Nous commençâmes à courir vers le tunnel que gardait Felxer.

— Nom de nom —grogna Kaota, en jetant un coup d’œil en arrière—. Pourquoi ne battent-ils pas en retraite ?

— Nous devrions les aider —dit l’un des aventuriers, tandis que nous courions.

— En plus, le capitaine est resté en arrière —ajouta un autre—. Ce serait dommage de le perdre si tôt.

— Je vais faire demi-tour —décida soudain Kélina.

J’eus l’impression que le monde allait s’écrouler sur nous.

— Maudits monstres ! —criait la voix lointaine d’un aventurier, entre le bruit fracassant des armes et les rugissements.

C’est la fin, pensai-je, atterrée. Les Souterrains pullulaient de monstres… D’après mes lectures, les milfides ailées étaient des créatures intelligentes, mais sanguinaires qui attaquaient en groupe et s’alimentaient du sang de leurs proies. Frundis exultait, m’envahissant d’une musique de tambours, de flûtes et de chocs de pierres.

« Peut-être que quelque chose de pire nous attend au bout de ce tunnel-là », observa-t-il en riant.

« Frundis ! », me plaignis-je, stupéfaite. « Ceci est sérieux. »

« Je sais. Pardon. Attention à la tête ! »

Je baissai la tête instinctivement, mais alors je me rendis compte qu’il parlait de sa tête. Le bâton heurta une stalactite. Je fis une moue coupable.

« Désolée », lui dis-je.

« Hum, hum », se contenta-t-il de dire.

Plusieurs aventuriers avaient déjà fait demi-tour pour aider ceux qui combattaient, lorsqu’Udy Elvon déclara :

— Il n’y a plus de fuite possible.

Ses paroles m’impressionnèrent, surtout parce que le drow était avare de paroles et ne parlait normalement que pour dire l’essentiel.

Cependant, je ne compris ce qu’il disait que lorsque je vis la lumière de la caverne illuminant les parois. Nous avions choisi le mauvais tunnel, me dis-je, consternée.

— Demi-tour —dit précipitamment Felxer.

Brusquement, nous vîmes des ombres projetées sur le sol, près de la sortie du tunnel… Le battement des ailes emplissait la caverne d’un bruit assourdissant.

Je laissai passer les guerriers et je soufflai. Mon cœur battait à tout rompre et je sentais le sang tambouriner contre mes tempes. Et, pour comble, Kyissé, qui avait toujours été la sérénité même, éclata en sanglots. Nous étions les seuls à rester au milieu du tunnel, avec le cartographe, la géologue, le poète, Chamik et Yélyn ; et, bien sûr, Kaota et Kitari, qui s’agitaient, inquiets.

— Cachez-vous ! —nous cria la jeune Épée Noire par-dessus le grondement continu des ailes, lorsqu’une milfide passa près de l’entrée du tunnel. Je ne pus voir qu’une ombre fulgurante passer devant l’ouverture avant qu’elle ne disparaisse. La caverne avait tout l’air d’être assez grande.

Nous nous glissâmes dans l’une des nombreuses anfractuosités, entre les roches et, Aryès, Spaw, Lemelli et moi, nous tentâmes de tranquilliser Kyissé. Finalement, c’est Syu qui y parvint, en s’asseyant sur ses genoux et en faisant des grimaces comiques qui la firent sourire et oublier la peur.

— Quel fâcheux contretemps ! —commenta Spaw.

— Je déteste rester ainsi inactif —grogna Yélyn. Cependant, le jeune caïte tremblait comme une feuille d’automne.

— Combien de milfides peut-il y avoir ? —demanda au bout d’un moment Durinol, le cartographe.

— Je vais me rapprocher de l’entrée de la caverne —répondit Kaota, en sortant de notre cachette.

— Non —intervins-je, atterrée—. C’est trop dangereux.

Kaota me dévisagea et laissa échapper un rire étouffé.

— Évidemment, c’est pour ça que c’est moi qui y vais : je suis une Épée Noire. Restez ici —ajouta-t-elle en s’éloignant.

Kitari la rejoignit et lui chuchota quelque chose. Sa sœur acquiesça sèchement et continua à avancer vers la sortie du tunnel, avec précaution. Elle disparut entre les roches et je la vis peu après ramper, aplatie contre le sol. Je réprimai un énorme soupir et je reculai jusqu’à notre cachette. Tout semblait indiquer que les Épées Noires n’apprenaient pas à utiliser les harmonies pour se dissimuler. Je me souvins, toutefois, que Lénissu non plus ne connaissait rien aux harmonies et que, malgré cela, il savait se déplacer avec une grande discrétion.

— Chaque fois que j’y pense —soupira Spaw, plongé dans ses pensées.

— Quelle malchance —approuva Durinol, quoique je me doute que Spaw ne faisait pas allusion à l’attaque des milfides—. Et quand je pense que j’avais dit au capitaine Calbaderca qu’il valait mieux passer par le nord. Mais bien sûr, lui, c’est le capitaine et, moi, un cartographe. Le jour où l’on reconnaîtra mes compétences, peut-être avancerons-nous.

J’échangeai un regard éloquent avec Aryès, mais nous ne fîmes pas de commentaires.

« Je vais finir par me décrocher la mâchoire », marmonna Syu, après avoir adressé une nouvelle grimace de pitre à Kyissé.

Je soufflai, amusée, et je lui répondis :

« Merci de la tranquilliser, Syu. Je suis un désastre pour ce genre de choses. »

Par-dessus la clameur métallique qui envahissait le tunnel et la caverne, je distinguai clairement le rugissement strident d’une milfide.

« Cela a retenti tout près », observa Frundis, sur un ton d’expert.

Kitari se leva d’un bond et, en voyant ce que nous, nous ne pouvions pas voir, il se précipita en avant. Mon sang se glaça. Cela ne pouvait signifier qu’une chose. Je pris Yélyn par le cou pour le faire reculer, car celui-ci s’était élancé vers la sortie de notre cachette. Je posai un doigt sur mes lèvres et je m’enveloppai d’harmonies. Lorsque je m’avançai, je crus que j’allais défaillir.

Une créature bleue aux ailes noires, venait de se poser sur la saillie rocheuse à la sortie du tunnel. Elle tenait dans une main une épée courte et de l’autre, elle venait de lancer un objet contre Kaota. La bélarque chancela, mais leva son épée et se prépara à lutter contre la milfide. Je n’y réfléchis pas à deux fois : je renforçai mon sortilège harmonique et je m’élançai en courant.

— Shaedra !

Le cri atterré d’Aryès retentit dans mon dos.

* * *

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21 Tout pour le sang

— Shaedra, recule !

Je retrouvai la raison lorsque je fus à quelques mètres de la milfide et je m’arrêtai net. La peur avait détruit mon sortilège harmonique. Cependant, j’ignorai les paroles de Kaota et je saisis Frundis à deux mains.

— Va-t’en ! —criai-je à la créature.

Je perçus le rire guttural de la milfide. Elle fixa ses yeux jaunes dans les miens et me montra ses dents affilées. Une terreur indicible s’empara de moi. Alors, le monstre se jeta sur nous. Il donna à Kaota un coup traître qui la projeta contre le mur et il attaqua Kitari. Celui-ci bloqua l’arme métallique de la milfide avec son bouclier et il répliqua. Comme l’attention de la créature était centrée sur le bélarque, j’en profitai pour lever le bâton. D’un mouvement rapide, je lui plantai Frundis entre les côtes et je me retirai aussi vite que j’avais attaqué. La créature émit un rugissement de colère et battit des ailes, s’éloignant légèrement du tunnel tandis que le bâton laissait échapper un gros rire joyeux et victorieux.

— Kaota ! —s’écria Kitari, en se précipitant vers la bélarque, qui venait de se plier en deux.

— Je vais bien —répliqua-t-elle et elle leva des yeux furibonds vers moi—. Mais qu’est-ce que tu fais là ? Retourne avec les autres.

Sa voix était implacable et autoritaire et, un instant, je frémis, en me rendant compte que je l’avais offensée en intervenant dans son travail. Je secouai la tête et j’allais faire demi-tour, sans un mot, lorsque Syu sauta soudain sur mon épaule. À ce moment, j’aperçus Aryès qui, une moue sur le visage, s’était arrêté à quelques mètres, une main sur sa lance et l’autre dans sa poche. Quant à Spaw, il venait de sortir de la cavité pour attraper Kyissé qui s’élançait vers nous.

« J’ai raté quelque chose ? », demanda le gawalt, en essayant de faire le courageux.

Les trompettes de Frundis se calmèrent un peu tandis qu’il répondait :

« Ça a été un coup du tonnerre ! Je suis de plus en plus convaincu que je dois descendre du Grand Mayark », dit-il, jovial, en faisant allusion au grand héros mythique.

Je réprimai un sourire et je fronçai aussitôt les sourcils en voyant que Kitari jetait un regard prudent hors du tunnel.

— Elles sont des dizaines —murmura le jeune Épée Noire. Brusquement, il se redressa d’un bond et siffla entre ses dents— : Des archers !

Il prit Kaota par la taille et nous nous précipitâmes à l’intérieur du tunnel.

— Quelle folie —commenta Aryès, alors qu’il s’élançait en courant.

— Je déteste les Souterrains —ajoutai-je. J’enrageai d’être dans une situation aussi critique et je priai pour que le capitaine Calbaderca et sa troupe réussissent à anéantir ces créatures sanguinaires.

On entendit, non loin, le cri aigu d’une milfide.

« Je déteste les Souterrains », répétai-je mentalement, tout en relâchant le jaïpu dans tout mon corps.

« Hmpf », souffla Syu, amusé. « Alors, nous devrions abandonner toute cette expédition et nous enfuir à la Superficie », suggéra-t-il.

« Tout de suite, cinquante guerriers nous protègent », répliquai-je. « Et je crois que, sans eux, nous ne serions déjà plus que des esprits. »

Je perçus le tremblement du gawalt, je soupirai et j’ajoutai :

« Si seulement ces créatures mangeaient des bananes. »

Le cartographe, la géologue, l’écrivain, Chamik et Yélyn nous suivirent et nous redescendîmes par le tunnel. Le fracas des ailes se rapprochait dangereusement derrière et devant nous. Mais au moins, devant, on entendait le bruit des épées et des rugissements de milfides agonisantes, par contre, dans notre dos, on entendrait bientôt les cordes des arcs se tendre…

Lorsque nous fûmes de retour à la petite caverne et son bosquet, nous vîmes trois des aventuriers, près d’un tronc. Les autres se battaient dans le tunnel et dans la grande caverne.

— Walti, Torwen ! —s’exclama Lemelli, en se précipitant vers le groupe.

Serrant son bras blessé, le nain se balançait, soufflant entre ses dents, comme pour faire fuir la douleur, tandis que Walti, l’un des trois membres des Awfith, était agenouillé près d’une de ses compagnes et cachait son visage dans ses cheveux blonds et contre le corps de son amie.

— Ushyela ! —murmurai-je, en me souvenant de son nom.

La semi-elfe gisait, immobile, sur la roche. Nous nous précipitâmes tous vers eux.

— Que les dieux nous viennent en aide —dit Durinol, dans un filet de voix.

— Ushyela ! —cria Walti, en la secouant par les épaules. Les larmes jaillissaient de ses yeux et couraient sur ses joues—. Réveille-toi, Ushyela. —Il laissa alors échapper un sanglot qui me brisa le cœur—. Réveille-toi —répéta-t-il, la respiration entrecoupée.

Je regardai la scène, sans voix. La Awfith était morte, me dis-je, me sentant envahie par l’horreur. L’image de Tanos l’ivrogne, transi de froid dans la neige, me revint alors à l’esprit.

— Walti —dit Lemelli, très doucement, en s’agenouillant près de lui—. Ushyela est…

Il ne parvint pas à le dire et il se tut, sans oser parler.

— Ushyela est vivante —compléta alors Spaw. Il s’était rapproché du semi-elfe et nous nous tournâmes tous vers lui, stupéfaits.

— Vivante ? —répéta Torwen, le nain—. Cela m’étonnerait. Comment le sais-tu ?

Le démon haussa les épaules et me regarda en répondant :

— L’entraînement.

J’écarquillai légèrement les yeux, en comprenant. Il avait utilisé le sryho pour le vérifier. Walti observa le visage d’Ushyela, puis fixa ses yeux sur Spaw.

— Tu es guérisseur ? —Sa voix tremblait d’émotion.

Le démon fit une moue.

— Non.

— Où est le guérisseur du groupe ? —demanda alors Kuavors, le chroniqueur, sur un ton grognon.

Je perçus le soupir de Walti.

— En train de combattre.

— Il a dit qu’il connaissait aussi un peu l’énergie brulique —expliqua Torwen—. Et… étant donné les circonstances, le capitaine ne pouvait pas refuser son aide. De toutes façons, si nous ne réussissons pas à tuer ces milfides, son art de guérisseur ne nous servira pas à grand-chose.

Soudain, nous entendîmes des voix derrière nous. J’observai la grimace de terreur de Lemelli et je me retournai brusquement. Débouchant du tunnel par lequel nous étions arrivés à la petite caverne, un groupe de huit saïjits encapuchonnés, plusieurs vêtus de noir, avançaient, encerclant cinq autres saïjits qui marchaient menottés. Ces derniers n’étaient autres que Sabayu, Hawrius, Ritli, Borklad et Lassandra. Les Léopards, pensai-je, en secouant la tête. Ils avaient la mine sombre, surtout Lassandra, qui semblait sur le point d’éclater. La seule qui conservait son habituelle pose affectant l’ennui était Sabayu.

— Ouillouillouille —chuchota Aryès—. S’ils viennent avec de mauvaises intentions…

Alors, une des silhouettes à la cape noire s’avança et fit un geste de salutation.

— Nous venons avec des intentions pacifiques —prononça-t-il, tandis que les épées s’entrechoquaient au loin—. Et nous vous ramenons des aventuriers égarés.

Il ôta sa capuche et ses yeux violets brillèrent, souriants.

« Lénissu ! », criai-je mentalement. J’étais stupéfaite. Cependant, je n’eus pas le temps de me faire à l’idée que mon oncle était enfin revenu, car, à cet instant, une milfide ailée passa en volant, sortant du tunnel que nous venions de quitter. Elle portait un arc.

— Mettez-vous à l’abri ! —rugit Torwen, en se levant avec difficulté.

— Libérez-nous ! —s’écriait Hawrius, en agitant ses mains liées.

Kaota se plaça devant moi, en levant son bouclier.

— Cours ! —cria-t-elle.

D’autres milfides apparurent ; elles portaient des sortes de bâtons métalliques et elles se jetèrent sur nous. La bataille ne terminerait donc jamais ? Tout indiquait que nous n’en sortirions pas vivants. Je pris la main de Kyissé et nous nous mîmes à courir. Mais une milfide s’interposa entre Lénissu et moi. Je la foudroyai d’un regard plein de rage, j’occultai Kyissé derrière moi, et j’empoignai Frundis à deux mains.

— Voyons si tu oses, monstre ! Kyissé, écarte-toi et cours vers Lénissu dès que tu pourras.

La milfide leva son arme et je lui donnai un coup sur le bras.

« Et elle ose, la maudite », marmottai-je. Frundis m’encourageait avec une musique lente et lugubre. « Frundis, ne me dis pas que tu composes une symphonie pour mes funérailles ? »

La milfide attaqua de nouveau, avec une force bien supérieure à la mienne, et je parai l’attaque avec Frundis. Je poussai un sifflement impressionné.

« Mais de quel matériau es-tu fait, Frundis ? »

Le bâton siffla joyeusement.

« De musique », répondit-il. « Et la musique ne se brise jamais. »

Je détournai les coups de la milfide avec succès lorsque, soudain, je perdis l’équilibre et une de ses pattes me projeta à terre. En heurtant la pierre, Frundis m’échappa des mains et je regardai la créature, morte de peur. Vue d’en bas, le monstre paraissait encore plus terrible. Il m’écrasa la poitrine et les jambes contre le sol avec ses griffes et je tentai de lui planter les miennes dans les pattes.

J’entendis le gémissement du singe avant que la milfide se prépare à me donner le coup de grâce. Sans pouvoir bouger, je vis un éclat briller dans ses yeux jaunes. Elle ouvrit grand sa gueule, elle poussa un rugissement terrible et s’effondra sur moi, tandis que je la contemplais, abasourdie. Je sentis la peau rugueuse et l’odeur désagréable de la créature avant de pouvoir m’écarter d’elle. Dans son dos, une lance était plantée.

— Aryès —soufflai-je, admirative, lorsque je fus un peu remise—. Merci.

Le kadaelfe me sourit puis se racla la gorge.

— Je n’arrive pas à la retirer —avoua-t-il.

Je laissai échapper un rire hystérique et alors une pensée me traversa l’esprit et je blêmis.

— Kyissé ? —demandai-je, en regardant autour de moi—. Où est Kyissé ?

C’est alors seulement que je vis que la petite caverne était remplie d’aventuriers. Apparemment, la bataille dans la grande caverne s’était terminée et bien terminée. Mais il y avait encore trop de milfides. Soudain, je vis Spaw, acculé contre un mur. Il tenait sa dague rouge avec fermeté, mais il avait l’air en difficulté. La créature, qui ne portait pas d’armes, lui jeta alors un coup de griffes et l’humain fit un bond en arrière, heurtant la roche.

— Démons ! —m’exclamai-je. Je ramassai Frundis, je parcourus en courant la distance qui me séparait de lui et je m’arrêtai net en m’apercevant, stupéfaite, que la milfide battait des ailes et s’éloignait, en poussant un cri—. Qu’est-ce que… ?

Spaw, en voyant mon expression déconcertée, esquissa un sourire et ses yeux étincelèrent d’un éclat rougeâtre.

— Parfois, j’inspire le respect.

Je ne compris pas vraiment son affirmation, mais ce n’était pas le moment de demander des explications.

— Nous devons chercher Kyissé —dis-je finalement—. Je ne la vois nulle part.

— Kyissé ? —demanda Kaota, alarmée, en arrivant à ma hauteur. Toute son armure était barbouillée de sang de milfide—. Tu l’as perdue ?

Je plissai les yeux.

— C’est difficile d’être attentif à tout en plein combat —protestai-je.

— Hmpf.

— Attention ! —criai-je, en voyant soudain une milfide foncer sur Kitari, qui venait de nous rejoindre. En réagissant à la vitesse de l’éclair, Kitari s’accroupit, fit un bond, entailla le poignet de la créature et enfonça son épée dans sa gorge.

J’atteignis alors un point de tension telle que je craquai. Je laissai tomber Frundis et je me mis à trembler. Je n’en pouvais plus, me dis-je. Je m’appuyai sur le mur, secouée de spasmes.

— Shaedra ! —s’écria Kaota—. Que t’arrive-t-il ?

Aryès se précipita vers moi et me serra les mains dans les siennes.

— Shaedra, tout est presque fini. Reste calme.

Je croisai son regard bleu et ardent et je secouai la tête, sans cesser de trembler.

— Oui. Je sui…is caalme —bégayai-je dans un murmure.

Syu s’agrippa à mon cou, plus effrayé par ma réaction que par les milfides.

— Inspire profondément et expire doucement —me conseilla Aryès.

— Je vais bien —répliquai-je, sentant malgré tout que mes yeux se remplissaient de larmes après tant de tension.

Je jetai un coup d’œil sur la caverne. Kaota et Kitari s’étaient éloignés pour aider les autres à achever les dernières milfides. Spaw, non loin de nous, semblait plongé dans ses réflexions, mais subitement il s’activa et tourna les yeux vers moi.

— Bon —dit-il, en s’approchant—. Tout cela se complique. Et pourtant, pour une fois, tout semblait simple au début.

— Spaw, tu veux bien nous dire pourquoi tu es si bizarre dernièrement ? —demanda Aryès.

Le démon se frotta la tête, pensif.

— Bon, je ne sais pas si c’est le meilleur moment pour vous l’expliquer… D’accord —fit-il, résigné, en voyant nos expressions irritées—. Zaïx vient de me parler. Il a toujours le chic pour apparaître aux pires moments —soupira-t-il, comme en aparté—. Eh bien, vous vous souvenez quand je suis revenu de la bibliothèque et que j’ai dit que je l’avais trouvé, ou quelque chose comme ça ? —Nous acquiesçâmes de la tête—. Eh bien. Vous savez que Zaïx essaie de trouver le moyen de se libérer de ses chaînes. Et je pense que l’objet qu’il recherche pourrait se trouver au château de Klanez. —Aryès et moi, nous échangeâmes un regard, songeurs—. À la bibliothèque, j’ai vu que, selon une légende, il y avait dans ce château une relique qui absorbait les énergies. Peut-être est-ce vrai.

— Ou peut-être que non —répliqua Aryès, en soufflant—. Tu es en train de nous dire que tu veux aller au château de Klanez pour trouver une relique et libérer un démon ?

— C’est un peu méprisant, dit sur ce ton —observai-je.

Le kadaelfe roula les yeux.

— Je n’ai rien contre les démons, mais, tout ceci n’est fondé que sur une légende.

— Sur plusieurs —rectifia Spaw, songeur—. Mais, maintenant, comme je disais, les choses se compliquent, parce que les aventuriers ont perdu la seule personne qui pouvait leur ouvrir le chemin vers le château… selon ce que racontent les légendes, une fois de plus.

Je pâlis.

— Où est Kyissé ? —demandai-je.

Spaw se racla la gorge, en regardant ses ongles.

— Je crois que ton oncle l’a emmenée —déclara-t-il.

Je soufflai, incrédule. À cet instant, j’entendis un cri féroce parmi les aventuriers :

— Ils ont emmené la Fleur du Nord ! Ils ont emmené la Fleur du Nord !

22 Le jardin d’Igara

Après avoir perdu la piste des ravisseurs de Kyissé, le capitaine Calbaderca et ses compagnons revinrent à la caverne. Comme beaucoup d’aventuriers étaient blessés, le capitaine annonça que nous nous installerions là pendant deux heures pour récupérer des forces avant de repartir.

Les guerriers avaient fait un carnage de milfides. Tous avaient bien lutté… sauf les Léopards, bien sûr. Tous avaient beaucoup grogné contre eux ; le capitaine s’était alors réuni avec les cinq “traîtres” et leur avait demandé des explications. Pendant que Borklad expliquait clairement qu’ils n’étaient pas disposés à rester dans un groupe qui se ruait sur l’ennemi sans réfléchir, les autres aventuriers, attentifs à la conversation, clamèrent et protestèrent, indignés. Le capitaine, l’air sombre, n’avait pas hésité à dire aux Léopards qu’à partir de ce moment, ils étaient exclus de l’expédition. Ceux-ci avaient jeté à terre les bracelets que je leur avais mis et ils étaient partis avec leurs possessions personnelles sans afficher la moindre honte. La vérité, c’est que je les comprenais parfaitement. N’importe qui n’était pas capable d’attaquer des milfides assassines.

Nous nous reposâmes et j’essayai de dormir, mais je n’y parvins pas. Je me contentai de m’asseoir contre une roche et d’écouter une musique soporifique de Frundis. Durant ces deux heures, Nimos Wel, le guérisseur, ne cessa de s’occuper des blessés, en particulier de l’Épée Noire Taoh Tanfis et de la semi-elfe Ushyela, dont les vies tenaient à un fil.

Alors, le capitaine Calbaderca se leva et déclara :

— En route, tous. Réveillez-vous. Nous allons trouver un endroit sûr pour les blessés —expliqua-t-il, alors que tous ramassaient leurs sacs—. Après, nous partirons à la recherche de ces ravisseurs.

Entouré de ses Épées Noires, il ouvrit la marche, tandis que, les autres le suivaient lentement, portant les blessés.

— En route —nous dit Kaota.

Spaw, Aryès et moi, nous nous levâmes tous les trois d’un même mouvement. Évitant difficilement les cadavres des milfides, nous sortîmes de la caverne et nous rebroussâmes chemin. Que prétendait Lénissu ?, me demandai-je, pour la énième fois. Empêcher le voyage à Klanez, ça, c’était évident, mais… Pourquoi nous avait-il abandonnés en plein combat ? D’un côté, je souhaitais le retrouver, cependant je savais que si le capitaine Calbaderca rattrapait les ravisseurs, ceux-ci auraient de graves problèmes. Mais qui étaient les compagnons de Lénissu ? Je n’avais même pas pu voir leurs visages. Étaient-ce des Ombreux ?

* * *

Nimos Wel, le guérisseur, avait fait tout ce qu’il avait pu pour les blessés et il marchait devant moi, épuisé. À un moment, je le vis chanceler et je me précipitai, prévenante, pour lui apporter mon soutien. Le celmiste me sourit doucement, en me remerciant.

— J’ai utilisé beaucoup d’énergie —dit-il, la voix sereine, mais sans force.

Au moins, il ne semblait pas souffrir d’apathie, pensai-je avec optimisme. Néanmoins, quelques minutes après, Nimos Wel marchait en s’appuyant sur Frundis, après que j’avais demandé sa permission à ce dernier. À côté de lui, se tenait le palanquin de Kyissé sur lequel on avait réussi à installer Taoh et Ushyela, car ils n’étaient pas gros et n’occupaient pas beaucoup de place. Aucun des deux n’avait bonne mine. Petit à petit, nous avancions tous, certains en boitillant, d’autres en soutenant un bras blessé, et d’autres encore en traînant les pieds, éreintés.

Le cartographe, qui était si féru en cartes et se targuait d’être un expert, nous conduisit au travers d’un enchevêtrement de tunnels et, après quelques heures de marche lente, nous débouchâmes finalement dans une caverne pleine de colonnes, de recoins et…

« Des arbres ! », s’écria Syu, en bondissant de joie sur mon épaule.

Les pierres de lune illuminaient de vastes parties de la caverne.

— Le temple ne doit pas être très loin —marmonna Durinol Milden, le cartographe, en scrutant la caverne de ses yeux de tiyan.

— Un temple ? —murmura Aryès, déconcerté.

Je rendis au kadaelfe un regard d’incompréhension, tandis que nous avancions avec appréhension dans cet endroit étrange. Les parois de la caverne avait beaucoup de protubérances rocheuses qui ressemblaient à d’énormes champignons. Pouvait-il y avoir un temple dans cette zone ? Pourquoi pas, me dis-je, en contemplant le bois qui s’étendait sur notre gauche, occupant presque toute la caverne visible. Après tout, à la Superficie aussi, on avait construit des temples dans des lieux isolés et dangereux.

— Par là ! —dit soudain Durinol, sans prêter attention aux commentaires sceptiques de ses compagnons.

Nous le suivîmes tous prudemment et alors, le faïngal du groupe se frappa le front avec la main.

— Par Amzis, bien sûr ! Le temple. Maintenant je me rappelle.

— Qu’est-ce qu’il y a, Wenay ? —demanda Torwen, le nain.

— Ce qu’il y a ? Par Temenessa ! Je suis déjà venu ici, dans un temple, il y a des années, quand j’étais petit —déclara-t-il—. Je crois… —Il promena son regard autour de lui, alors que nous nous arrêtions tous, à l’écoute—. Je crois que Durinol nous mène sur le bon chemin.

Nous entendîmes avec clarté le souffle sarcastique du cartographe.

— Évidemment que je vous mène sur le bon chemin ! En avant.

Le capitaine Calbaderca fronça les sourcils devant son ton autoritaire, mais il le suivit sans un mot.

Nous trouvâmes une rampe près d’un tunnel et un poteau de pierre avec un triangle dessiné dans un cercle : c’était le symbole de la religion étiséenne. Je le savais très bien parce que ce symbole était aussi gravé sur le collier que la Feugatine portait autour du cou.

Le moral du groupe remonta en flèche et nous commençâmes à gravir la rampe. Il ne nous manquait que quelques mètres pour arriver en haut, lorsque Wenay, le faïngal, avec une subite exclamation, courut vers l’avant, et nous avertit, inquiet :

— Attention ! Maintenant, je me rappelle, le Temple d’Igara a un jardin maléfique ; alors, une fois arrivés en haut, essayez de ne pas respirer les parfums. Je ne me souviens pas très bien, mais je sais que mon père m’avait dit de retenir ma respiration.

Le capitaine Calbaderca fit un geste bref de la tête, sans perdre son calme.

— C’est bon. Merci de nous avoir avertis, Wenay. —Il leva la main—. Felxer.

Un signe de la tête du capitaine suffit à l’Épée Noire pour comprendre ce qu’il lui demandait. Il passa devant et grimpa les derniers mètres de la rampe, portant à la main une lanterne malgré les pierres de Lune qui illuminaient la caverne. Il mit un bon bout de temps et le visage du capitaine s’assombrissait à chaque minute qui s’écoulait, jusqu’à ce Felxer réapparaisse en haut de la rampe.

— La voie est sûre, capitaine ! —fit-il.

— Merci, Felxer. En avant, compagnie —ordonna Djowil Calbaderca.

La moue sceptique du faïngal ne me passa pas inaperçue. À l’évidence, il pensait que la voie ne devait pas être aussi sûre que l’assurait Felxer.

Comme nous arrivions en haut, la vue qui nous attendait nous laissa tous pantois. La rampe se poursuivait par un large chemin pavé et de chaque côté s’étendait un champ bleu de plantes étranges, aux tiges tortueuses et aux pétales exubérants. Et au bout du chemin, s’élevaient des murailles avec d’énormes portes.

— Soyons prudents —dit le capitaine. Et il se tourna vers Chamik—. Botaniste, connais-tu ces plantes ? Moi, je n’ai jamais rien vu de semblable.

Chamik allait répondre, mais le cartographe le devança :

— D’après les livres, le Temple d’Igara est entouré de défenses de toutes sortes. Mais je suppose que, si nous ne nous écartons pas du chemin, il ne nous arrivera rien.

— Merci, Durinol Milden —répliqua le capitaine et il leva un sourcil vers Chamik.

Le chercheur en biologie se racla la gorge, embarrassé.

— Euh… Eh bien. À vrai dire, je devrais me rapprocher davantage pour m’en assurer. Je ne vois pas très bien de loin —avoua-t-il.

Sa déclaration provoqua des rires et des railleries ironiques de la part de certains aventuriers. Le capitaine les foudroya du regard et son attention se centra de nouveau sur Chamik.

— Alors, approche-toi pour vérifier —exigea-t-il.

Chamik acquiesça vivement et s’avança vers les plantes. Lorsqu’il se trouva à un mètre de l’une d’elles, il se pencha pour mieux voir. Puis, il se redressa, fit demi-tour et revint à pas lents, très lents.

— Apparemment, ces plantes ne sont pas bonnes pour la santé mentale —commenta quelqu’un, moqueur, au milieu du groupe.

J’observai la réaction de Yélyn, mais avant que celui-ci ne réplique, Aryès posa une main apaisante sur son épaule. Ce n’était pas le moment d’avoir une discussion au beau milieu de la rampe.

— Alors, tu vas pouvoir passer tranquille. Tu n’as rien à perdre, toi, Hanor —rétorqua Bélika posément. Elle, par contre, elle avait l’air de chercher la bagarre, pensai-je.

— En tout cas, Bélika Tathda, toi, tu es aussi laide que stupide —répliqua l’archer.

— Fermez-la —grogna Dabal Niwikap, le mirol costaud qui m’avait paru sympathique depuis le jour de la cérémonie. Et, outre son aspect sympathique, il imposait le respect.

« Surtout avec son visage ensanglanté et sa jambe blessée », dit Syu avec une grimace.

Lorsque Chamik revint enfin, avec une lenteur insolite, le capitaine commençait déjà à s’impatienter.

— Ce sont des méodilvas —déclara le jeune botaniste, en haletant, comme s’il venait de courir pendant une heure—. Ces plantes sont attirées par tout mouvement et elles crachent des gaz qui, si on les respire, affectent le système nerveux.

Certains le regardèrent avec l’air de ne rien comprendre, mais le capitaine Calbaderca sembla se plonger dans de profondes réflexions.

— Capitaine —intervint une Épée Noire, d’une voix grave—, si vous voulez, je peux essayer de passer et d’atteindre les portes.

Mais le capitaine fit non de la tête :

— Non, Tow. C’est moi qui irai. C’est un Temple étiséen. Dès que les moines sauront que nous avons besoin de leur aide, ils nous aideront. Attendez ici.

Aussitôt, toutes les Épées Noires protestèrent, mais un regard du capitaine suffit à les faire taire.

— Capitaine —dit Chamik timidement—, si vous voyez les fleurs se tourner vers vous, arrêtez-vous immédiatement.

— Merci pour ton conseil, Chamik. J’en tiendrai compte.

Alors, il nous tourna le dos et, courageux comme un héros, il s’éloigna. J’observai Kaota s’agiter, inquiète, alors que son capitaine avançait sur le chemin.

— Génial —marmonna Zismeya—. Nous allons perdre le seul homme qui ait du cran dans ce maudit groupe.

— Boh —répliqua Rumber—. Je ne crois pas qu’il ait jamais lutté contre un dragon, à ce que je sais.

— Un dragon ? Et puis quoi d’autre… Tu as lutté contre un dragon, toi ? Cela devait être un bébé dragon, sinon je ne le crois pas —répliqua celle-ci.

Ils commencèrent à s’envoyer des fleurs et les autres durent intervenir lorsque tous deux en arrivèrent à se provoquer en duel, soutenant que leur honneur ne pouvait accepter plus d’insultes.

— Chère Zismeya —dit Géfiro sur un ton railleur—. Calmons-nous et observons comment avance notre aimable chef au cran de fer.

Aryès, Spaw et moi, nous échangeâmes un regard las.

« Ils finiront par se tuer entre eux si d’autres milfides n’apparaissent pas », soupirai-je.

« Il faudrait une armée de gawalts pour calmer ces saïjits », répliqua Syu.

« Et plusieurs pour chacun », acquiesçai-je, amusée.

Je penchai la tête et j’essayai de voir quelque chose malgré le grand Épée Noire qui se tenait devant moi. Je réussis à apercevoir le capitaine Calbaderca qui continuait à avancer avec une lenteur exagérée comme celle de Chamik. Cependant, l’Épée Noire bougea soudain, me bouchant de nouveau la vue. Je me rendis compte, alors, que Nimos Wel, le guérisseur, s’était approché de moi pour me rendre le bâton et me remercier. Il ne mentionna rien sur Frundis et je fus surprise que celui-ci n’ait pas chanté pendant tout ce temps…

« Je ne chante pas toujours pour des étrangers, qu’est-ce que tu crois ? », grogna le bâton, en devinant mes pensées. « Je suis prudent. »

« Je suis contente de le savoir », lui répliquai-je, amusée.

Finalement, je me résignai à attendre que le capitaine atteigne les portes et je m’assis sur la rampe, en imitant plusieurs aventuriers derrière moi. J’écoutais une nouvelle chanson de Frundis lorsque les gens autour de moi commencèrent à murmurer, en s’agitant, inquiets.

— Que se passe-t-il ? —demandai-je, en me réveillant de ma torpeur et en me levant d’un bond.

— Aucune idée —admit Aryès—. Je ne vois rien. Je devrais léviter pour le savoir.

— Les portes viennent de s’ouvrir —nous expliqua alors Pistou Chavolinda, l’elfocane.

— Quelqu’un sort ! —s’écria Yélyn, en première file, près de Chamik.

— C’est un ilfahr —souffla quelqu’un d’autre.

Tous paraissaient très impressionnés et je me penchai vers Spaw pour lui demander à voix basse :

— Qu’est-ce que c’est, un ilfahr ?

Spaw sourit, amusé.

— Une sorte de prêtre étiséen spécial.

— Le capitaine est entré ! —annonça Yélyn. Il semblait être devenu le porte-parole de ce qui se passait.

Nous attendîmes environ un quart d’heure avant que deux ilfahrs accompagnés du capitaine sortent du Temple. Tous deux portaient un voile bleu qui leur couvrait la moitié du visage. Ils parcoururent le chemin, en agitant des objets qui ressemblaient à des sortes de hochets. J’observai que les plantes se tournaient vers eux, en se balançant, l’air endormies.

Ils étaient à quelques mètres, lorsque, d’un mouvement subit, les Épées Noires mirent un genou à terre, imités par de nombreux aventuriers. Je regardai autour de moi, stupéfaite. Même Kaota et Kitari s’étaient prosternés, le poing sur le cœur.

— Je crois me souvenir que les érioniques agissent de manière semblable —me fit observer Spaw, en voyant ma surprise.

— Exact —admis-je.

Le bruit des hochets s’interrompit et les ilfahrs s’arrêtèrent devant nous.

— Fils de Minsawda, levez-vous, le Temple d’Igara vous souhaite la bienvenue —déclara l’un d’eux.

Lentement, tous les étiséens se relevèrent. Ils avaient enfin l’air un peu calmés, pensai-je, tandis que les ilfahrs nous guidaient vers le Temple, en faisant bruire leurs maracas.

23 Légendes et prières

L’intérieur du Temple était austère et, mis à part la grande salle de prières et le réfectoire, il y avait à peine le nombre de chambres suffisant pour tous nous loger. Les ilfahrs s’occupèrent aussitôt des blessés, avec l’aide de Nimos Wel, et, comme Aryès et moi, nous proposâmes notre aide, un ilfahr nous envoya chercher de l’eau dans le petit jardin derrière le Temple, où coulait, froide et pure, l’eau surgie d’une source.

Kaota et Kitari, épuisés, avaient voulu nous suivre, mais, lorsque nous leur dîmes que nous allions simplement remplir des cruches d’eau, ils se laissèrent convaincre et partirent dormir.

Lorsque nous retournâmes au jardin pour la deuxième fois remplir nos cruches d’eau, nous trouvâmes Spaw balançant tranquillement les jambes sur la margelle naturelle de la fontaine. Seul le murmure de l’eau rompait le silence de l’endroit. Je me rendis compte alors que cela faisait longtemps que nous n’étions pas tous les trois seuls et tranquilles, sans oreilles indiscrètes autour de nous, et je décidai de profiter de l’occasion pour parler avec plus de liberté.

— Démons ! Quelle journée. D’abord les milfides, puis l’apparition de Lénissu et l’enlèvement de Kyissé… —Je soufflai et posai la cruche sur le sol—. Que va faire le capitaine Calbaderca maintenant, à votre avis ? —demandai-je, en m’asseyant près de Spaw.

— Bon. S’il trouve Kyissé, le voyage se poursuivra comme il était prévu —répondit Aryès, en s’asseyant à son tour.

— Et s’il ne la trouve pas ? —demandai-je.

— S’il ne la trouve pas, alors je ne crois pas que nous continuions jusqu’au château —réfléchit le kadaelfe—. Ce serait une folie, n’est-ce pas ? L’expédition reposait sur la capacité de Kyissé à nous ouvrir le chemin.

— On doit bien pouvoir entrer au château même sans Kyissé —dit soudain Spaw, méditatif.

Je le regardai avec un certain étonnement.

— Alors… tu continues à penser que la magara qui permettrait à Zaïx de se débarrasser de ses chaînes se trouve dans le château ?

— En réalité, je ne suis pas le seul à penser que c’est possible —répliqua Spaw—. J’ai un ami qui cherche cet objet depuis des années. Mais il n’est toutefois pas certain qu’il s’agisse réellement de l’objet que nous cherchons, ni qu’il se trouve dans ce château, en fait.

Je le regardai fixement, avec un brusque soupçon.

— Cet ami…

Spaw roula les yeux.

— Oui. C’est un des six de la communauté. Et Zaïx a pleinement confiance en lui.

— Six ? —m’étonnai-je—. Tu n’avais pas dit que vous étiez cinq ?

— Je te comptais toi aussi —répliqua-t-il.

Je fis une moue et j’acquiesçai.

— Bon. Alors, toi, tu veux aller chercher cet objet. Moi, je veux aller à la Superficie et je veux m’assurer que Kyissé va bien et… Et toi, qu’est-ce que tu veux, Aryès ?

Le kadaelfe esquissa un sourire.

— Sincèrement, je n’en sais rien. J’en ai plus qu’assez moi aussi des Souterrains, peut-être même plus que toi. Mais si l’expédition trouve Kyissé, nous n’aurons pas d’autre solution que de poursuivre le voyage. Et après tout… ce n’est peut-être pas la pire des solutions —conclut-il.

— D’accord, tout est décidé alors —dit Spaw, enthousiaste—. Si l’on trouve Kyissé, nous poursuivons jusqu’au château. Si nous ne la trouvons pas, nous nous défilons et nous rejoignons la Superficie. Vous rentrez chez vous et vous me laissez chercher la Klanez pour que, moi, je puisse rentrer dans le château.

— Spaw ! —protestai-je, offensée—. Tu ne proposes sans doute pas que nous te laissions partir seul avec Kyissé au château de Klanez ?

— Je ne sais pas si sa présence est indispensable —avoua-t-il—, mais l’Histoire a démontré que personne n’est capable d’y entrer sans l’aide des Klanez et… à dire vrai, je préfère ne pas tenter la chance… —Le démon sourit en voyant mon expression peu convaincue—. Tu as une meilleure idée ? Moi, je n’abandonnerai jamais Zaïx.

Je le contemplai, légèrement impressionnée.

— Zaïx semble être une personne que tu admires beaucoup —observai-je.

L’humain acquiesça d’un bref signe de la tête. Pour une fois, son visage était devenu plus sérieux que d’habitude. Je me souvins à cet instant des paroles de Zaïx : “C’est comme si c’était mon propre fils”, m’avait-il dit. C’était tout à fait normal que Spaw veuille l’aider, dans ce cas.

— Ton plan ne me plaît pas —dis-je, cependant—. Je ne te laisserai pas partir avec Kyissé au château de Klanez. En tout cas, pas seul.

— N’anticipons rien —intervint Aryès—. Je trouve que vous vous précipitez un peu. Il se peut que nous trouvions Kyissé avec le capitaine Calbaderca. Il est inutile d’échafauder des plans en l’air.

— Tu as raison —approuvai-je—. Toutefois, Lénissu est assez habile quand il s’agit de fuir —ajoutai-je, moqueuse—. Cela ne me paraît pas si impossible qu’il réussisse à s’échapper.

— Hmm. —Spaw avait froncé les sourcils, l’air méditatif—. Dis-moi, Shaedra. À ton avis, pour quel motif Lénissu a-t-il enlevé Kyissé ?

— Je ne sais pas —reconnus-je—. Probablement pour interrompre l’expédition.

— Alors… à aucun moment tu n’as pensé que lui aussi pourrait vouloir se rendre au château, mais seul, n’est-ce pas ? —s’enquit le démon.

Je le foudroyai du regard.

— Qu’est-ce que tu insinues ? Lénissu n’est pas un chasseur de récompenses ni rien de la sorte. Il n’a rien à faire du butin d’un vieux château.

— Oh —fit Spaw, feignant d’approuver.

— Hmpf. En plus, il m’a toujours donné l’impression de ne pas croire à ces histoires de Klanez —poursuivis-je—. Non. Lénissu essaie d’éviter que le capitaine nous emmène jusqu’au château. Peut-être parce justement il ne croit pas aux légendes —raisonnai-je.

Je me tus, dubitative. En réalité, je parlais sans savoir. Peut-être que le Nohistra de Dumblor lui avait demandé d’agir de la sorte ou… J’esquissai un sourire… Peut-être que d’un coup la foi avait frappé le cœur de Lénissu et qu’il avait enlevé Kyissé pour obtenir sa protection divine. Je poussai un soupir, résignée.

— Espérons que le capitaine Calbaderca soit clément avec Lénissu si nous le trouvons —déclarai-je.

— Malheureusement, la clémence n’est pas une qualité très répandue parmi les Épées Noires —répliqua Spaw—. J’ai entendu plus d’une histoire sur cette garde. Ils sont connus pour faire passer le devoir avant les sentiments.

J’eus un petit rire ironique.

— Et toi ? —lui dis-je—. Tu viens de dire que tu utiliserais Kyissé pour trouver cette magara absorbante.

Spaw leva les yeux vers le plafond de la caverne.

— Kyissé veut se rendre au château et moi aussi : ça, ce n’est pas l’utiliser, c’est coopérer —argumenta-t-il.

— Euh —intervint Aryès, en levant l’index, après un silence—. Si vous me permettez, je crois que nous raisonnons de travers. Nous, étant donné la situation, nous ne pouvons pas faire grand-chose à part nous interposer entre Lénissu et le capitaine pour qu’il n’arrive pas de malheur. En tout cas, nous ne pouvons pas abandonner le capitaine lorsque nous venons d’être attaqués pas des milfides sanguinaires qui ont failli nous tuer. Nous devons avoir des plans cohérents.

Spaw et moi, nous acquiesçâmes de la tête et l’humain précisa :

— Il est vrai que nous sommes près d’un portail funeste et, là, il y a toujours davantage de mouvement.

— C’est l’embêtant. Si, en fin de compte, nous décidons de revenir à la Superficie… ça ne va pas être facile —commenta Aryès.

Spaw fronça les sourcils, en passant une main distraite dans le courant de la source.

— Nous avons un gros problème —dit-il. Et il nous regarda tous les deux, hésitant—. En réalité… il existe un passage assez sûr pour sortir à la Superficie. Moi, normalement je passe par là.

— C’est une bonne nouvelle ! —m’écriai-je, avec un sourire radieux—. Mais, pourquoi dis-tu que c’est un problème ?

— Parce que… —Il se racla la gorge, embarrassé—. Parce que pour atteindre ces escaliers, il faut passer par l’endroit où vit Zaïx.

Je fronçai les sourcils.

— Et ?

Spaw sourit, patiemment.

— Aryès ne peut pas passer par là. Ce n’est pas un démon.

Je soufflai, incrédule, puis je souris et je répliquai :

— Je ne vois pas où est le problème. Aryès se fait passer pour un démon et voilà. Allez, Spaw, ne me dis pas que tu ne vas pas laisser passer Aryès parce que ce n’est pas un démon ? C’est ridicule.

Spaw s’esclaffa, amusé.

— Ce qui est ridicule, c’est ce que tu proposes ! —dit-il en riant—. Faire croire à Zaïx qu’Aryès est un démon ? Quelle idée !

— Shaedra —intervint Aryès, halluciné, alors que Spaw souriait largement—. Moi, franchement, je ne mettrai pas les pieds dans un antre plein de démons…

— Plein ? Mais tu as déjà entendu Spaw, ils ne seraient pas plus de trois —protestai-je—. Plus Zaïx. Et… bon, on pourrait aussi leur expliquer aimablement que tu n’as rien contre les démons et…

Spaw se couvrit le visage avec la main et Aryès fit non de la tête catégoriquement.

— Je ne passerai pas par là. Désolé.

Je soupirai, patiente.

— Et je comprends parfaitement ta réserve. Mais peut-être est-ce plus dangereux de passer par un portail funeste plein de milfides et de trolls que devant quelques démons qui, en plus, ont tout l’air d’être sympathiques —argumentai-je.

— De fait, ils sont sympathiques —acquiesça Spaw—. Toutefois, ce sont des démons. Et deux d’entre eux n’ont pas vu de saïjits depuis des années. Je crois que tu n’as pas encore compris combien il est important pour un démon que les saïjits ne sachent pas ce qu’ils sont. C’est… peut-être une tradition, mais elle est très bien ancrée et… à dire vrai, assez justifiée. L’Histoire en témoigne.

Je haussai les épaules et je me laissai glisser à terre pour prendre la cruche.

— C’est bon —dis-je, tout en remplissant la cruche d’eau—. Alors, en résumé, nous suivons le capitaine Calbaderca et si nous trouvons Kyissé…

Je m’interrompis en entendant un bruit de pas dans le couloir qui menait à la source.

— Voilà —déclarai-je, en soutenant la lourde cruche entre mes bras.

Aryès finissait de remplir sa cruche lorsqu’une Épée Noire apparut dans le couloir. Elle s’appelait Ashli. Son jeune visage de sibilienne reflétait une certaine fatigue, mais sa démarche ressemblait à celle d’une danseuse. Elle s’arrêta, passa la main sur son visage pour écarter une mèche de ses cheveux gris striés de rouge et déclara :

— Le capitaine Calbaderca veut vous parler, avant de partir.

Je sursautai et de l’eau jaillit de la cruche.

— Comment ça, avant de partir ? —demandai-je, les yeux écarquillés.

Ashli fit une moue. Elle ne paraissait pas très contente.

— Il part chercher la Fleur du Nord.

— Déjà ?

— Plus on attend, plus il sera difficile de trouver la piste des ravisseurs —expliqua Ashli.

— Démons —soufflai-je.

Nous nous précipitâmes, Aryès et moi, dans le couloir, chargés de nos cruches, tandis que Spaw et Ashli nous suivaient plus calmement.

— Ils vont finir par briser la cruche —commenta le démon, en soupirant.

Je me retournai, les yeux plissés, et je remarquai le sourire amusé d’Ashli.

— Je ne veux pas que le capitaine Calbaderca s’en aille sans moi —répliquai-je.

— Eh bien, je crains que tu ne puisses pas le convaincre —répondit Ashli—. Même moi, il ne m’emmène pas.

— Quoi ? —s’étonna Aryès—. Mais tu es une Épée Noire.

— Oui. Mais il veut me laisser à la charge des blessés, avec Kaota et Kitari —expliqua-t-il. À son ton et à son expression, je déduisis qu’il lui en coûtait de se résigner à l’idée de rester en arrière, alors que son capitaine s’en allait au-devant des dangers.

Je m’imaginais déjà le capitaine trouvant Kyissé et tuant ses ravisseurs pour leur traîtrise… Si j’arrivais à accompagner le capitaine, je pourrais m’interposer. Après tout, j’étais la Sauveuse. Ils ne pouvaient pas me tuer, n’est-ce pas ?

En chemin, je rencontrai Syu, qui sortait à toute vitesse du réfectoire. Il freina en me voyant et grimpa sur mon épaule.

« Que faisais-tu ? », demandai-je, soupçonneuse.

Le gawalt prit un air innocent.

« J’observais comment ils font la cuisine dans cet endroit froid et sinistre », répliqua-t-il.

J’esquissai un sourire.

« Tu as les moustaches mauves », lui fis-je remarquer. « Cela doit être à cause du froid. »

« Quoi ? Oh. » Syu prit un peu d’eau de la cruche et se frotta énergiquement les moustaches pour enlever toute trace des baies qu’il avait mangées. « Elles étaient délicieuses », m’avoua-t-il, content.

« Tu ne les as pas toutes mangées, au moins ? », m’enquis-je, moqueuse.

« Il en reste encore. Mais je ne sais pas si c’est bon pour les saïjits », répliqua-t-il, feignant le sérieux. J’arquai un sourcil, amusée.

Djowil Calbaderca était debout, près des portes du Temple, en train de superviser les derniers préparatifs. Autour de lui, les Épées Noires attendaient avec les aventuriers qui n’avaient pas souffert de grande blessure durant la bataille contre les milfides ailées.

— Sauveurs —dit le capitaine, en nous voyant—. Venez par ici. —Nous posâmes nos cruches contre un mur et nous nous approchâmes—. Je veux que vous priiez pour nous pour que nous ramenions la Dernière Klanez au temple. Priez matin et soir et vous pouvez être sûrs que nous reviendrons.

Ses paroles me laissèrent stupéfaites. Que nous priions pour qu’ils reviennent ?

— Euh… Ne sommes-nous pas les Sauveurs ? —fit remarquer Aryès—. Théoriquement, nous devrions t’accompagner.

— Nous devons sauver Kyissé —renchéris-je, avec conviction.

Le capitaine sourit et fit non de la tête.

— La petite était sous ma protection. C’est mon devoir de partir à sa recherche. Mais votre mission n’est pas moins ardue : priez et soignez les blessés. Et ne sortez du Temple sous aucun prétexte. Vous avez vu combien les Souterrains sont dangereux. Et maintenant, souhaitez-nous bon voyage.

Je perçus son ton paternaliste et je réprimai un soupir exaspéré. On aurait dit qu’il parlait à deux enfants incapables de faire autre chose que de prier pour que tout aille bien.

— Bon voyage et merci de nous demander notre avis autant de fois —grognai-je.

Ma réplique généra des commentaires railleurs de la part de certains aventuriers et je les foudroyai du regard. Je les observai sortir du Temple en silence. Le son des hochets commença à tinter dans le jardin d’Igara.

— Que nous priions —sifflai-je alors—. Mille sorcières sacrées ! Pour qui se prend ce… ?

Je croisai le regard pénétrant de l’ilfahr.

— Capitaine —finis-je par dire, en me contrôlant. Je reculais et je fis demi-tour, irritée. J’avais parcouru à grandes enjambées colériques quelques mètres lorsque je me souvins de la cruche et je fis demi-tour pour aller la chercher sous le regard amusé d’Aryès—. Ce n’est pas drôle —dis-je, avec une moue. Je signalai la porte de la main, exaspérée—. Il est parti sans nous. Et il nous demande de prier pour lui… C’est ridicule, et même hypocrite —ronchonnai-je, catégorique—. Les vrais gawalts n’agissent pas ainsi.

— Théoriquement, le capitaine n’est pas un singe gawalt —me fit remarquer Aryès.

Aryès et moi, nous échangeâmes un regard et nous nous esclaffâmes. La cruche me glissa des mains, je la rattrapai de justesse avant qu’elle ne tombe par terre et je me trempai la chemise. Mon hilarité se déchaîna totalement et Aryès laissa échapper un rire aigu tandis que Syu s’écartait de nous, en poussant un petit soupir.

— Ils étaient déjà comme ça quand tu les as connus ? —demanda Ashli à Spaw, en se frottant la joue.

— Oh —dit Spaw, en nous observant comme deux créatures exotiques, alors que, pris d’un fou rire irrépressible, nous provoquions un esclandre dans le couloir—. Je crains que cela n’empire de jour en jour.

Je soufflai plusieurs fois, agenouillée par terre, tout en me tenant les côtes douloureuses.

— Aïe, aïe, aïe —dis-je, en haletant—. Ceci est terriiiible.

Aryès et moi, nous nous sourîmes, mais nous essayâmes de nous reprendre.

— Par Nagray, je ne riais pas comme ça depuis des années —reconnut Aryès, en se levant et en passant la manche de sa chemise sur ses yeux—. Ça fait du bien après tant de milfides et tant d’émotion.

« Saïjits », soupira le gawalt.

Ashli se racla la gorge.

— Vous avez une curieuse façon de prier —observa-t-elle—. Je crois savoir que vous êtes érioniques.

Je fis une moue, en essayant de reprendre mon sérieux.

— Oui. Mais normalement les pagodistes, nous ne prions pas beaucoup.

— C’est une erreur —dit alors une voix.

Je tournai les yeux vers l’ilfahr et un frisson me parcourut. On ne voyait de son visage que de grands yeux bleus qui m’examinaient comme s’ils pouvaient lire mon esprit. Elle avança et passa devant nous.

— Suivez-moi —déclara-t-elle—. Je vais vous présenter Fahr Landew, le prieur du Temple.

* * *

Après une heure entière passée à écouter Fahr Landew, je me demandai comment une personne aussi joyeuse et aimable pouvait avoir choisi de vivre dans un lieu si à l’écart du monde comme le Temple d’Igara.

L’ilfahr nous avait conduits jusqu’au sommet de l’unique tour du temple, que l’on appelait kelmet, ce qui signifiait, d’après elle, « refuge de l’esprit » dans le dialecte des dieux. Là, Ashli, Spaw, Aryès et moi nous avions été présentés à un hobbit au gros nez et aux yeux marrons perspicaces qui nous avait souhaité la bienvenue au kelmet et au Temple. Il nous avait interrogés sur les blessés et nous lui avions répondu qu’apparemment, aucun n’était en danger de mort, à l’exception d’Ushyela. Ensuite, nous avions philosophé sur la vie et sur d’autres sujets très spirituels, de sorte que je me demandai si les ilfahrs priaient en débattant posément sur des idées élevées. Dans ce cas, les prêtres étiséens devaient avoir des conversations animées pendant les repas, pensai-je.

Et j’en eus la démonstration peu après, lorsque nous nous assîmes pour le repas au réfectoire. La table était très grande, flanquée de longs bancs où prirent place tous les aventuriers qui se sentaient la force de participer au dals, comme on appelait ce repas : en réalité, le plus grand nombre était allé dormir et j’aurais bien aimé les imiter, si je n’avais été curieuse de voir comment vivaient les prêtres.

— Il n’y a rien de meilleur qu’une bonne soupe de légumes ! —s’exclama Fahr Landew, avec un grand sourire, tout en s’asseyant à table—. Mes frères, prions pour que les dieux redonnent la santé à nos hôtes. Servez-vous et rendons grâce aux dieux pour cet excellent repas, sans oublier notre cuisinier Fahr Deunal, bien sûr !

Les ilfahrs nous laissèrent nous servir avec la louche avant de se servir eux-mêmes et je remarquai que l’un d’eux contemplait avec une certaine consternation le mirol Dabal Niwikap, tandis que celui-ci engloutissait une assiette remplie à ras bord. Mais, bien sûr, Dabal était une force de la nature et il avait besoin d’énergies pour soigner ses blessures, pensai-je, heureuse de le voir manger avec autant d’appétit.

Lorsque Fahr Landew repoussa son assiette, les autres ilfahrs en firent autant et nous les imitâmes tous. Le prieur nous adressa un sourire qui éclaira tout son visage.

— Nous avons l’habitude, aux dals, d’écouter une histoire de l’un de nos compagnons. Hier, Fahr Arruchil nous a parlé de la légende de la Pierre du Feu. —J’arquai un sourcil en me souvenant de la polémique entre Suminaria et Aléria sur l’existence ou non de cette pierre—. Aujourd’hui, pour que vous ne pensiez pas que nous racontons toujours de vieilles histoires de mille ans, je vais vous raconter l’histoire de Nawmiria Klanez, la grand-mère de la fillette avec qui vous avez voyagé.

Nous le regardâmes tous, avec étonnement. Vu le nombre de légendes que l’on racontait sur les Klanez, je n’avais toujours pas pu me former une idée précise sur cette famille mythique. C’est pourquoi cela piquait ma curiosité de voir qu’un ilfahr allait soudain parler de la grand-mère de Kyissé. Peut-être était-elle même vivante, pensai-je, en me mordant la lèvre, intriguée.

— Je suppose que beaucoup d’entre vous ont entendu des dizaines de légendes sur la famille Klanez —dit Fahr Landew, en posant doucement ses mains sur la table—. Certains d’entre vous sont de Dumblor et sans doute savez-vous que le grand-père de la petite que vous protégez était dumblorien.

— Jusqu’à ce qu’il entende le chant de Nawmiria et qu’il tombe éperdument amoureux d’elle —acquiesça Kuavors, l’écrivain.

Les aventuriers marmonnèrent pour le faire taire et le caïte leva les mains en signe d’innocence.

Fahr Landew sourit.

— Ceci est effectivement une des versions de l’histoire qui s’est convertie en légende. Mais maintenant, je vous prie de ne pas m’interrompre.

Il baissa la tête, comme s’il priait et, après une minute d’attente silencieuse, il la releva et raconta :

— Nawmiria Klanez vivait heureuse, entourée de ses parents dans le château de Klanez. Il n’y avait pas un saïjit à des kilomètres à la ronde. Elle avait les cheveux blancs comme la neige, les yeux dorés comme deux kéréjats et un visage doux et joyeux. Elle passait ses journées à courir sur la plage de la Mer du Nord, à parcourir le chemin de ronde et les murailles crénelées, à traverser les salles remplies d’objets étranges et très anciens, à lire, à peindre… Elle était sans aucun doute la plus grande joie de ses parents qui la voyaient grandir jour après jour.

Le hobbit secoua la tête sombrement.

— Mais un jour, les parents disparurent et la joie se changea en tristesse, l’amour, en désespoir et l’enfance, en une lutte pour la survie. Nawmiria quitta le château. Elle traversa les Miroirs de la Vérité, ceux que n’ont jamais réussi à traverser les si nombreuses expéditions qui s’organisaient dès cette époque. Elle chemina pendant des jours et elle tomba alors sur la lisière du Bois de Sang.

Quelques ilfahrs croisèrent les mains, comme pour se protéger de ce nom terrible.

— Vous connaissez déjà les histoires —poursuivit Fahr Landew—. Le Bois de Sang est inextricable et très sombre et, là, vivent des créatures horribles que je ne nommerai point. La jeune Klanez entra dans le bois. Elle avait faim et elle avait vu des baies qui lui avaient redonné espoir. Elle vécut des jours entiers dans ce bois. Personne ne sait comment elle y parvint. Peut-être grâce à la magie, comme certains l’assurent. Cependant, un jour, ses artifices magiques ne lui furent d’aucune aide. Un des monstres la vit et se précipita sur elle. Nawmiria courut, courut, mais cette fois elle savait qu’elle allait mourir. Il arriva alors quelque chose sur quoi elle n’avait pas compté. Un humain apparut. Un humain, jeune, armé de deux épées, en plein Bois de Sang. Il tua la créature et sauva Nawmiria Klanez. Son nom était Sib Euselys.

« Celui-là, c’était vraiment un Sauveur », commentai-je à Syu, approbatrice. Le singe, en quelque part dans la pièce, acquiesça mentalement. Je me centrai de nouveau sur la légende, fascinée par la voix théâtrale et solennelle de Fahr Landew.

Il raconta alors comment Nawmiria et Sib étaient revenus au château de Klanez, comment Sib avait découvert les secrets de la famille et comment tous deux étaient tombés amoureux l’un de l’autre.

— Sib promit à Nawmiria qu’ils verraient un jour le ciel de la Superficie. Nawmiria ne voulait pas voir le soleil. Elle voulait voir les étoiles. Ces petites lumières qui brillent dans le firmament de la Superficie et qui sont à une distance incalculable du sol —expliqua-t-il—. Et un jour, ils quittèrent le château et ils partirent les voir. Et là se termine la véritable histoire de Nawmiria Klanez, car je ne sais pas ce qui se passa ensuite, mais je peux vous assurer que Nawmiria parvint à voir les étoiles —conclut-il—. Je vous propose, mes frères, de débattre demain des rêves auxquels chaque individu aspire.

Lorsqu’il se tut, les ilfahrs joignirent les mains, ils adressèrent des prières à leurs dieux et ils se levèrent. Fahr Landew sortit du réfectoire en nous souhaitant bonne nuit, souriant peut-être de voir qu’il nous avait laissé mille questions en tête.

— Une histoire étrange —commenta Aryès, tandis que nous nous dirigions vers les chambres.

J’acquiesçai de la tête. Mes yeux se fermaient de fatigue. Spaw se racla la gorge.

— Je me demande : quel fond de vérité il peut y avoir dans tout ça ? La Feugatine vous a dit qu’il existait des dizaines de versions sur la famille Klanez. Cela m’étonnerait que nous ayons eu la chance d’entendre la vraie.

Je bâillai et j’acquiesçai.

— C’est terrible. Personne ne sait la vérité sur rien. Mais ce n’est pas très important. —Je bâillai de nouveau—. J’espère seulement que Kyissé aille bien.

Aryès sourit et réalisa un salut typique d’Ato.

— Dormons et reprenons des forces —dit-il—. Bonne nuit, Shaedra.

— Bonne nuit —répondis-je—. Ne rêvez pas de milfides.

Aryès ouvrit la chambre que lui avaient assignée les ilfahrs à lui et à Spaw ainsi qu’à Kitari, Dabal, Walti, Chamik et Yélyn. Aryès et Spaw entrèrent et, moi, j’avançai dans le couloir avec Kaota jusqu’à notre chambre, où nous trouvâmes Ashli et Helwa se préparant pour aller dormir. Contre le mur, reposait Frundis au même endroit où je l’avais posé quelques heures plus tôt.

Dès que je vis mon lit, je m’y dirigeai sans un mot, j’ôtai maladroitement la cape et je me glissai sous les couvertures, épuisée. Alors, je murmurai en bâillant :

— Bonne nuit à toutes.

Syu vint se rouler en boule entre mes bras et me dit :

« Moi aussi je veux voir les étoiles. »

« Et tu les verras », lui promis-je avec conviction, avant de plonger dans un profond sommeil. Je ne sais comment, je parvins encore à entendre les douces paroles de Kaota :

— Qu’Amzis veille sur toi dans tes songes, Sauveuse.

24 Lumière d’ombre

Lorsque je me réveillai, il n’y avait déjà plus personne dans la chambre et, par la porte entrouverte, s’infiltraient des bruits de voix lointaines provenant du réfectoire, accompagnés d’une lumière d’un ton rougeâtre.

Syu s’étira et je l’imitai, en me redressant sur mon lit.

« Bonjour, Syu ! », dis-je joyeusement, en me levant et en attachant ma cape que quelqu’un avait ramassée par terre et replacée au pied du lit. Il faisait froid et je me frottai les mains, en frissonnant.

Alors, je touchai Frundis. Le bâton était en pleine composition, aussi, Syu et moi, nous le laissâmes tranquille et nous prîmes le chemin du réfectoire pour manger quelque chose.

Je croisai Aryès dans le couloir.

— Ah, j’allais voir si tu étais toujours dans la Cinquième Sphère, comme dit Spaw —déclara-t-il, moqueur—. Mais maintenant que tu es réveillée, dépêche-toi ou il ne restera plus de galettes de miel blanc avec des framboises dorées.

— Des galettes de miel blanc avec des framboises dorées ? —répétai-je, bouche bée.

— Elles sont délicieuses —affirma-t-il, en me prenant par la main pour que je l’accompagne.

Lorsque nous entrâmes au réfectoire, il n’y avait pas un seul ilfahr. Par contre Yélyn, Chamik, Xiuwi, Dabal et Hiito jouaient aux cartes et bavardaient tranquillement. Assis à un bout de la table, Spaw, un crayon à la main, dessinait dans un cahier. Je m’approchai de lui, intriguée.

— Que dessines-tu ? —lui demandai-je, curieuse.

Le démon leva la tête et sourit.

— Le soleil ponant —répondit-il avec simplicité—. Celui-là même que nous avons vu juste avant que les gobelins nous attaquent, sur la montagne. C’était un coucher de soleil magnifique et j’aimerais que dans ce temple il y ait au moins un dessin du ciel.

— C’est une bonne idée —approuvai-je, en lui rendant son sourire—. Où sont les galettes ?

— Un ilfahr les a emportées à la cuisine —répondit Yélyn, depuis l’autre bout de la table—. Il a dû penser que, s’il les laissait ici, Dabal les terminerait toutes.

— Yélyn… —protesta Chamik, en l’invitant à être plus respectueux.

Mais Dabal, l’énorme mirol, éclata de rire et dit :

— Allez, garçon, c’est à toi de jouer.

Je les laissai là et je partis avec Aryès à la cuisine. Syu se pourléchait déjà, affamé. Je déjeunai comme une reine, en bavardant tranquillement avec Aryès. Nous étions en pleine conversation philosophique sur le cycle de la vie et sur le pourquoi il existait des carnivores et des herbivores lorsque Fahr Landew apparut dans la cuisine et, en nous voyant, il porta ses mains à sa ceinture, en soupirant.

— Bonjour —dit-il—. Comment avez-vous dormi, jeunes Sauveurs ?

En prononçant le mot « Sauveurs », je remarquai un accent d’ironie dans sa voix et je plissai légèrement les yeux, étonnée. Croyait-il que nous étions des imposteurs et que Kyissé n’était pas la véritable Fleur du Nord ?

— À merveille, Fahr Landew —répondit Aryès.

— Comme un ours lébrin —ajoutai-je—. Et, vous, Fahr Landew ?

— Comme Amzis en personne —répliqua-t-il, amusé—. Je voulais parler avec toi, jeune Sauveuse, si tu me le permets, mon garçon.

Aryès et moi, nous échangeâmes un rapide regard appréhensif et je me levai. Je suivis l’ilfahr dans les couloirs et nous finîmes par déboucher sur le jardin de la source. C’était le meilleur endroit pour parler sans que personne nous entende, observai-je. Que voulait me dire le prieur de si important ?

Le hobbit se tourna brièvement vers moi, il me sourit et, sans un mot, il s’avança vers un angle de la paroi rocheuse et… il fit glisser la surface apparente comme un rideau, découvrant une grande cavité.

« Démons », soufflai-je.

« Démons », acquiesça Syu, bouche bée comme moi.

— En avant, Sauveuse —m’encouragea le prieur.

— Euh… Eh bien… C’est quoi cette ouverture ? —demandai-je.

— Un tunnel —expliqua-t-il, patient—. Je t’assure que tu auras une bonne surprise.

Je rivai mes yeux méfiants sur son expression bienveillante et je soupirai.

— Je me réjouis que ce soit une bonne surprise, mais en quoi consiste-t-elle exactement… ?

Je me tus, en me raclant la gorge, et on entendit alors une voix dans le tunnel.

— Shaedra, arrête de papoter et entre maintenant.

Je demeurai paralysée de stupéfaction. C’était la voix de Lénissu. Au début, je voulus m’enfuir du petit jardin, en croyant, sans logique, que l’ilfahr avait réveillé quelque esprit pour me tromper… Mais non, me dis-je. L’écho déformait la voix, mais cela ne faisait pas de doute, c’était bien la voix de Lénissu que je venais d’entendre.

Je laissai échapper un petit rire hésitant, troublée.

— Pour une surprise, ça, c’est une bonne surprise —approuvai-je, en pénétrant dans le tunnel, suivie de Fahr Landew.

Mille questions se bousculaient dans ma tête. Mais, avant tout, je voulais m’assurer que Lénissu était là… et avec Kyissé. Lorsque le prieur eut tiré de nouveau le rideau couleur de pierre, tout devint sombre et silencieux, comme si cette toile isolait du bruit autant que cinq mètres de pierre. Alors, je distinguai une faible lumière : la pierre de lune de Lénissu, compris-je.

— Lénissu ? —murmurai-je, en avançant dans le tunnel.

Petit à petit, son visage se dessina dans la pénombre. Ses yeux violets m’observaient vivement.

— Bonjour de nouveau, nièce —me dit-il—. Salut, Syu —ajouta-t-il, tandis que le singe sautait sur son épaule pour le saluer. Avec sa main libre, il me prit une épaule et m’embrassa—. Comment vas-tu ? Je regrette de t’avoir abandonnée pendant la bataille, mais les autres aventuriers revenaient et il aurait été impossible de nous enfuir avec Kyissé si nous avions attendu davantage. Je savais que vous vous en sortiriez. Comment vas-tu ? —répéta-t-il.

— Bien. —J’hésitai—. Et toi ? Où est Kyissé ?

— Plus bas, dans le tunnel, avec les autres. —Son regard se posa sur le hobbit au gros nez et il réalisa un bref geste de la tête—. Salut, Fahr Landew. Encore mille mercis pour ce que vous faites.

— De rien, jeune aventurier —répondit le prieur, souriant—. J’essaie seulement de protéger le château de Klanez des curieux.

— Et ne vous inquiétez pas, tant que Kyissé est avec moi, nous n’irons pas au château —lui promit mon oncle.

Je les observai tour à tour.

— Vous pouvez m’expliquer quelque chose, si ce n’est pas trop demander ? —fis-je, en me mordant la lèvre.

— Demander est une bonne chose —répliqua le hobbit.

— Ouillouillouille, mon ami —dit Lénissu, l’air théâtral—. Je vous avertis que parfois ma nièce pose des questions qui incommoderaient même un dragon.

Je le foudroyai du regard et je me lançai :

— D’abord, qu’avez-vous à voir avec le château de Klanez, Fahr Landew ?

— Oh —sourit le prieur—. Je suppose que tu te souviens de l’histoire que j’ai racontée durant le dernier dal. Cette histoire, je l’ai entendue de la bouche de Nawmiria elle-même. —Je haussai un sourcil, stupéfaite, et il acquiesça— : Oui, j’ai connu personnellement Nawmiria Klanez. Et Sib Euselys. Maintenant, ils vivent à la Superficie. Ou du moins, ils vivaient. En fin, je crois qu’ils sont toujours en vie —affirma-t-il, avec foi—. Nawmiria était plus jeune que moi. J’ai chargé ton oncle de les chercher et de mener Kyissé chez ses grands-parents, puisque je ne sais pas ce qui est arrivé à ses parents.

— Oui —Lénissu se racla la gorge, en remarquant ma surprise—. Normalement, je ne me mêle pas de ce genre d’histoires. M’occuper de rendre des enfants à leur famille n’est pas ma spécialité. Mais c’était la meilleure façon de nous mettre à l’abri de ces fous d’Épées Noires qui nous poursuivent. —Il laissa échapper un petit rire—. Et maintenant, ils doivent se trouver les diables savent où, entre tunnels et tunnels, à chercher Kyissé.

— Il reste quatre Épées noires au Temple, au cas où tu ne le saurais pas —l’informai-je, pour le consoler—. Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Partir d’ici, évidemment —répondit Lénissu—. Dès que Fahr Landew le trouvera opportun.

— Nous avons tout organisé pour les prières du mélem —déclara celui-ci—. Vous sortirez du temple par un réseau de tunnels secrets, guidés par Fahr Neydé.

— Et les prières du mélem sont quand exactement ? —s’enquit humblement Lénissu.

— Dans trois heures —spécifia le hobbit—. Et maintenant nous devons rentrer, sinon ils vont penser que nous aussi nous avons été enlevés —plaisanta-t-il.

— Alors c’est décidé —conclut Lénissu—. Je vous remercie encore pour tout ce que vous faites pour nous. Ce n’est pas tous les jours que l’on trouve des personnes disposées à aider les autres.

— Vraiment ? —répliqua le prieur, souriant—. Nous avons tous de la bonté en nous. Il suffirait que chacun la dévoile.

Il s’inclina solennellement, fit demi-tour et s’éloigna.

— Shaedra —me dit Lénissu, avec un soupir théâtral—. Tu as le chic pour te mettre dans des situations réellement embarrassantes.

— Quoi ? —m’indignai-je—. Je n’ai demandé à personne de faire de moi la Sauveuse. Et puis, toi, tu peux parler. Pour ce qui est de mener une vie paisible et tranquille, tu n’es pas précisément un très bon exemple.

Lénissu roula les yeux et, pendant que Syu s’installait de nouveau sur mon épaule, il fit un geste de la tête.

— Je crois que Fahr Landew est pressé de sortir. Sois prudente et suis ses ordres au pied de la lettre, d’accord ? Espérons que, pour une fois, tout se passera bien et que nous parviendrons à la Superficie sans plus d’incidents.

Je lui souris.

— Ce serait bien —répondis-je avec espoir, avant de suivre le prieur jusqu’à la source.

* * *

Trois heures plus tard, les ilfahrs commencèrent leurs prières du mélem, auxquelles participèrent tous les aventuriers étiséens qui pouvaient se lever, Kaota et Kitari inclus ; ces derniers avaient pourtant l’air un peu embarrassés de nous laisser seuls dans la chambre. Pendant le quart d’heure dont nous disposions avant que l’on vienne nous chercher, j’expliquai à Spaw et à Aryès notre imminente évasion.

— Il me semblait bien que, Syu et toi, vous aviez l’air plus agités —observa Aryès, en passant la main sur son menton, amusé—. Ton oncle m’étonnera toujours.

— Je vais devoir laisser mon dessin inachevé —soupira Spaw, un peu contrarié—. Pourtant, il n’était pas mal réussi pour le moment. Je suppose que ce sont des choses qui arrivent.

— Et même aux meilleurs artistes —lui assurai-je sur un ton grandiloquent—. Maintenant que j’y pense, une fois, Frundis m’a chanté une ballade assez amusante sur la vie d’un peintre ambulant. Le peintre peignait ses tableaux tout en marchant et il vendait ses œuvres de village en village. Et un jour, quelqu’un lui offrait des bottes magiques de célérité et le pauvre peintre atteignait les villages avant d’avoir terminé ses œuvres. Finalement, le peintre offrait ses bottes à un lièvre qui passait par là, fuyant un chasseur et il reprenait sa vie d’avant. Si je me souviens bien, les derniers vers étaient comme ça :

Ô temps d’illusions vaines !
Qui donc voulut presser ta vie sereine ?
Malheur à qui n’entend passer le temps
et voit sa vie filer comme le vent.

— Je demanderai à Frundis de me chanter cette chanson pour me consoler —dit Spaw, moqueur.

Peu après, quelqu’un frappa à la porte et j’allai ouvrir. Une tiyanne, Fahr Neydé, sans aucun doute, nous salua en silence.

— Vous êtes tous là ? —demanda-t-elle à voix basse.

J’acquiesçai, j’allai prendre mon sac et je saisis Frundis. Tous prêts à partir, Spaw, Aryès et moi, nous suivîmes Fahr Neydé. Nous traversâmes le petit jardin et nous entrâmes dans le tunnel. L’ilfahr ramassa une lanterne que quelqu’un avait laissée là pour l’occasion et l’alluma.

Nous avançâmes dans le tunnel qui se mit à descendre et, finalement, Fahr Neydé s’arrêta en plein chemin et frappa à une petite porte qui se confondait très bien avec la roche, mais qui tintait comme le bois. On entendit alors un léger grincement lorsque la porte s’ouvrit, laissant voir le visage de Lénissu.

— Entrez —nous dit-il.

— Shaeda, Aryès, Spaw ! —s’écria Kyissé en nous voyant, et elle se précipita vers nous, en riant, heureuse de nous revoir.

J’ébouriffai ses cheveux, en souriant, et je regardai les autres personnes présentes. La salle, petite, contenait quelques paillasses, une chaise et une sorte de poêle qui réchauffait l’air ambiant. Debout, dans une cape claire avec capuche se tenait Shelbooth, le fils d’Asten, qui nous regardait, attentif. Que faisait-il là ?, me demandai-je, stupéfaite. À côté de lui, une elfocane aux yeux très verts que je ne connaissais pas nous contemplait, l’expression prudente. Par contre, ce gnome à la cape verte et aux yeux clairs, je le connaissais, pour sûr.

— Srakhi ! —souffla Aryès—. Quelle surprise !

« Celui qui nous a dérobé la bourse d’argent », observai-je, amusée, contente de le voir cependant.

« Boh », dit Syu. « Comme dit Frundis, l’argent vaut moins qu’une note de musique. »

Frundis baissa un peu le ton de sa mélodie de piano pour commenter :

« Syu, tu ne sais pas combien cela me fait plaisir que tu cites un des meilleurs proverbes qui existent et qui, en plus, est de mon propre cru. » Il eut un petit rire.

Le gnome nous salua chaleureusement, mais, à aucun moment il ne fit allusion au jour où il nous avait abandonnés à Kaendra.

Lénissu nous présenta alors Manchow Lorent, le fils du Nohistra d’Aefna, qu’Aryès connaissait déjà. C’était un jeune humain aux longs cheveux châtains et bouclés, qui nous salua avec beaucoup d’enthousiasme. L’elfocane aux yeux verts s’appelait Martida, le nain, Dashlari, l’elfe noire était une certaine Miyuki et… lorsque Lénissu se tourna vers la dernière silhouette, il se racla la gorge.

— Celle-ci, vous la connaissez déjà.

Son visage était presque entièrement recouvert d’un voile noir, sauf ses yeux bleus… Et de sa capuche, une mèche verte rebelle s’échappait.

— Mille démons enchaînés ! —m’exclamai-je—. Drakvian ?

La vampire laissa échapper son petit rire caractéristique derrière son voile.

— Cela fait si longtemps. Je pensais déjà que je ne vous reverrais plus et que j’allais devoir vous abandonner pour chercher mon propre chemin. Mais, la vérité, c’est que tout ceci devient très intéressant. On ne croise pas tous les jours des Fleurs du Nord.

Je me demandai alors si les autres savaient qu’une vampire se tenait là sous leurs yeux.

— Bon ! —s’exclama Lénissu—. Maintenant que nous avons tous fait connaissance, il n’y a pas de raison de s’attarder ici davantage.

Avec ces paroles, nous sortîmes de la pièce et nous suivîmes Fahr Neydé. Nous cheminâmes pendant peut-être un autre quart d’heure avant que l’ilfahr ne nous indique des escaliers et une trappe.

— Vous allez déboucher sur une petite caverne. À partir de là, je ne peux pas vous aider davantage, mais je prierai les dieux de guider vos pas sur le bon chemin.

— Merci pour tout —assura Lénissu.

Nous la remerciâmes aussi et la tiyanne ajouta, avant de faire demi-tour :

— N’oubliez pas de tenir votre promesse.

— Ne vous inquiétez pas —répliqua Lénissu, en posant déjà un pied sur l’escalier de pierre—. Lénissu Hareldyn tient toujours ses promesses.

25 La Forêt de Pierre-Lune

Dès que nous passâmes par la trappe, je commençai à me rendre compte que, tout en sachant qu’il n’y avait pas d’autre façon d’agir, je me sentais mal d’avoir abandonné Kaota et Kitari sans les avoir avertis. Mais, bien sûr, si je les avais avertis, ils seraient, en ce moment, sur nos talons protégeant nos arrières ou peut-être en train de nous menotter pour nous dissuader de nous enfuir avant le retour du capitaine.

Nous marchâmes longtemps en silence, sur nos gardes. Lénissu allait en tête et je pensai le rejoindre pour lui demander ce qui lui était arrivé pendant tout ce temps. Avait-il trouvé les mandelkinias que lui avait demandé de chercher le Nohistra ? Comment nous avait-il retrouvés ? Depuis combien de temps nous suivait-il, en attendant une occasion pour interrompre l’expédition ? Et, enfin, comment pensait-il sortir des Souterrains ?

Au bout de quelques heures, nous débouchâmes sur un espace plus vaste et Lénissu se tourna vers le nain.

— Nous arrivons à la caverne de la Forêt de Pierre-Lune, n’est-ce pas, Dash ?

— Oui. Un peu plus à l’est se trouve la Route de l’Arzli. Je propose que nous l’évitions pour le moment.

Lénissu acquiesça.

— Tu devrais passer devant —lui suggéra-t-il—. Tu connais mille fois mieux cet endroit que moi.

Tous deux semblaient bien se connaître, observai-je, tandis que nous continuions à grimper et descendre au travers des roches irrégulières. Nous passions entre deux énormes rochers quand Shelbooth demanda :

— Combien de jours nous faudra-t-il encore pour sortir à la Superficie, à votre avis ?

— Des jours —répliqua Martida, l’elfocane—. Je peux te demander quelque chose ? Pourquoi as-tu si envie d’aller à la Superficie ?

Le jeune haussa les épaules ; il hésita, puis répondit :

— On dit que la vie là-bas est plus facile.

— Ah ! —dit Lénissu, moqueur, en s’arrêtant un moment au bout de l’étroit passage—. Alors, comme ça, le courageux Shelbooth a décidé que cela ne valait pas la peine d’être un héros, n’est-ce pas ?

— Toi-même, tu as dit un jour que les héros ne l’étaient généralement que par pur hasard —intervint Manchow Lorent, sur un ton comique.

Je réprimai un sourire. Le fils du Nohistra d’Aefna, jusqu’à présent, avait fait preuve d’un enthousiasme débordant pour tout ce qui nous arrivait. Malgré ses vingt-et-un ans, à ce que m’avait raconté Lénissu, c’était un imprudent et une calamité complète lorsqu’on lui assignait une mission. Je me demandais comment il avait fait pour se retrouver dans les Souterrains, alors que Lénissu m’avait affirmé qu’il l’avait laissé avec le Nohistra de Dumblor. Comment savoir tout ce qui avait pu se passer, pendant qu’Aryès et moi, nous assistions, jour après jour, à d’ennuyeuses cérémonies sur la Dernière Klanez.

Néanmoins, ce n’était pas le moment idéal pour avoir de longues conversations, aussi je gardais patiemment le silence, de même qu’Aryès. Nous marchâmes encore longuement, entourés de bruits étranges de créatures qui rôdaient entre les rochers et les tunnels. Nous vîmes même passer très haut, au milieu des ombres, une forme ailée qui poussa un cri aigu très désagréable, ce qui me rappela quelque chose que je ne sus identifier sur le moment.

— Une harpie —expliqua Shelbooth dans un murmure, en me voyant sursauter.

Je fis une moue de dégoût et Miyuki, l’elfe noire, cracha :

— Je déteste les harpies.

Le nain se tourna alors vers nous.

— Nous allons entrer dans une zone de rochereines. Le moindre bruit résonne comme un marteau. À partir de là, nous devrons garder un silence absolu.

— On ne peut pas passer par un autre endroit ? —demanda Srakhi.

Dashlari secoua négativement la tête.

— Nous devrions faire un détour d’un jour de marche pour l’éviter.

Lorsque nous entrâmes dans la zone de rochereines, le nain nous le fit savoir en levant une main. Il nous lança un regard d’avertissement et il commença à descendre la pente très lentement.

C’était une très longue pente peuplée de roches d’une couleur bleutée. Il n’y poussait pas le moindre arbuste souterrain. À peine nous commencions à descendre, Dash posa un pied trop fortement et un bruit semblable à celui d’un marteau heurtant la lame d’une épée retentit. Nous nous arrêtâmes tous, en retenant notre respiration. Le nain prit un air désolé et nous continuâmes.

Nous étions à la moitié de la descente lorsque, soudain, on entendit une rafale de coups de marteaux. Kyissé venait de trébucher alors qu’Aryès la tenait pourtant par la main. Consciente qu’elle venait de faire une bêtise, elle faillit se mettre à pleurer et je la regardai, en agitant les mains et en lui souriant d’un air atterré. Alors, Manchow Lorent éclata de rire. Il se couvrit aussitôt la bouche, mais son rire retentit par toute la pente, résonnant presque comme le cri d’une harpïette.

Je vis que les autres s’efforçaient de réprimer toute sorte de commentaires. Par contre, Frundis ne s’en priva pas.

« Shaedra ! », s’exclama-t-il, enthousiaste. « Imagine-toi un concert à cet endroit. La caverne s’emplirait tout entière de sons de violons, de trompettes, de guitares, de pianos… »

« Tu as oublié les flûtes », lui répliquai-je, railleuse.

« Et la harpe », remarqua Syu, assis sur mon épaule.

« Dans un endroit de rochereine comme celui-ci, ta composition retentirait sûrement comme un concert céleste accompagné de cris de harpies », approuvai-je.

« La rochereine ! », exulta le bâton, transporté de bonheur, en projetant des sons de violons triomphants dans ma tête. « Je crois que ceci va être une grande invention. À moins que cela n’existe déjà. Peux-tu imaginer cela ? Moi, Frundis, l’inventeur de l’orchestre rochereine, quelle idée grandiose ! »

Syu et moi, nous rîmes mentalement, amusés par tant d’enthousiasme.

Il nous fallut encore une demi-heure pour arriver à un endroit où la rochereine cédait la place à des roches noires moins traîtresses. Nous nous trouvions sur une petite esplanade très en hauteur par rapport au reste de la grotte et un vaste panorama de l’immense caverne, illuminée par les pierres de lune s’offrait à notre vue. C’était un tableau impressionnant.

— La Forêt de Pierre-Lune —dit Lénissu, en me l’indiquant de d’index.

Dans le lointain, se dessinait la forme confuse d’un bois dans lequel des lumières scintillaient comme des étoiles accrochées aux arbres.

— Espérons que personne n’ait remarqué le vacarme que nous avons fait —commenta Dash, en regardant prudemment autour de lui—. En avant.

Nous continuâmes à descendre, cette fois, par une sorte de rampe qui me rappela la Falaise d’Acaraüs, en plus sauvage. Nous étions tous épuisés par la descente et, voyant que Dash avait l’intention de continuer, j’osai demander :

— Euh… Vous ne croyez pas qu’une pause nous ferait du bien ? —suggérai-je.

— Excellente idée —approuva Aryès.

— Oui —acquiesça Kyissé, sur les épaules de celui-ci, puis elle bâilla bruyamment.

Aussitôt Spaw, Shelbooth, Manchow, Miyuki et Martida appuyèrent la proposition et Lénissu sourit, les mains dans les poches.

— Dash, nous savons bien que, toi, tu continuerais comme ça pendant des heures, mais je crois que nous sommes tous éreintés. La vérité, c’est que je n’osais pas le dire, parce que vous paraissiez tous avoir envie de continuer sauf moi. Merci, Shaedra —ajouta-t-il, en me faisant un clin d’œil.

J’arquai un sourcil, moqueuse. En voyant bâiller Kyissé, Lénissu l’imita et nous nous mîmes tous à bâiller. Nous nous installâmes dans une petite cavité où la roche était assez lisse et nous mangeâmes tranquillement des biscuits aux fruits secs, cadeau de Fahr Deunal. Malgré l’envie de fermer les yeux et de dormir, ma curiosité me poussait à poser des questions. Mais comment les poser si je ne savais pas de quoi étaient au courant Manchow, Shelbooth et les autres ? Je ne voulais pas non plus gaffer.

Je croisai le regard de Drakvian et je fis une moue, méditative. Celle-ci émit un bruit semblable à un raclement de gorge.

— Lénissu, je crois que l’on devrait expliquer tout ce qui s’est passé à Shaedra, Aryès et Spaw —dit-elle alors—. Moi, en tout cas, je n’aurais pas été aussi patiente.

Mon oncle soupira et acquiesça.

— Oui.

Il se tut et je lui lançai un regard exaspéré.

— Et alors ? —dis-je—. Comme dit Drakvian, nous avons été patients. Maintenant, tu dois nous expliquer tout ça… qui sont les personnes avec qui nous voyageons et pourquoi nous aident-ils et…

— D’accord —m’interrompit Lénissu, en se frottant un sourcil d’une main distraite. Il promena son regard sur nos visages, puis il riva finalement ses yeux sur les miens et inspira—. Pour une fois, commençons par ordre chronologique. Lorsque le Nohistra m’a libéré de prison, j’ai rencontré Srakhi, qui attendait patiemment mon arrivée, désirant ardemment me voir enfin en danger de mort. —Il jeta un regard moqueur au gnome et il leva une main pour le faire taire—. Je sais, je ne devrais pas me moquer d’un say-guétran, je retire ce que je viens de dire. Bien. Pendant que l’on vous menait au palais et que l’on vous couvrait de cadeaux, je passais mes journées à m’ennuyer avec des conversations improductives, mais aussi à chercher Dash, celui-là même que je cherchais depuis que nous sommes arrivés à Dumblor. J’ai enfin fini par le trouver —dit-il, en faisant un léger geste vers le nain—. Et toujours aussi actif et énergique qu’autrefois. Un véritable ami —assura-t-il, en donnant un coup de poing sur l’épaule de Dash. Il retira sa main avec un grimace—. Et résistant comme la pierre —ajouta-t-il, alors que le nain roulait les yeux et souriait—. Ensuite, j’ai rencontré Manchow Lorent, qui venait d’arriver de la Superficie, fuyant un père cruel.

— Je n’ai jamais dit que mon père était cruel —intervint posément le jeune humain, la voix distraite.

— Et finalement —raconta Lénissu—, j’ai croisé Miyuki. —Il signala l’elfe noire au visage amical—. Que je connais également depuis longtemps. À dire vrai, depuis puis longtemps encore que Dash, ce qui n’est pas peu dire. Et alors, le Nohistra m’a fait appeler —il soupira, théâtral—. Depuis toujours, il m’a tourmenté avec des missions échevelées. —Il secoua la tête, l’air songeur.

— À ce que m’a dit Shaedra, tu es parti à la recherche de perles de dragon —dit Aryès, pour l’encourager à continuer.

Lénissu laissa échapper un souffle bref qui ressemblait à un rire.

— Oui. Des perles de dragon, mais pas des vraies —répliqua-t-il—. Dash, Miyuki, Srakhi et Manchow m’ont accompagné. Et nous sommes partis vers le sud, en suivant une route de trafiquants d’esclaves.

— Oui —fit Manchow en riant—. Et Dash en a profité pour raser un village entier d’esclavagistes. Enfin, presque. Il m’a épouvanté. Mais bien sûr je ne vais pas éprouver de compassion pour…

Lénissu et Miyuki se raclèrent la gorge bruyamment.

— Manchow, combien de fois t’ai-je expliqué que ce sujet est délicat pour notre ami Dash ? —lui demanda mon oncle.

De fait, le visage du nain s’était assombri et un éclat inquiétant brillait dans ses yeux.

— Reprenons —proposa Lénissu—. Où en étais-je ?

— À ta mission avec le Nohistra —lui rappelai-je.

— Ah ! Oui. La mission consistait à soustraire certains objets à un clan de fanatiques totalement fous qui vivent non loin de la Superficie et, au passage, je devais tenter de connaître leurs agissements. Nous n’avons rien tiré de très intéressant, mais cela nous a pris beaucoup de temps de sortir de là sans que l’on nous voie. Et ensuite, le comble, c’est que lorsque je suis revenu, le Nohistra n’a pas pu me recevoir et je n’ai pas obtenu les quatre mille kétales, parce que, dès que j’ai su que tu étais partie au château de Klanez, j’ai quitté Dumblor. Je n’allais pas attendre qu’une crapule me paie.

— Qu’il garde son maudit argent —approuva Shelbooth—. Cet homme est un vil avare.

Lénissu esquissa un sourire.

— Oh, j’allais t’oublier, Shelbooth. Lorsque je suis allé voir Asten, il m’a raconté plus ou moins tout ce qui était arrivé pendant mon absence. C’est alors que j’ai su que Spaw était avec vous. Asten a réussi à me procurer la route que suivrait l’expédition et j’ai décidé de partir immédiatement. Et Shelbooth a voulu m’accompagner. Je vous épargne la scène entre père et fils —ajouta-t-il, en adressant au jeune elfe un large sourire qui le mit mal à l’aise.

— Et Drakvian ? —m’enquis-je, curieuse—. Comment l’as-tu trouvée ?

— Boh. Facilement —répliqua la vampire—. Je me suis laissé trouver. J’ai suivi l’expédition et après, lorsque j’ai vu que Lénissu vous suivait…

— Que dis-tu ? —l’interrompit Lénissu, ironique—. Nous t’avons attrapée par surprise, admets-le. Tu ne pensais pas me trouver. En plus, Dash a failli de confondre avec une gazelle blanche —ajouta-t-il, avec un petit rire sarcastique.

Drakvian grogna.

— Bah, bah. N’exagère pas. Dash ne m’aurait pas attrapée.

— Ah non ? —répliqua le nain, un sourcil arqué—. Tu étais acculée contre le mur.

— Oui, mais…

— Admets-le, tu ne te déplaces pas aussi silencieusement que tu croyais —l’interrompit Lénissu, amusé.

La vampire poussa un grand soupir et haussa les épaules, en rajustant son voile qui avait légèrement glissé.

— Dites ce que vous voudrez, mais moi je sais que j’aurais été capable de m’enfuir. Bon, tu as terminé ton histoire, Lénissu ?

— Oui, et même si elle n’était pas terminée, je crois qu’il vaudra mieux que nous nous reposions et que nous reprenions rapidement la marche avant que les Épées Noires ne nous trouvent.

— Je ferai le premier tour de garde —proposa Miyuki, en se levant—. Reposez-vous tous.

Je m’enveloppai dans ma cape et je m’allongeai, en prenant Frundis entre mes mains. Avec les yeux fermés, les bruits inquiétants de la caverne se percevaient encore mieux. Cependant, j’étais si épuisée que, tandis que Frundis composait en secret son orchestre rochereine, je trouvai très rapidement le sommeil.

* * *

Je grimpai et grimpai un escalier très sombre. Les autres étaient loin devant moi et j’avançais comme si je traînais un sac de pierres. J’entendais Kyissé m’appeler dans le lointain et je vis qu’une créature horrible la poursuivait. Je me mis à courir et alors tout changea : l’escalier s’ouvrit et un ciel bleu et printanier apparut au-dessus de ma tête. Un dragon passa en volant et il s’avéra que c’était Naura… J’entendis des claquements de langue et un rire qui se fit de plus en plus réel.

« Bonjour. »

Je me réveillai en sursaut.

« Zaïx ? »

« En personne », répondit le Démon Enchaîné. « Tu es tout proche. Cela me fait plaisir de le savoir. Hum… tu pourrais me rendre visite. Nous te ferions un accueil du tonnerre », ajouta-t-il joyeusement.

« Merci et… je suis désolée, mais je ne peux pas », dis-je, embarrassée. « Je suis avec plusieurs compagnons saïjits. Et Spaw m’a dit que c’était une mauvaise idée de passer te voir avec eux… »

« Évidemment que c’est une mauvaise idée ! », s’exclama Zaïx, avec un accent de surprise. « Qu’attendez-vous, Spaw et toi, pour laisser ces saïjits ? Vraiment, je ne comprends pas. C’est prendre des risques pour rien. Tu devrais fuir ces créatures. »

« Ces créatures ? », répétai-je. « Mon oncle n’est pas une créature, c’est mon oncle. »

« C’est ce que je craignais », soupira Zaïx. « Je demande à Kwayat de ne pas te sortir brusquement de ta vie saïjit et, à présent, je m’aperçois que tu y es encore pleinement plongée. Ce n’est pas un problème majeur, mais tu devrais apprendre à être plus prudente avec les saïjits. Tu dois te faire à l’idée qu’ils sont différents. »

J’émis un souffle mentalement.

« Et Spaw ? Lui aussi, il est avec des saïjits. »

« Il te protège », répliqua le démon. Il semblait être plus judicieux que d’autres fois, remarquai-je. « Et, en plus, je ne dis pas que tu ne vives pas parmi les saïjits. Je dis simplement que tu ne dois pas forger trop de liens avec eux. J’ai dû le rappeler à Spaw, une fois. Bon, tu vas venir ou non ? Après tout, tu appartiens à la communauté depuis plus de deux ans et tu n’es pas encore venue », ajouta-t-il, sur un ton de reproche.

« Euh… » J’hésitai. « Eh bien. Peut-être », dis-je, peu convaincue cependant.

J’entendis le grognement de Zaïx.

« On dirait que les peut-être de Spaw sont contagieux. Bon. Essaie de te maintenir en vie, petite démone. »

Il était sur le point de s’en aller quand je lui demandai :

« Tu vis dans la Forêt de Pierre-Lune ? »

Je perçus le sourire mental de Zaïx.

« Peut-être. »

Lorsque je cessai de percevoir la présence du démon, j’ouvris les yeux et je me redressai. Dashlari, assis sur une roche, surveillait les alentours. Lénissu, la pierre de lune sur les genoux, essayait de recoudre une déchirure de son pantalon. Kyissé, Miyuki, Aryès, Shelbooth et Manchow dormaient profondément. Martida mangeait des biscuits et Srakhi était en pleine méditation avec la Paix. Allongé contre une pierre, Spaw venait de lever les yeux en me voyant éveillée et il me lança un regard éloquent, me laissant comprendre qu’il savait que Zaïx m’avait parlé.

Je fis une moue et je promenai mon regard autour de moi.

— Où est Drakvian ? —demandai-je dans un murmure, pour ne pas réveiller les autres.

— En train de chasser —répondit Lénissu. Il tira l’aiguille et siffla—. Et voilà… —grogna-t-il.

Le fil s’était échappé du chas de l’aiguille. Je réprimai un rire moqueur et mon oncle me regarda les yeux plissés avant d’essayer d’enfiler l’aiguille en la rapprochant de la pierre de lune pour mieux voir.

J’avais laissé échapper Frundis en dormant et je le frôlai de la main pour voir comment il se sentait. J’entendis un chant de flûtes traversières et un grognement de mécontentement suivi d’autres notes de flûtes. Il était en pleine composition et il semblait s’abstraire totalement de ce qui se passait autour de lui. Brusquement, Syu atterrit devant moi, se laissant tomber de quelque rocher avec agilité.

« Frundis se fâche avec ses flûtes maintenant », se moqua le singe.

« Et toi, on dirait que tu t’es familiarisé avec les rochers autant qu’avec les arbres », observai-je.

« Boh, entre un rocher et un arbre, il n’y a pas de comparaison possible », soupira Syu, et il grimpa sur le rocher où était assis Dashlari, sans doute pour contempler la Forêt de Pierre-Lune avec des yeux remplis de curiosité.

Alors, Manchow se leva, il me regarda, sourit et s’écria :

— Bonjour ! Avez-vous bien dormi ?

J’entendis le soupir de Lénissu qui venait enfin de réussir à enfiler l’aiguille. Manchow n’était pas spécialement discret, pensai-je, en esquissant un sourire. Les autres se réveillèrent aussitôt et nous reprîmes bientôt la marche. Nous traversâmes un paysage de roche assez désertique avant de parvenir à un terrain irrégulier de collines à l’herbe bleue parsemées de petits rochers.

Nous grimpions l’une de ces collines lorsque Drakvian apparut en sautillant toute joyeuse.

— J’ai chassé deux animaux qui ressemblent à des lièvres ! —s’écria-t-elle, tenant dans chaque main un lièvre par les oreilles. Elle nous adressa un grand sourire souillé de sang et déposa ses proies devant nous.

Je me figeai, glacée. J’échangeai un regard atterré avec Aryès et je me tournai vers les autres pour voir leurs réactions… Alors que Drakvian prononçait un « oups », Shelbooth sifflait entre ses dents.

— Tu pourrais au moins essayer de dissimuler un peu —fit l’elfe.

Drakvian, tout en se nettoyant la bouche du revers de la main, le foudroya du regard. Tous deux se lancèrent des coups d’œil assassins et Lénissu intervint :

— Eh ! Vous n’allez pas recommencer ? Je croyais que vous étiez parvenus à un accord.

— Je ne fais pas d’accord avec des vampires —cracha Shelbooth.

Drakvian laissa échapper un son guttural et jeta par terre le voile qui pendait autour de son cou.

— Et moi, j’en ai assez de cet accord absurde —déclara-t-elle—. Je ne vois pas pourquoi je devrais me cacher.

L’elfe fit une moue de mécontentement, le regard rivé sur les dents de la vampire.

— Arrangez-vous entre vous —marmonna Lénissu, en s’éloignant déjà et en se bouchant le nez. Je le vis chanceler légèrement et je me précipitai vers lui.

— Lénissu ? Ça va ?

— C’est l’odeur du sang qui le rend malade —expliqua posément Miyuki en s’approchant de nous—. Ce n’est pas nouveau, ne te tracasse pas.

Lénissu secoua la tête comme pour se remettre, il se tourna vers le nain et il dit :

— Par tous les dieux, ne nous arrêtons pas. N’importe qui pourrait nous voir ici. Ah, Drakvian, ramasse ce voile. Nous laissons déjà assez d’empreintes comme ça. Ce n’est pas la peine d’en laisser d’autres encore plus visibles.

— Hum —grogna Drakvian, en suivant son conseil—. Mais je ne le mettrai plus. Que Shelbooth me dénonce, s’il veut, ou qu’il me regarde d’un mauvais œil, cela m’est égal.

— En tout cas, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée du voile —fit remarquer Lénissu—. En route.

— Merci pour les lièvres, Drakvian —ajouta Martida, en les ramassant. L’elfocane était à deux doigts de se pourlécher.

Nous continuâmes à marcher un bon moment. D’après Lénissu, nous allions contourner le bois pour nous diriger ensuite vers l’ouest, en direction du portail funeste. À un moment, je me retrouvai à marcher auprès de Martida et, poussée par la curiosité, je me décidai à lui parler.

— Hier, lorsque Lénissu a raconté sa dernière mission, il n’a pas parlé de toi —dis-je—. Toi aussi, tu es une ancienne amie de mon oncle ?

L’elfocane sourit.

— Non. Je le connais seulement depuis quelques semaines —répondit-elle—. Je lui ai proposé de l’aider dans son entreprise et voilà tout.

Je fronçai les sourcils.

— Cela signifie, je suppose, qu’il t’a promis quelque chose en contrepartie.

Martida s’esclaffa.

— Tout à fait —admit-elle—. Mais il ne me revaudra ça que lorsque nous aurons atteint la Superficie.

— Hmm —dis-je, pensive. Je n’insistai pas davantage sur ce sujet, mais nous continuâmes à parler et je me rendis compte que l’elfocane était une personne agréable et pleine d’ingéniosité. Elle parlait avec aisance et affabilité et je fus impressionnée par tout ce qu’elle savait sur la Superficie. Néanmoins, lorsque je lui demandai d’où elle était, elle éluda la question, découvrant une facette plus mystérieuse qui m’intrigua. Mais je n’étais pas indiscrète au point de l’interroger sur ce qu’elle ne voulait pas dévoiler et j’essayai d’éviter les questions qui pouvaient l’incommoder.

Drakvian avait retrouvé sa bonne humeur et elle bavardait gaiement avec Spaw et Aryès, tandis que Shelbooth fermait la marche avec Manchow, l’un sombre et l’autre admirant la caverne comme s’il s’était agi d’un palais rempli de merveilles.

Nous contournâmes la Forêt de Pierre-Lune sans y entrer. Au cours d’une pause, Syu et moi, nous fîmes une course jusqu’à la cime d’une colline et finalement le singe dut reconnaître :

« Ces courses sur le sol sont injustes. Un gawalt ne devrait pas courir dans ces conditions », prononça-t-il.

Je ris doucement et je m’allongeai sur l’herbe, en voyant d’un côté le bois illuminé de lumières bleues et de l’autre le groupe qui bavardait tranquillement et se reposait en attendant que les lièvres rôtissent sur un petit feu. Je fermai les yeux et je tendis l’oreille.

« Syu ! », m’exclamai-je au bout d’un moment, en ouvrant les yeux, émue. « Tu entends le chant des oiseaux ? »

Le singe se redressa sur ses deux pattes pendant quelques secondes, puis il acquiesça de la tête.

« Je les entends. S’il y a des oiseaux, peut-être qu’il y a aussi des bananes », raisonna-t-il.

Je laissai échapper un petit rire moqueur.

« Je t’ai déjà expliqué que les bananes venaient des fleurs et des plantes, pas des oiseaux. Quelles drôles d’idées tu as. »

Le gawalt m’adressa une moue sceptique.

« Eh bien, moi, je me souviens très bien de ce que m’expliquaient les autres gawalts dans l’autre vie. Sans oiseaux, il n’y aurait pas de fruits », m’assura-t-il.

Je roulai les yeux, mais je ne répliquai pas. À ce moment, je me rendis compte que Spaw grimpait la colline et parcourait les derniers mètres.

— Je peux ? —demanda-t-il. J’acquiesçai de la tête et il s’assit près de moi.

Nous contemplâmes un instant le bois et, alors, je rompis le silence.

— Zaïx m’a réveillée et m’a demandé de lui rendre visite. —Je fis une pause et je demandai— : Où vit-il exactement ?

Spaw esquissa un sourire.

— Je ne peux pas te le dire.

J’arquai un sourcil.

— Et alors, comment veux-tu que je lui rende visite ?

— Je ne peux pas te le dire, mais je peux te le montrer —expliqua simplement le démon.

J’inspirai, en imaginant que j’entrais dans quelque caverne secrète où se cachait Zaïx. Je me l’étais toujours représenté comme un être surnaturel, avec d’énormes chaînes, assis sur quelque trône de roche, passant ses journées à causer mentalement avec ses connaissances.

— C’est ridicule d’être si près de son foyer et de ne pas aller le voir —reconnus-je.

Spaw ne répondit pas, comme s’il attendait la réponse à une question qu’il n’avait pas formulée mais qui flottait en suspens entre nous deux.

— Mais je ne peux pas y aller avec Lénissu, Aryès et les autres —ajoutai-je—. Et franchement, je ne vais pas les abandonner et rejoindre tranquillement la Superficie par le passage dont tu as parlé.

Spaw continuait à regarder la Forêt de Pierre-Lune, en attendant patiemment. Je soupirai.

— Nous pourrions toujours revenir un autre jour, par l’entrée de la Superficie —conclus-je.

Le démon, finalement, se défit de son air grave et me sourit.

— Nous pourrions —concéda-t-il—. C’est curieux, mais je crois que Zaïx ne t’a pas tout dit. Kwayat est avec lui. Apparemment, il te cherche.

Je restai un moment immobile, puis je secouai la tête.

— Kwayat est terrible. Il m’abandonne pour une dragonne, puis il me laisse tomber juste avant la réunion avec les Communautaires parce qu’il a d’autres affaires plus importantes. —Je me mis à rire tout bas—. En y réfléchissant bien, cela me surprend qu’il puisse vouloir me chercher. —Il y eut un silence et je me maudis cent fois avant de dire— : Je demanderai à Lénissu de me donner une journée pour aller voir Zaïx. Cela suffira, n’est-ce pas ? Ils vont tous me détester, parce qu’ils ne vont pas comprendre, mais… je sens que je dois bien ça à Zaïx.

Spaw parut se réjouir de ma soudaine décision.

— Tu peux être certaine que Zaïx sera très heureux de te voir.

Je caressai distraitement le singe, qui commençait à ronronner comme Frundis lorsque je lui frottai le pétale bleu.

— Spaw —dis-je alors—. C’est curieux, mais… Zaïx n’a mentionné à aucun moment cet objet qui pourrait le libérer de ses chaînes. C’est étrange qu’il ne m’en ait pas parlé, non ?

Spaw fit une moue.

— Il n’est pas au courant de la magara absorbante du château de Klanez. Il vaut mieux que tu n’en parles pas ou il nous demanderait d’y aller aussitôt sans réfléchir. Et peut-être qu’il ne subirait qu’une nouvelle grosse déception.

Une nouvelle ?, me dis-je, alors que j’entendais Lénissu nous appeler du bas de la colline et nous dire qu’il ne resterait plus de lièvres si nous ne nous dépêchions pas. Nous nous levâmes et nous commençâmes à redescendre.

— Comment s’appelle cet ami qui a découvert la magara absorbante ? —demandai-je.

Spaw me regarda du coin de l’œil et parut réfléchir avant de répondre :

— Modori. C’est un savant.

— Et qui sont les deux autres ?

— Bon. Je te parlerai d’eux lorsque nous irons les voir, d’accord ? —répliqua-t-il, un sourire en coin.

Je me raclai la gorge, j’acquiesçai et je fis une moue inquiète.

— Maintenant, il ne me reste plus qu’à convaincre Lénissu de m’accorder un jour de liberté.

26 Œil de loup

Les feuilles diffusaient une jolie lumière scintillante. Les troncs se ramifiaient et s’enchevêtraient comme des fantômes gris. Nous disposions néanmoins d’un large espace pour nous déplacer facilement sous leurs coupoles lumineuses.

“Si tu mets plus de six heures, j’irai te chercher”, m’avait rappelé Lénissu plusieurs fois. Je m’étais éloignée, en suivant Spaw, consciente que les autres, à l’exception de Drakvian, Lénissu et Aryès, ne comprenaient pas ce que nous allions faire au milieu de la Forêt de Pierre-Lune, qui en plus avait la réputation d’être une forêt étrange remplie de mystères.

Dans les branches, on entendait les oiseaux voleter et gazouiller doucement.

— Quelles sortes d’animaux vivent ici exactement ? —demandai-je, appréhensive, malgré le paysage idéal qui nous entourait.

— Des oiseaux, des lapins, des grenouilles, quelqu’autre animal étrange dont je ne connais même pas le nom… —Il sourit—. Rien qui ne soit très dangereux pour nous, ne t’inquiète pas.

— Et alors, pourquoi cette forêt a si mauvaise réputation ?

— Euh… Eh bien… D’abord, parce que c’est facile de se perdre au milieu de tant de branches. Et ensuite, parce que toute la forêt n’est pas inoffensive. Mais là où nous allons, elle l’est, ne t’inquiète pas —répéta-t-il—. Allez, pressons le pas ou nous devrons prendre congé à peine arrivés.

« Je n’aime pas beaucoup cette forêt », me dit Syu, l’air d’avoir médité depuis un bon moment sur le sujet. « Elle est trop lumineuse. »

« Exact », approuvai-je. J’avais même mal aux yeux, et pourtant je gardais le regard rivé sur le sol.

— Bon ! —dit joyeusement Spaw, lorsque nous nous fûmes enfoncés dans les profondeurs des bois—. Comme je te disais, Modori fait partie de la Communauté de Zaïx. Nous nous appelons en plaisantant la Communauté Enchaînée. Lorsque tu connaîtras Modori, il va te paraître quelqu’un de peu communicatif, mais si tu restais pour mieux le connaître, je t’assure que tu le considèrerais comme un ami autant que moi. À part lui, il y a Sakuni et Nidako. Nidako n’est généralement pas là. C’est un nuron, et cela fait des années qu’il vit dans les mers de la Superficie. Je crois qu’en ce moment il vit dans l’archipel des Anarfes. Mais Zaïx et lui maintiennent une étroite relation.

— Et Sakuni ? —demandai-je, en l’écoutant avec un extrême intérêt.

— Sakuni est la bonté et la patience personnifiées —répondit Spaw, avec entrain—. Oui, je t’assure.

— Est-elle jeune ?

— Pas spécialement. Elle a plus de soixante-dix ans. C’est l’épouse de Zaïx. —J’écarquillai les yeux, surprise, alors qu’il ajoutait avec désinvolture— : Tous deux se supportent patiemment depuis très longtemps. Mais Sakuni est plus patiente que Zaïx —m’assura-t-il—. Moi, j’ai parfois du mal à le supporter même par voie mentale, avec ça, j’ai tout dit —fit-il en plaisantant—. Sinon, je ne crois pas que tu aies de grandes surprises…

À ce moment, nous entendîmes des cris et nous nous arrêtâmes net. Je me retournai, croyant qu’une catastrophe allait survenir… Mais aucun monstre n’apparut entre les branches. Cependant, on n’entendait plus un chant d’oiseaux.

— Qu’est-ce que c’était ? —fis-je dans un souffle.

Spaw surveillait les alentours, sur le qui-vive.

— Aucune idée —avoua-t-il—. Continuons.

Une pensée me traversa soudain l’esprit et une peur terrible m’assaillit.

— Oh, non —murmurai-je—. Tu crois que ces cris pouvaient être ceux de… ?

Je me tus, sans oser formuler ma pensée. Spaw fit non de la tête.

— Cela ne provenait pas exactement de là —dit-il. Cependant, son ton n’avait pas l’air tout à fait convaincu.

Suivant pour une fois l’exemple de Stalius et le conseil du capitaine Calbaderca, je priai pour que notre groupe soit sain et sauf.

— Dépêchons-nous, nous n’avons pas besoin de rester très longtemps —dit Spaw, en reprenant la marche et en hâtant le pas—. Juste le temps que tu bavardes un peu avec eux.

On percevait de nouveaux bruits dans la caverne, remarquai-je. On aurait dit… Soudain, un son ressemblant au tonnerre retentit.

— Mille sorcières sacrées —sifflai-je—. Quelqu’un est en train de passer par une zone de rochereine.

Spaw passa une main sur sa tête, sans cesser de marcher.

— Ceci ne peut être qu’un saïjit. Les animaux normaux ne passent pas par là.

— Les Épées Noires —prononçai-je.

— C’est possible —répliqua Spaw.

Un autre tonnerre retentit, mais cette fois il envahit ma tête.

« Frundis ! », protestai-je.

J’entendis le sifflement moqueur du bâton.

« Une bonne imitation, n’est-ce pas ? Mais je me tais tout de suite. Pour le moment, mon concert n’est pas terminé. Mais cela va être une de mes meilleures compositions », assura-t-il sur un ton joyeux. « Encore meilleure que celle que j’ai faite après avoir entendu le rugissement de cet atroshas. »

J’écarquillai les yeux, impressionnée.

« Tu as déjà vu un atroshas ? »

« Oui, ou du moins je l’ai entendu. C’était spectaculaire. Mais, maintenant, j’ai davantage d’expérience et je crois que ce concert sera plus réussi. Bien sûr, quand il sera terminé, je vous ferai écouter celui de l’atroshas et le nouveau et je vous laisserai décider à Syu et à toi celui que vous préférez. »

« Ce serait un honneur », répliquai-je, amusée, tandis que je suivais Spaw.

Je marchais un peu à l’aveuglette, éblouie par la luminosité des feuilles et je heurtai le démon lorsque celui-ci s’arrêta.

— Nous sommes arrivés —déclara-t-il.

Je clignai des paupières, je promenai mon regard autour de moi et je joignis les mains, en me raclant la gorge.

— Maintenant, je comprends. Il s’agit d’une maison enchantée visible uniquement pour ceux qui savent la voir, hein ?

Spaw roula les yeux, se pencha, écarta des branches aux feuilles lumineuses et me fit signe de le suivre sous la coupole. Spaw replaça les branches et me guida vers celles situées de l’autre côté. Celles-ci cachaient une petite salle plus ou moins triangulaire.

— Curieux —dis-je, étonnée.

Nous passâmes par l’étroit passage et nous débouchâmes sur la salle. Spaw signala alors des escaliers qui montaient.

— Par là.

— Qui vivait ici, avant Zaïx ? —demandai-je, en voyant des figures de toutes sortes sculptées dans la roche.

— Une fois, j’ai fait des recherches —répondit-il, pendant que nous montions—. Autrefois, vivait ici le peuple des Uzykantas. Mais je n’en sais pas beaucoup plus. Avançons. Ces cris, tout à l’heure, ne me disent rien de bon. Plus vite nous partirons, mieux ça vaudra.

J’arquai un sourcil, moqueuse.

— Ce n’était pas toi qui voulais tant que j’aille voir Zaïx ?

— Moi ? Boh. C’est juste que Zaïx n’arrêtait pas de me le répéter depuis des mois —répliqua le démon, en m’adressant un regard comique avant de continuer à grimper.

Nous arrivâmes rapidement dans une pièce luxueusement pavée avec des colonnes sculptées très anciennes. La pièce était totalement vide : il n’y avait rien ni personne. Seulement des pavés aux couleurs éteintes qui formaient des spirales et des figures d’animaux.

— Impressionnant —dis-je—. C’était une salle importante ?

— Je ne sais pas si ça l’était, mais en tout cas aujourd’hui ça ne l’est plus. Les appartements de Zaïx sont par là —indiqua-t-il.

Nous traversâmes la salle et, Syu et moi, nous traînâmes, curieux, admirant les figures sur le sol. Il y avait un dragon rouge face à une gazelle, un porc-épic près d’une manticore et un caïte presque nu entouré de papillons multicolores. Tout était si réaliste…

— Shaedra ? —m’appela le démon. Il se retourna et, en voyant mon expression émerveillée, il ne put s’empêcher de sourire—. Au retour, je te laisserai explorer davantage l’endroit, si tu veux.

J’acquiesçai et je le rejoignis rapidement. Nous passâmes dans une petite salle sombre remplie de paniers de toutes tailles. Au fond, dans la pénombre, se dessinait l’encadrement d’une porte.

Spaw s’en approcha et, au lieu de l’ouvrir, il leva la main et frappa plusieurs coups. Aussitôt, je sentis la nervosité m’envahir, m’imaginant Zaïx ou Sakuni ou Modori ouvrant la porte… Spaw poussa un soupir et frappa de nouveau, avec plus de force cette fois.

— C’est toujours pareil —dit-il—. Ils doivent être dans une autre pièce et ils ne m’entendent pas.

Soudain, comme si un fantôme était passé, un grand panier me tomba dessus et je tendis les mains pour le remettre à sa place.

— Que diables… ?

« Shaedra ! », s’exclama Syu, la voix paniquée. Je me rendis compte alors que le gawalt n’était pas près de moi et je pris peur.

« Syu, où es-tu ? »

« Euh… Aide-moi. Je suis… je suis tombé dans le panier », admit-il.

J’éclatai d’un grand rire et Spaw, qui attendait tranquillement près de la porte dans l’obscurité, m’adressa un regard interrogatif.

— C’est Syu —expliquai-je, en posant lentement par terre la haute panière où il s’était fourré. Le singe sortit, les moustaches tombantes et la mine honteuse.

« Ne dis rien », m’avertit-il.

« Et moi ? Je peux dire quelque chose ? », intervint Frundis sur un ton innocent. J’entendis un petit rire moqueur lorsque le singe répondit par un « non » catégorique.

À ce moment, au soulagement de Syu, la porte s’ouvrit. La petite salle fut baignée par une lumière éclatante et je plissai les yeux en essayant de mieux voir…

— Bonjour, Spaw. Bonjour, Shaedra.

Je reconnus aussitôt la voix sereine et, avec un grand sourire, j’avançai vers la porte.

— Cela faisait longtemps, Kwayat.

— Oui —reconnut mon instructeur—. À vrai dire, je ne pensais pas que nous tarderions autant à nous revoir. Et je ne pensais pas non plus que vous viendriez.

Spaw sourit.

— Moi non plus —répondit-il.

Nous passâmes par la porte et, pendant que, Kwayat et moi, nous parlions de Naura la Gobeuse de pommes, nous traversâmes une salle pleine de coussins jusqu’à un couloir.

— Je l’ai changée d’endroit —disait Kwayat, l’air grave—. Elle n’était pas tout à fait en sécurité dans les Montagnes d’Acier. J’ai eu du mal à la convaincre, malgré tout, car elle ne voulait pas s’écarter d’un certain arbre. Un arbre très étrange. La sève coulait de son écorce et brûlait comme le feu. J’ai malheureusement pu le vérifier moi-même —ajouta-t-il et lorsqu’il me montra sa main brûlée, je poussai un souffle de surprise—. La dragonne dormait toujours sous cet arbre. Il y a quelques jours, Modori m’a expliqué que c’était sans aucun doute l’Arbre de Jadan. Je ne savais même pas qu’il existait réellement.

L’Arbre de Jadan, me répétai-je. Je connaissais des légendes sur cet arbre, et je me souvenais de quelque anecdote racontée par le maître Yinur.

— Spaw ! —s’écria soudain une voix.

Au fond du couloir, venait d’apparaître la petite silhouette d’une mirol qui montrait ses dents pointues, heureuse. Elle s’avança vers l’humain, elle le regarda en souriant et l’embrassa.

— Tu t’en vas tout le temps, mais heureusement tu reviens toujours sain et sauf —lui dit-elle.

Spaw lui rendit son étreinte, ému. Je ne sais pas pourquoi, à cet instant, je sentis la nostalgie d’Ato et du Cerf ailé. Lorsque les yeux souriants de Sakuni se posèrent sur moi, je la saluai de la tête, mais elle s’avança et saisit ma main libre pour la serrer avec douceur.

— Bienvenue, Shaedra. —Elle se mit sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur mon front comme une mère bénissant sa fille—. Je suis Sakuni. Cela fait longtemps que je désirais te connaître. Viens, Zaïx est impatient de te voir.

Elle nous guida vers le bout du couloir et, à chaque pas que je faisais, je me sentais de plus en plus craintive.

« Tu as peur ? », me demanda Syu, appréhensif.

Je fis non d’un léger signe de tête.

« Non… », répondis-je. Frundis commença à jouer une musique apaisante avec l’aimable intention de me tranquilliser.

Assis sur un sofa, attendant patiemment notre arrivée, se tenait le Démon Enchaîné. Je restai immobile, le détaillant du regard. Il était transformé en démon et ses yeux, rouges, brillaient dans son visage légèrement bleuté marqué de raies noires. Il se leva en nous voyant et un terrible son métallique se fit entendre : ses mains traînaient de lourdes chaînes grisâtres qui vibraient d’une énergie étrange et très dense.

— Ah ! —s’écria-t-il, avec un sourire—. Quelle agréable surprise ! Je croyais que finalement vous ne viendriez pas et je pensais demander à Kwayat de nous donner un coup de main pour te convaincre de nous rendre visite, Shaedra. Eh bien, eh bien —fit-il, en riant—. Spaw, mon garçon ! Comment vas-tu ? Et toi, Shaedra, que nous racontes-tu ? Mais asseyez-vous, asseyez-vous. Moi, en tout cas, je me rassieds : ces maudites chaînes pèsent une tonne —s’excusa-t-il—. Voulez-vous boire quelque chose ? Combien de temps allez-vous rester ici ?

Face à l’alluvion de questions, je jetai un regard embarrassé à Spaw, qui se racla la gorge et s’assit dans un fauteuil après m’avoir fait signe de m’asseoir aussi.

— Euh… alors, comment vais-je ? —commença-t-il à dire—, eh bien, pas mal du tout. Lorsque tu m’as demandé de devenir le protecteur de Shaedra, j’ai pensé que j’allais m’ennuyer à en mourir, mais c’est plutôt tout le contraire. Shaedra a un don pour que l’on ne s’ennuie pas avec elle. Et puis, tu demandes combien de temps nous allons rester… Eh bien, en fait…

— Je le savais, vous êtes venus ici juste pour nous saluer, n’est-ce pas ? —répliqua Zaïx, en soupirant bruyamment.

— C’est que nous avons laissé nos compagnons de voyage aux abords du bois —expliqua Spaw—. Et l’oncle de Shaedra nous a donné moins de six heures pour revenir.

Zaïx jeta un coup d’œil éloquent à Sakuni, qui s’était assise près de lui.

— Je ne te l’avais pas dit ? Il faut toujours que les saïjits aient des limitations de temps. —Il tourna les yeux vers moi—. Tu n’as pas dit un seul mot encore —observa-t-il.

Je me mordis la lèvre, nerveuse.

— Euh… La vérité, je ne sais pas quoi dire.

— Tu pourrais, par exemple, commencer par dire « bonjour » —me suggéra le Démon Enchaîné avec un sourire.

Je rougis.

— Bonjour —dis-je poliment—. Une jolie maison.

Zaïx m’observa, tandis que son sourire s’élargissait.

— N’est-ce pas ? Nous avons même une très belle bibliothèque. Elle a plus de trois mille volumes ! Impressionnant, tu dois la voir, Shaedra. Une fois, je les ai tous comptés. Au fait, je viens de dire à Modori que vous êtes arrivés, mais il est très absorbé par sa lecture. C’est quelqu’un de terriblement renfermé, ne lui en tenez pas compte.

— Ne t’inquiète pas, je passerai le déranger avant de partir, s’il ne vient pas avant —lui assura Spaw—. Il y a un mois, quand je suis venu, j’ai dû le secouer pour l’arracher à sa chaise —plaisanta-t-il.

— Le Docteur Modori —dit Zaïx, en levant les yeux au plafond—. Il travaille comme un saïjit.

Ils commencèrent à bavarder tranquillement et Spaw leur raconta tout ce qui s’était passé depuis la dernière fois qu’il les avait vus. Il parla de Dumblor et je narrai alors mon séjour comme Sauveuse au palais du Conseil. Lorsque Spaw parla de notre voyage et de l’expédition, il ne mentionna à aucun moment la bataille des milfides. Était-ce parce qu’il ne voulait pas les alarmer ?, me demandai-je, intriguée.

Kwayat, assis sur une chaise, les mains et les pieds croisés, gardait un profond silence et il semblait même ne pas nous écouter. Sakuni, par contre, écoutait avec intérêt et elle énonçait des proverbes, des expressions et des anecdotes curieuses. Zaïx, de son côté, était une personne agréable quoique étrange, qui changeait facilement de sujets, et je ne comprenais pas toujours le sens de ses observations. À un moment, Sakuni nous apporta à tous des infusions et nous continuâmes à causer. Nous parlâmes du monde des démons, de la Sréda et du sryho. Lorsque Zaïx sut que Kwayat ne m’avait pas encore appris tout ce qu’il aurait dû, une étincelle de contrariété brilla dans ses yeux rouges.

— Kwayat, qu’est-ce que c’est que ça ? Comment est-ce qu’elle ne sait pas encore utiliser le sryho ? Hum ?

Mon instructeur, sans perdre son calme, prit une gorgée de son infusion, reposa son bol et, seulement alors, il répondit fermement :

— Une instruction exhaustive demande du temps et de la volonté. Je ne fais pas de miracles.

— Le miracle, c’est que je te considère encore comme instructeur de Shaedra alors que cela fait des mois que tu ne la voyais pas —répliqua Zaïx, en plissant les yeux et en faisant grincer ses chaînes—. Qu’as-tu donc fait tout ce temps, Kwayat ? Ce n’est que maintenant que tu te préoccupes de Shaedra. Les instructeurs des autres communautés agissent-ils de la sorte ?

Le visage de Kwayat se durcit.

— Tu n’as nullement le droit de me donner des leçons, Zaïx. Mais sache que j’ai encore l’intention de poursuivre l’instruction si tu es toujours disposé à respecter notre accord initial. Moi, je n’appartiens à aucune communauté, je n’ai l’appui de personne, mais je sais veiller sur mes intérêts et je ne pense pas passer mon temps à instruire qui que ce soit avec de vagues promesses.

— L’accord initial —répéta Zaïx, l’expression burlesque—. Je t’ai déjà dit que je n’ai pas été capable de trouver ce Safrow. Je suis un bon bréjiste, mais pas un dieu. Si tu ne me donnes pas de piste…

Kwayat, sombre, fit non de la tête.

— Alors il n’y a pas d’accord. Je continuerai à chercher de mon côté.

— De quel accord parlez-vous ? —demandai-je—. Qui est ce Safrow ?

— Cette affaire ne te concerne pas —affirma Kwayat.

Je soufflai, stupéfaite.

— Tu te demandes si tu vas continuer à m’instruire ou non et tu dis que cela ne me concerne pas ?

Zaïx laissa échapper un rire ironique.

— Je lui ai demandé la même chose. Qui est Safrow ? Mais ton instructeur est plus têtu qu’un anube.

— Un anobe —rectifia aimablement Sakuni.

— C’est cela —approuva Zaïx.

Je réprimai un sourire. Un anobe était un animal pacifique de quatre pattes terminées par des griffes que les gens des Souterrains utilisaient généralement comme on utilisait les chevaux à la Superficie. Cependant, Kwayat resta imperturbable en se voyant comparé à un anobe.

— Safrow était… —Il se tut. Un étrange éclat passa brièvement dans ses yeux—. Un ami —dit-il finalement, en rivant ses yeux sur les miens—. Et Zaïx m’a promis qu’il le trouverait par voix bréjique, mais il ne l’a pas fait.

Le Démon Enchaîné secoua furieusement la tête.

— Kwayat ! —brama-t-il—. Je ne t’ai rien promis. Je t’ai dit que j’essayerais. Bouah. Changeons de conversation. Je demanderai à Spaw de lui enseigner le sryho.

La consternation se refléta sur le visage de Kwayat en entendant cela.

— Impossible —répliqua-t-il—. Spaw n’est pas un instructeur. Le sryho est une chose très difficile à enseigner.

— Oui, oui, c’est ce que disent les instructeurs. Mais le garçon en est tout à fait capable, pas vrai, Spaw ?

Ce dernier avait pris une mine effrayée.

— Moi, instructeur de Shaedra ? —articula-t-il—. Euh…

— Hum —l’interrompit Zaïx, en roulant les yeux—. C’est trop te demander, je sais. Je trouverai un autre instructeur. Ce n’est pas grave !

Spaw se racla la gorge.

— Zaïx, moi, je…

— Changeons de sujet —l’interrompit-il, impatient—. Voyons, reprenons la conversation que j’avais avec Kwayat il y a quelques heures. C’était très intéressant. Nous parlions du concept de liberté.

Et alors, il nous fit tout un discours et nous oubliâmes le sujet de Safrow et de l’étrange accord qu’avaient passé Kwayat et Zaïx pour m’instruire. La vérité, c’est qu’outre le fait qu’il était enthousiaste, instable et pas toujours correct, Zaïx était aussi une personne attachante. Sakuni exhalait la bonté comme me l’avait dit Spaw et je ris plusieurs fois de ses plaisanteries innocentes. Tandis que nous parlions, j’imaginais Spaw, enfant, vivant et grandissant auprès de ces deux démons. Son enfance ne devait pas avoir été mauvaise, pensai-je, quoique étrange sans aucun doute.

Un moment plus tard, Zaïx se leva et nous guida vers la bibliothèque, en traînant ses énormes chaînes, qu’il transportait sur une sorte de charriot avec des roues pour qu’elles ne fassent pas tant de bruit et qu’elles ne soient pas si lourdes à porter. La bibliothèque me laissa bouche bée dès que j’entrai. La pièce était circulaire et, au milieu, se trouvaient d’autres cercles avec des étagères remplies de livres et d’objets étranges.

— Chaque fois que je vois cela, mes yeux se remplissent de larmes —admit Zaïx.

— À cause de la poussière, sûrement —dit Sakuni, le nez froncé—. Modori et moi, nous devrions de nouveau nettoyer toutes ces tables.

— Comme si la poussière était une malédiction —grogna Zaïx—. Mes chaînes, par contre, sont une véritable malédiction, je crois que je vais revenir m’asseoir sur le sofa.

Tandis que Zaïx et Sakuni sortaient de la pièce, je regardai autour de moi et je ne vis Kwayat nulle part.

— Où est passé Kwayat ?

Syu éternua et Spaw haussa les épaules.

— Je crois qu’il est resté dans l’autre pièce. Tu veux jeter un coup d’œil à la bibliothèque ? Ou tu veux que je te présente tout de suite Modori ?

Je me mordis la lèvre, je cherchai dans ma poche et je sortis la pierre de Nashtag. J’évaluai l’heure…

— Nous devrions revenir le plus tôt possible —dis-je, embarrassée—. Présente-moi Modori. Et après nous partons.

Spaw acquiesça de la tête.

— D’accord. Alors suis-moi.

Il me conduisit au fond de la salle et il fronça les sourcils.

— Normalement, il devrait être là —dit-il, en signalant une table recouverte de parchemins et de livres illuminés par une grande lampe. Nous nous approchâmes et Spaw jeta un coup d’œil aux parchemins—. Eh bien. Une étrange machine —observa-t-il, en prenant un parchemin avec des schémas et des calculs divers.

— Ce n’est pas une machine —répliqua une voix, sur notre droite.

Je me tournai et je vis un humain près d’une étagère, debout sur un tonneau. Il sauta alors agilement à terre, un livre bleu à la main.

— C’est un ofjarve, une sorte de longue-vue —expliqua-t-il, en s’approchant.

Malgré ses cheveux noirs grisonnants, il avait un visage aux traits enfantins, et il me fut impossible de lui donner un âge. Il portait une tunique noire et une écharpe rouge.

— Mais une longue-vue très puissante —ajouta-t-il—. Pour contempler les étoiles et les planètes de l’univers.

Spaw arqua un sourcil.

— Tu fais des recherches sur le ciel, maintenant ? Mais cela fait des années que tu ne le vois pas.

Modori lui ôta le parchemin des mains et le reposa au même endroit où Spaw l’avait pris.

— Il s’agit d’une recherche spéciale qui a un rapport avec les roches —répliqua-t-il, l’air grave—. Au fait, bienvenue à la maison.

Spaw sourit.

— Malheureusement, nous n’allons pas rester longtemps. Je te présente Shaedra. Ma protégée —spécifia-t-il.

Modori roula les yeux tout en faisant le tour du bureau pour aller s’asseoir.

— Je m’en doutais —répondit-il simplement.

Son comportement m’étonna, mais Spaw, d’un simple regard, me fit comprendre que ceci était tout à fait normal chez Modori.

— Spaw, si tu vas à la Superficie, pourrais-tu me faire une faveur ? —reprit Modori, en ouvrant son livre bleu—. Tu pourrais m’apporter un livre intitulé Cremdel-elmin narajath ?

— Avec plaisir —répliqua Spaw—. Par curiosité, cela a à voir avec ton ofjarve et tes étoiles ?

— D’une certaine façon, oui. C’est en rapport avec le culte du ciel de certaines tribus des Royaumes de la Nuit.

— Oh. Tu sembles très occupé dernièrement —observa-t-il.

Modori leva les yeux de son livre et nous regarda tous les deux.

— Je le suis toujours —dit-il simplement.

Spaw poussa un soupir exagéré.

— Alors nous allons te laisser tranquille. Ah, j’espère que tu n’as pas oublié que tu as promis à Lunawin une étude en profondeur sur les propriétés de la kéfurda.

Modori, pour la première fois, esquissa un sourire.

— Oui. Je l’ai presque terminée. Ça a été un travail intéressant.

S’abstrayant alors de notre présence, il plongea son regard dans son livre et Spaw me fit signe que nous pouvions sortir. Je saluai le Docteur Modori.

— Enchantée —dis-je, avant de m’éloigner.

Nous nous en allions déjà lorsque Spaw s’arrêta, fit demi-tour et demanda :

— Cremdel quoi ?

— Cremdel-elmin narajath —dit Modori ; il leva une main pour nous retenir, il prit le bord d’un parchemin, écrivit les mots et le tendit à Spaw—. Comme ça, tu n’oublieras pas.

Spaw fit une moue et acquiesça.

— J’emporte le parchemin tout entier ? —demanda-t-il—. Il a aussi des calculs et d’autres trucs écrits.

Modori haussa les épaules.

— C’est simplement un de mes nombreux brouillons. Tu peux l’emporter. Tu t’en vas déjà ? —Spaw acquiesça—. Alors, bon voyage.

Et en disant cela, il retourna à son étude consciencieuse.

— Il est un peu bizarre —m’avoua Spaw, tandis que nous traversions le couloir, vers le salon—, mais, en réalité, il a bon cœur. Et il a plusieurs bibliothèques dans la tête. Un personnage impressionnant.

Lorsque nous débouchâmes sur le salon, Zaïx pérorait contre un village qui vivait près de la forêt de Pierre-Lune.

— Ils ne savent rien faire d’autre qu’importuner. Ils cassent des pierres. Ils coupent des arbres. Heureusement que la nature se rebelle de temps en temps et leur apprend que la forêt n’est pas si innocente. —Il leva les yeux en nous voyant apparaître et il sourit—. Ah ! Une belle bibliothèque, n’est-ce pas ?

— Merveilleuse —acquiesçai-je.

— Vous avez vu Modori ? —demanda Sakuni.

— Toujours aussi accueillant —répondit Spaw et il prit sa cape verte sur le fauteuil—. Nous partons, père. Nous ne pouvons les faire attendre plus longtemps.

— Tu ne sais pas combien je le regrette —grogna Zaïx, en se levant—. Soyez prudents ! Et ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte —ajouta-t-il, avec un large sourire.

Spaw et lui se serrèrent maladroitement dans leurs bras, tandis que les chaînes grinçaient et Sakuni reprit ma main dans les siennes.

— Je te souhaite bonne chance, Shaedra. Et reviens nous rendre visite quand tu le pourras.

— Je le ferai —lui promis-je.

« Vraiment ? », demanda Syu, en se frottant la tête, sceptique.

« Quand je fais des promesses, normalement je les tiens », répliquai-je. « Il faut que je les aie oubliées ou qu’un troupeau de dragons de terre me passe dessus pour que je ne les tienne pas. »

« Eh bien, à moi, tu m’as promis que nous reverrions le soleil et nous ne l’avons pas encore vu », répliqua le singe sur un ton mordant.

« Non. Mais nous avons vu des arbres lumineux », le consolai-je.

Syu secoua la tête et finit par accepter mon argument. Je croisai alors les yeux rouges de Zaïx. Il me regardait, l’air grave.

— Maintenant que je te connais mieux, je crois que je ne me suis pas trompé en te choisissant et je suis sûr que tu mérites d’être avec nous. —Il sourit, moqueur, en abandonnant son air solennel—. Ne te laisse pas tromper par les apparences : je suis une personne très intelligente et je sais choisir mes enfants.

— Il ne reste plus qu’à savoir les éduquer —intervint Kwayat, comme pour lui-même.

Zaïx laissa échapper un profond soupir.

— Il y a une terrible différence entre éduquer et enseigner —répliqua-t-il, en se tournant vers lui—. Et, moi, je ne peux pas enseigner à Shaedra à contrôler le sryho par voie mentale. Pour ne pas mentionner que je n’ai jamais enseigné le sryho à personne.

— Alors Spaw ne saura pas le faire non plus —dit Kwayat, sur un ton tout à fait serein.

Zaïx haussa les épaules.

— Ne m’accuse pas de ce que tu pourrais résoudre très facilement. —Il nous regarda Spaw et moi et il nous salua de la tête—. Kwayat, si tu veux bien avoir l’amabilité de les raccompagner jusqu’à la porte…

Spaw me prit par le bras pour que je le suive et nous entrâmes dans le couloir qui menait à la salle des paniers.

« À bientôt. » J’entendis les paroles de Zaïx résonner dans mon esprit. Spaw me sourit.

— Il dit toujours adieux comme ça.

Une fois arrivés à la porte, nous prîmes congé de Kwayat et, un instant, je crus que celui-ci n’allait rien répondre. Pourtant, lorsque Spaw tournait déjà le dos, il me dit sur un ton posé :

— Je ne veux pas que tu te sentes blessée par ce que j’ai dit à Zaïx. Il ne s’agit pas de vouloir t’instruire ou non. Tu es une bonne élève, en fait, une des meilleures que j’ai eues. Mais j’ai toujours enseigné en échange de quelque chose. Je gagne ma vie comme ça. Cependant… j’ai décidé de faire une exception. Si un jour tu te décides à abandonner ta famille saïjit, je te promets que je t’apprendrai tout ce que je sais sur l’énergie des démons. Même davantage que ce que la plupart en savent.

Je le contemplai, sans pouvoir prononcer un mot, puis j’acquiesçai.

— Je m’en souviendrai. Merci… de dire que je suis une bonne élève. Je ne l’entends pas dire très souvent —expliquai-je avec un sourire en coin.

Je faillis lui demander de nouveau qui était ce Safrow et pourquoi il semblait si important pour lui, mais le respect qu’il m’inspirait m’en empêcha.

— Bon voyage —me dit-il.

J’effectuai un vieux salut des démons que m’avait enseigné Kwayat. Celui-ci sourit et ferma la porte. Une musique de flûtes résonnait doucement dans ma tête. Frundis semblait avoir décidé de faire une pause après tant d’heures à composer et à grogner contre ses instruments.

Spaw et moi, nous traversâmes la salle aux figures d’animaux, mais nous ne nous arrêtâmes pas pour les admirer. Nous descendîmes les escaliers, nous sortîmes de la salle triangulaire et nous apparûmes de nouveau dans la forêt de Pierre-Lune.

J’ignorais pourquoi, mais j’avais un mauvais pressentiment. Spaw me guidait au travers de la forêt labyrinthique, jusqu’à la lisière. Nous étions presque arrivés, lorsque nous entendîmes des épées s’entrechoquer et des cris très lointains. Aryès, pensai-je. Une subite terreur me paralysa d’un coup.

27 Le rêve de la mort

Pourquoi diables avais-je décidé d’aller voir Zaïx ?, me demandai-je, enrageant au-dedans. Enveloppés dans une sphère harmonique qui pouvait se désagréger à n’importe quel moment, Spaw et moi, nous observions la terrible scène qui se déroulait à quelques mètres seulement de l’endroit où nous nous cachions.

Dash, Martida, Lénissu, Manchow, Srakhi et Shelbooth, debout, foudroyaient leurs attaquants avec des regards hostiles, prudents ou méfiants. À leurs pieds, ils venaient de jeter leurs armes, vaincus.

L’expédition Klanez avait fini par nous rattraper. La plupart étaient des Épées Noires et, parmi eux, se trouvait le capitaine Calbaderca… accompagné de Kaota et Kitari. Tous, l’arme à la main, encerclaient menaçants leurs six rivaux.

Six… Je fronçai les sourcils, immobile, derrière des branches lumineuses. Où étaient Aryès, Drakvian, Miyuki et Kyissé… ?

— Au nom de Dumblor et des dieux étiséens, qui êtes-vous ? —tempêta le capitaine Calbaderca d’une voix sonore.

— Vous n’allez pas tuer d’humbles aventuriers, quand même ? —répliqua Lénissu avec un sourire hésitant—. Pas vrai ?

— Vous n’êtes pas d’humbles aventuriers —répliqua le capitaine—. Nous savons que vous avez enlevé la fillette.

— Nos gardes la cherchent. Elle ne doit pas être bien loin —commenta Felxer, à ses côtés.

— Pour qui travaillez-vous ? —poursuivit Djowil Calbaderca, en voyant que les vaincus ne répondaient pas.

— Je n’ai jamais enlevé personne —assura Lénissu. Malgré son air désinvolte, on voyait qu’il pensait frénétiquement à une manière de se tirer d’affaire.

— Pour qui travaillez-vous ? —insista le capitaine, en s’approchant de Lénissu et en le menaçant de la pointe de son épée, pour augmenter sa tension.

— La question est facile —dit mon oncle, sans s’altérer—. Je ne travaille pour personne. Du moins, en ce moment.

Le capitaine siffla, impatient.

— Mensonges.

— Pour une fois qu’il dit la vérité —grogna Dashlari.

Le nain vrillait ses yeux sombres sur ses adversaires. Lui aussi avait dû jeter sa hache et, à en juger par son expression, cela avait profondément blessé son orgueil.

Pendant quelques secondes, le capitaine scruta le visage de chacun. Alors, il baissa son épée.

— Attachez-les —ordonna-t-il—. Nous nous occuperons d’eux plus tard. Allons chercher la Fleur du Nord.

J’échangeai un regard atterré avec Spaw. Le démon, les sourcils froncés, demeurait immobile et silencieux, accroupi sur l’herbe bleue.

Ils menottaient Shelbooth, Martida, Dash, Manchow, Srakhi et Lénissu, lorsqu’on entendit un bruit précipité de bottes. Le capitaine, qui était en train de choisir un groupe pour fouiller les bois à la recherche de Kyissé, s’arrêta net.

— Capitaine ! —dit une voix.

Quatre aventuriers affolés apparurent, sortant d’entre le feuillage et marchant d’un pas ferme sur la terre meuble.

— Capitaine —haleta celui qui avait crié—. Nous avons trouvé la Dernière Klanez.

— Mais elle n’est pas avec vous —observa le capitaine.

— Non —dit un autre, essoufflé d’avoir couru—. Il y avait une vampire —bredouilla-t-il—. Nous avons réussi à attraper deux de ceux qui s’enfuyaient, mais pas la fillette. La fillette…

— La fillette est morte —déclara un autre aventurier, très sombre.

En entendant cette affirmation, j’eus le souffle coupé.

— Elle n’est pas morte —répliqua une autre voix, plus faible. C’était la voix d’Aryès. Je respirai de nouveau. Un instant, j’avais craint que mon cœur ne cesse de battre.

Le capitaine Calbaderca, que je voyais de dos, s’approcha à grandes enjambées d’Aryès et je tressaillis. Les yeux d’Aryès brillèrent d’appréhension.

— Sauveur —tonna le capitaine—. Mieux vaut que tu aies raison. Xiuwi, conduis-nous près de la fillette.

Aussitôt, tous se mirent en marche, les Épées Noires poussant les prisonniers sans égards.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vampires ? —demanda Ashli à Hiito Abur, le premier qui avait crié.

— Je la visais avec mon arbalète —expliqua le jeune caïte, quelque peu bouleversé—. Elle était inclinée sur Kyissé, comme si elle buvait son sang… Mais au moment où j’allais tirer, le Sauveur s’est interposé et, lorsque les autres l’ont écarté, la vampire avait disparu et, en plus… Elle a laissé une odeur fétide insupportable —dit-il.

— De la salive de vampire —siffla Acnaron, avec dégoût. Ses paroles se perdirent dans le lointain, entre les murmures des autres.

Je me tournai vers Spaw.

— Qu’est-ce qu’on fait ? —murmurai-je.

Spaw inspira, expira et secoua la tête.

— D’abord, arrête de trembler comme ça —dit-il—. Je ne voudrais pas que tu aies une crise de nerfs et que tu me donnes un coup de bâton sans le vouloir.

Je souris et j’acquiesçai, en me relevant.

— Et après ? —l’encourageai-je.

— Après… Nous allons les suivre et observer en silence.

J’acquiesçai de nouveau.

— Eh bien, allons-y.

Je renforçai le sortilège harmonique et nous sortîmes de notre cachette. Comme Spaw connaissait le bois, il passa devant et j’essayai de projeter le sortilège pour l’envelopper, mais je me demandai si celui-ci était vraiment efficace. Nous contournâmes légèrement les aventuriers et alors j’entendis Spaw siffler entre ses dents. Heureusement, il y avait beaucoup de bruit de voix pour que quelqu’un puisse l’entendre.

Je sentis l’odeur avant de voir. C’était réellement insupportable. Je reconnus l’odeur sans difficulté : c’était la même que j’avais sentie lorsque Drakvian avait voulu me montrer qu’elle se débrouillait à merveille pour cracher un liquide pestilentiel, comme une bonne vampire. Cela sentait la mort et la décomposition. En nous bouchant le nez et la bouche, Spaw et moi, nous contournâmes l’endroit à la recherche d’une cachette appropriée d’où nous pourrions voir quelque chose. Nous entendions les voix du capitaine, de Nimos Wel et des autres… Lorsqu’enfin, nous nous postâmes sous un des arbres les plus feuillus, je parvins à voir Kyissé. La fillette était allongée sur l’herbe bleue, au milieu d’une allée naturelle. Ses yeux étaient fermés et elle semblait plongée dans un profond sommeil. Trop profond. Ma première impulsion fut de me lever et de me précipiter vers elle… Mais je me retins.

Le capitaine prit Kyissé dans ses bras avec une extrême délicatesse et s’éloigna du cercle fétide qu’avait laissé Drakvian pour la protéger.

— Sa respiration est très faible —déclara Nimos Wel, en lui prenant le pouls.

Nous allions suivre les aventuriers, qui s’éloignaient précipitamment de l’endroit, lorsque j’entendis le bruit feutré de pas frôlant l’herbe et je me retournai brusquement, blême d’épouvante. Alors, j’aperçus Drakvian, qui avançait avec discrétion entre les arbres.

Je tirai la manche de Spaw et je lui signalai la vampire. Nous nous approchâmes d’elle.

— Drakvian —murmurai-je.

La vampire fit un bond et souffla de soulagement en nous voyant.

— Shaedra, Spaw, vous avez vu ? —chuchota-t-elle. Nous acquiesçâmes tristement de la tête—. Je regrette, mais j’avoue que j’ai été stupide. J’ai eu un moment d’inattention et j’ai laissé Kyissé seule une seconde… Elle a mangé une baie étrange. Et maintenant elle est en train de mourir —se lamenta-t-elle, le visage déformé par la culpabilité et la peine.

Je sentis mes yeux s’embuer de larmes. En train de mourir, me répétai-je, me sentant impuissante.

— Tu as dit une baie ? —demanda Spaw. Aussitôt, ses yeux s’étaient illuminés—. Quelle sorte de baie ?

— Une baie bleue —répondit la vampire, en tirant une boucle de ses cheveux verts, l’air égaré—. Je n’ai aucune idée de ce que c’est. Comment aurais-je pu penser que Kyissé allait manger une baie…

— Conduis-nous jusqu’à ces baies —dis-je, avec espoir, en voyant que Spaw avait l’air moins découragé, maintenant qu’il savait pourquoi Kyissé était dans cet état.

La vampire inspira profondément.

— Suivez-moi.

* * *

À la lisière du bois, le capitaine Calbaderca et son expédition se dirigeaient sans doute vers Dumblor, à la recherche de quelque remède pour sauver la Dernière Klanez. Tous avaient des visages sombres, convaincus que la petite allait mourir. Cependant, la peine laissa la place à la stupéfaction lorsqu’ils nous virent, Spaw et moi, sortir des bois d’une démarche rapide et décidée.

Des murmures s’élevèrent entre les aventuriers. Le capitaine Calbaderca, qui ouvrait la marche, se retourna et nous regarda approcher du haut de la colline.

— Nous savons comment sauver Kyissé ! —m’exclamai-je, pour que tous nous entendent. Une mélodie rapide de violons accompagna mentalement mes paroles.

Nous continuâmes à avancer et, lorsque nous arrivâmes devant le capitaine, celui-ci demanda avec gravité :

— Comment ?

Je me tournai vers Spaw et celui-ci expliqua en toute franchise :

— Kyissé a mangé une seydramort. Ces baies plongent dans un sommeil dont on ne se réveille jamais. Mais je connais une personne qui serait capable de la sauver. Laissez-moi Kyissé, je la conduirai auprès de cette personne et elle sera soignée. Je le jure sur mes ancêtres.

Je crois que personne ne pensa une seconde qu’il mentait : tout, dans le ton et les gestes de Spaw, reflétait la sincérité.

— Si ce que tu dis est vrai —dit cependant Nimos Wel sur un ton posé—, alors je doute beaucoup que quelqu’un soit capable de la sauver. Il n’existe aucun antidote contre le poison de la seydramort.

— Si, il en existe un —affirma Spaw.

— Qui est cette personne dont tu parles ? —s’enquit le capitaine Calbaderca—. J’ignore combien de temps elle peut survivre dans cet état, mais je ne crois pas que très longtemps. Cette personne vit loin ?

— Un peu —avoua-t-il—. Mais je pense que c’est faisable si vous me laissez l’emmener. Sinon elle mourra.

Une ombre de doute voila les yeux du capitaine durant un instant.

— Je n’ai pas l’intention de la laisser entre tes mains. Conduis-nous où vit cette personne —suggéra-t-il.

— Impossible —refusa Spaw catégoriquement—. Je dois y aller seul.

Le capitaine Calbaderca le scruta du regard, puis il posa ses yeux sur moi. Alors, il fit non de la tête et prononça un très clair :

— Non.

* * *

— Arrête de le regarder comme ça, le pauvre —soupira Lénissu—. Sa conscience a déjà assez de mal à supporter la mort d’une fillette. Ne le tourmente pas davantage.

Cela faisait une heure que je jetais des regards foudroyants au capitaine Calbaderca, mais ma rage ne s’apaisait pas. Le capitaine savait que Kyissé allait mourir. Pourquoi refusait-il l’offre de Spaw ? Par orgueil ? Par méfiance ? Il n’avait rien à perdre et c’était le seul espoir qui nous restait.

— Assassin —sifflai-je entre mes dents.

À côté de moi, Aryès avançait lentement, menotté comme moi, la tête baissée, l’air affligé. Kaota et Kitari marchaient non loin. Ils ne nous avaient pas encore adressé la parole et, lorsque je croisais le regard de l’un d’eux, je lisais, sur leur visage, déception, colère et tristesse.

Nous arrivions aux rochers, lorsque, soudain, Kaota fit de grandes enjambées et vint se poster devant moi.

— Shaedra. Dis-moi, c’est vrai ce que dit Spaw ? Il peut la sauver ?

Je fus étonnée de constater l’émotion qui vibrait dans sa voix. Lentement, j’acquiesçai.

— C’est vrai.

— Et est-ce vrai aussi que nous ne pouvons pas l’accompagner ?

J’acquiesçai.

— Oui.

Les autres s’étaient arrêtés, tendant l’oreille.

— Pourquoi ? —insista l’Épée Noire.

— Parce que si nous y allions tous, nous devrions opter pour un chemin plus long —expliqua Spaw, sur un ton mystérieux, avant que je puisse répondre.

Kaota nous regarda tour à tour et ses lèvres formèrent une ligne ferme.

— Alors, c’est décidé. Capitaine Calbaderca —dit la jeune bélarque—, nous ne pouvons pas tourner le dos au dernier espoir qui nous reste de sauver la Fleur du Nord. Laissons Spaw l’emmener.

Le capitaine, qui s’était arrêté et avait écouté la conversation en silence, demeura pensif un long moment.

— Capitaine ? —interpela Nimos Wel, en posant une main sur le bras du ternian—. Votre Épée Noire a raison. Je ne sais pas comment ce jeune va se débrouiller… mais il paraît sincère et c’est la seule solution qu’il nous reste.

Le capitaine acquiesça, l’expression sombre.

— Alors, qu’il en soit ainsi. Libérez-le.

Kitari se chargea de détacher Spaw et celui-ci inclina la tête vers le capitaine.

— Je sauverai la fillette —promit-il.

Il s’approcha de Dabal, qui portait Kyissé. Il la prit dans ses bras et il recula. Le capitaine demanda :

— Où vas-tu l’emmener ?

Spaw sourit.

— Chez ma grand-mère.

Alors qu’il s’éloignait, je me souvins des paroles que m’avait adressées Kyissé en tisekwa, durant la dernière nuit que nous avions passée à Meykadria : “J’ai vu ton cœur et je sais que tu m’aimes. Les gens n’oseront pas te faire de mal”. Mes yeux se remplirent de larmes et je désirai de tout mon cœur que Spaw arrive à temps à Aefna pour que Lunawin sauve la petite.

À cet instant, je croisai le regard de Kaota et, à défaut de mains, j’effectuai un geste de profonde gratitude de la tête.

28 Glace et feu

Spaw disparut derrière une colline et, peu après, le capitaine ordonna à deux Épées Noires de le suivre, malgré nos protestations. L’un devait revenir au bout de deux heures, l’autre continuer à suivre Spaw. Nous les attendîmes pendant des heures entières, assis sur les rochers, et le capitaine eut le temps de nous interroger et de nous sermonner à volonté. Alors que Kaota et Kitari se taisaient, discrets, le capitaine nous rappela à Aryès et à moi, tout ce que nous étions censés représenter et toutes les erreurs impardonnables que nous avions commises.

C’est alors que Lénissu lui expliqua, sans mentionner à aucun moment Fahr Landew, qu’il était probable que les grands-parents de Kyissé vivent encore en un lieu de la Superficie et qu’il considérait plus important de les retrouver que de se rendre dans un château abandonné et dangereux dans lequel Kyissé ne saurait sûrement pas comment entrer et dans lequel elle n’avait peut-être jamais mis les pieds de toute sa courte vie.

Les arguments raisonnables de Lénissu firent réfléchir plus d’un aventurier sur les intentions initiales de l’expédition. Obsédés par l’idée de réaliser de grands exploits ou de s’emparer de trésors en entrant pour la première fois dans un endroit saturé d’énergies, beaucoup avaient totalement oublié que la Fleur du Nord était aussi une petite fille bien réelle.

Finalement, comme aucun des Épées Noires ne revenait, nous commençâmes à nous préoccuper et le capitaine Calbaderca partit avec d’autres Épées Noires pour découvrir ce qui se passait.

Je me rendis compte alors que nous n’étions pas nombreux.

— Où sont les autres aventuriers ? —demandai-je à Kaota.

La bélarque, qui était demeurée silencieuse depuis le départ de Spaw, haussa les épaules.

— Il y a eu une autre bataille. Le capitaine a pensé que ceux qui avaient enlevé la Fleur du Nord se dirigeraient vers Kurbonth. Ils ont pris une mauvaise piste et… ils sont tombés sur deux manticores. —Je restai bouche bée. Des manticores !—. Il y a eu plusieurs blessés graves, mais aucun mort —s’empressa-t-elle de dire, en me voyant pâlir—. Maintenant, il y a plus de vingt blessés qui nous attendent au Temple. Nous n’avons pas eu de chance.

« C’est sûr », marmonnai-je. « Entre les milfides et les manticores, je ne sais pas ce qui est le pire. »

Syu agitait la queue. Il s’étira et bâilla.

« Au moins, nous n’étions pas là-bas », se consola-t-il.

Lorsque, enfin, le capitaine Calbaderca revint, nous apprîmes que, non seulement, les deux Épées Noires avaient totalement perdu la piste de Spaw, mais qu’ils s’étaient eux-mêmes perdus dans la forêt. Leur aspect à tous deux était inquiétant, mais leur état d’esprit l’était encore davantage. Apparemment, ils s’étaient perdus dans une zone très étrange du bois, peuplée d’illusions, et tous deux se montraient très affectés. Alem sursautait parfois, assurant qu’il entendait des voix et l’autre, Jetaldo, se plaignait d’un terrible mal de tête qui ne s’atténuait pas malgré les infusions tranquillisantes et les soins que Nimos Wel lui donnait.

Finalement, ils décidèrent de nous détacher les mains pendant que nous marchions. Après une pause et quelques courtes heures de sommeil, nous sortîmes de la caverne. Tandis que nous marchions, Zaïx passa me dire que Spaw montait déjà les escaliers vers la Superficie.

« Et au fait », ajouta-t-il, alors qu’il était sur le point de s’en aller. « Je vais essayer de te trouver un nouvel instructeur. »

Il était parti avant que je puisse donner mon opinion sur le sujet. De toutes façons, ce sujet était, pour le moment, la moindre de mes préoccupations. Par contre, savoir que Spaw arriverait rapidement à la Superficie ravivait en moi l’espoir et la joie.

Nous pressâmes le pas lorsque nous atteignîmes les tunnels et nous arrivâmes au Temple deux jours après. Fahr Landew dissimula parfaitement sa surprise en nous revoyant. Personne n’aurait dit qu’il nous avait aidés à nous échapper, pensai-je, ironique.

Dès qu’il arriva, le capitaine Calbaderca rendit visite à tous les blessés, puis il se réunit avec ses Épées Noires. Lénissu, Manchow, Dashlari, Martida, Shelbooth, Aryès et moi, nous étions assis à la table de la cuisine, assez silencieux. Certains, nous pensions, sans doute, à nous enfuir du Temple comme la dernière fois. Shelbooth paraissait assez découragé, Martida était songeuse, le nain contemplait depuis un bon moment le fond de son broc vide et Lénissu s’occupait, en aidant Fahr Deunal à préparer le repas. Srakhi et Miyuki, par contre, étaient allés au kelmet prier pour Kyissé ou la Paix ou je ne sais quoi.

En face de moi, Manchow Lorent jouait aux cartes avec Syu après que je lui avais assuré que le gawalt était un excellent joueur. Il lançait des commentaires moqueurs au singe et il riait tout bas, surtout quand il perdait. Un curieux personnage, pensai-je, avec un léger sourire. Je ne comprenais pas pourquoi Lénissu l’avait traité d’imbécile quelques mois auparavant. Manchow n’avait rien d’un imbécile, il semblait simplement vivre au paradis de la Terre Interdite.

À un moment, je croisai le regard d’Aryès. Tous deux, nous nous levâmes d’un accord tacite.

— Nous allons chercher de l’eau fraîche —dis-je, en voyant les visages interrogatifs.

Nous nous dirigeâmes en silence vers la source. J’évitai de regarder l’endroit où se trouvait le rideau qui cachait le couloir secret. Le murmure de l’eau était agréable et apaisant. Je m’approchai de la source, j’utilisai mes mains comme une coupe et je bus. Elle était glacée, me rendis-je compte.

Soudain, je reçus de l’eau froide sur la figure et je poussai une exclamation qui se transforma rapidement en rire. Je renvoyai de l’eau à Aryès et celui-ci, amusé, s’écarta d’un bond en riant.

— Elle est glacée ! —soufflai-je, en agitant les mains pour les sécher.

Aryès s’assit sur une pierre et je l’imitai, songeuse.

— Après tous ces mois, j’ai décidé que les Souterrains ne me plaisent pas —déclarai-je—. Il y a trop de différences par rapport à Ato.

Aryès acquiesça.

— C’est vrai. Mais, au moins —ajouta-t-il en souriant—, je n’ai pas eu à me préoccuper de mettre la capuche ces derniers temps.

— Tu crois que le soleil t’affectera encore ? —lui demandai-je, en fronçant les sourcils.

Il haussa les épaules.

— Cela m’étonnerait que quelque chose ait changé.

— Tu n’avais pas dit que le maître Pi pensait que cela s’arrangerait ?

Il sourit.

— Le maître Pi est très optimiste. Je ne peux pas en être sûr, mais… si mes cheveux sont toujours blancs, je suppose que ma peau sera encore sensible à la lumière du soleil, elle aussi.

— Peut-être —concédai-je. Je me mordis la lèvre et je le regardai du coin de l’œil.

Aryès arqua un sourcil.

— Qu’y a-t-il ?

— Eh bien… Voilà. Cela m’a toujours étonnée que tu ne sois pas passé par Ato rendre visite à ta famille avant d’aller à Aefna.

Aryès resta un moment sans rien dire, puis il acquiesça de la tête.

— Je sais.

Après un silence, il laissa échapper un rire nerveux.

— C’est… ridicule —avoua-t-il—. C’est que… —Il se racla la gorge—. J’ai imaginé la tête que feraient mes parents en me voyant. Je n’ai pas osé —conclut-il.

J’étais ébranlée de le voir si affecté et je m’approchai pour lui prendre une main et lui insuffler de la confiance.

— Je ne vois pas pourquoi ils allaient te regarder plus bizarrement que les parents d’Iharath en voyant qu’il était devenu une ombre —fis-je.

Aussitôt, je me rendis compte que mes paroles n’étaient pas très judicieuses, mais Aryès sembla se reprendre.

— Tu as raison. C’est ce que je me suis dit après. Mais sur le moment… Tu sais bien comment est mon père.

Je fis non de la tête, doucement.

— Je le connais à peine. Mais il a l’air sympathique.

Je réprimai toutefois une grimace en me rappelant que son père, désespéré, avait fait irruption dans la taverne du Cerf ailé, annonçant qu’il avait déjà fabriqué le cercueil de son fils disparu. Mais tout cela je le gardai pour moi.

— Bien sûr. Mais il a aussi des idées fixes. —Il sourit, en retrouvant sa bonne humeur—. D’abord, il a voulu que j’apprenne la menuiserie, comme lui, et comme son père et le père de celui-ci… Le cas est que, dès le premier jour, une planche m’est tombée dessus et j’ai perdu connaissance pendant un jour entier. Je me souviens encore du maître Yinur me disant que j’avais de la chance d’être encore en vie.

Je me retins difficilement de rire et je demandai :

— C’est pour ça que tu t’es fait snori ?

— Oui. Mes parents ont décidé que l’étude des énergies me conviendrait mieux. Ils croyaient que je ne pourrais pas gagner ma vie d’une autre façon.

— Bon, mais je suppose qu’ils ont dû changer d’opinion après notre traversée épique au travers des Communautés d’Éshingra —observai-je, avec une moue comique.

Aryès fit non de la tête.

— Penses-tu. Mon père n’a jamais cru à l’histoire du dragon et tout ça. Et ma mère ne voulait pas entendre un mot d’une histoire aussi rocambolesque. —Il haussa les épaules—. C’est vrai que je n’ai pas beaucoup insisté, car ma sœur, elle, me croyait. —Il prit un air plus sérieux—. Maintenant, je me rends compte combien j’ai été stupide de ne pas revenir à la maison au moins pour leur dire que j’allais bien.

J’esquissai un sourire.

— Ne te tourmente pas, le maître Dinyu s’est chargé de le leur dire —lui rappelai-je—. Tu sais ? Frundis et Syu, une fois, ont créé une sorte de proverbe qui disait : “Les possibles du passé, s’ils ne sont possibles que dans le passé, il faut les oublier” —énonçai-je.

Aryès souffla, amusé.

— Un bon proverbe. Tu devrais en dire plus souvent. Cela te donne des airs de sage —m’assura-t-il, moqueur.

Je lui donnai un coup de coude, amusée et contente de le voir plus enthousiaste.

— C’est possible, tu sais, Syu me dit parfois que je suis en voie de devenir une sage —lui avouai-je, comme s’il s’agissait d’un grand secret.

C’est seulement alors que je remarquai le bruit de bottes dans le couloir. Les têtes de Kaota et Kitari apparurent. Ils semblaient soulagés de nous voir. Je me levai et, avant qu’ils n’aient le temps de parler, je pris la parole :

— Kaota, Kitari, je voulais vous dire que nous regrettons de vous avoir traités d’une façon si… irrévérencieuse.

Les deux Épées Noires nous regardèrent, l’air surpris. Je poursuivis :

— Moi, je n’ai jamais voulu aller au château de Klanez. La seule raison pour laquelle j’ai accepté, hormis le fait que j’étais obligée, c’est parce que Kyissé voulait y aller. Mais lorsque j’ai pensé à tous les dangers que cela comportait d’entrer là-bas…

Le raclement de gorge de Kaota m’interrompit. Je la regardai la mine contrite et son sourire s’élargit.

— Une Épée Noire ne juge pas —me rappela-t-elle simplement—. Venez, le capitaine Calbaderca va parler dans la grande salle.

Aryès, debout près de moi, haussa un sourcil.

— Il a enfin décidé ce qu’il va faire de nous ?

Kitari et Kaota échangèrent un regard.

— Il a décidé plus que cela, je crois —répondit le frère—. En réalité, nous allons envoyer tous les blessés avec une escorte à Dumblor et les autres, nous allons aller à la Superficie chercher Kyissé et Nawmiria Klanez.

Sa déclaration me laissa stupéfaite.

— Quoi ?

— Comme vous l’entendez —acquiesça tranquillement Kaota. Ses yeux brillaient d’excitation—. Nous allons à la Superficie. Le capitaine Calbaderca dit qu’il ne peut pas revenir à Dumblor si vite, avec ce sentiment de défaite. L’expédition Klanez se poursuit —affirma-t-elle.

Ses paroles me plongèrent dans la perplexité et je les suivis dans le couloir, méditative. Kaota et Kitari semblaient très enthousiastes et je m’aperçus que, quoi qu’ils en disent, la glace s’était fondue entre nous.

Épilogue

J’avançais, épuisée, en m’appuyant sur Frundis de tout mon poids. La musique du bâton s’était apaisée, alors que ce dernier venait de me présenter pour la énième fois son orchestre rochereine. C’était une composition magnifique, mais très longue et un peu monotone pour ceux qui, comme moi, ne savaient pas “apprécier la véritable musique”.

— De la lumière ! —s’exclama Ashli.

Je grognai. C’était la troisième fois qu’Ashli disait qu’elle voyait de la lumière.

— De la lumière ! —répéta alors Lénissu dans un murmure.

Je levai les yeux, étonnée, et mon visage s’illumina. Effectivement, dans un recoin de la roche, on voyait le reflet d’une lumière qui n’avait rien à voir avec la lumière des pierres de lune.

— Ça, c’est de la lumière ! —dis-je, comme pour m’en convaincre. Mon cœur bondit de joie.

— Ce bruit… —commença à dire Dash, avec un souffle grognon qui laissait transparaître sa fatigue.

— C’est le vent ! —s’écria Manchow. Ses yeux brillaient, émerveillés.

De fait, c’était le vent. Et nous le vérifiâmes rapidement lorsque nous commençâmes à sentir les courants d’air glacial qui s’infiltraient dans le tunnel. La lumière provenait d’une brèche trop étroite pour que nous puissions passer par là et cela découragea un peu le groupe, mais Shelbooth affirma :

— Nous y sommes presque, c’est sûr.

Au total, nous étions quatorze à avoir décidé de nous rendre à la Superficie. Dash avait proposé de nous guider “jusqu’où brillent les étoiles”, comme avait dit Ashli. Le capitaine Calbaderca, après quelques réticences, avait accepté. En fin de compte, le capitaine n’était pas aussi têtu qu’il en avait l’air.

— Par Vedecassia ! —s’exclama Ashli, devant—. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le capitaine la rejoignit et sourit comme un enfant.

— De la neige.

J’écarquillai les yeux. Ses paroles avaient suffi pour que nous nous précipitions tous vers eux. Il y avait plusieurs tunnels, probablement créés par un dragon de terre, mais l’un d’eux, était presque totalement obstrué par la glace.

— De la neige ? Ou plutôt de la glace —dit Dash, l’air surpris. Et alors, il se frappa le front—. Évidemment ! J’avais oublié qu’en hiver, il y a de la neige et de la glace à la Superficie.

Lénissu, Shaedra, Srakhi et moi, nous sourîmes, amusés. Nous tremblions tous de froid, cependant. C’était l’hiver, me dis-je. Mais où étions-nous exactement pour qu’il y ait tant de glace ?, me demandai-je. D’après le nain, nous devions être assez proches de Kaendra.

— Que faisons-nous ? —demanda Ashli, en écartant son regard fasciné de la glace—. Nous cherchons une autre sortie ?

— Ce n’est pas nécessaire. Dash le Marteau de la Mort est là —prononça le nain, en brandissant sa hache, un sourire goguenard sur les lèvres.

Syu lança un éclat de rire de singe et, Manchow et moi, nous laissâmes échapper un gloussement. Lénissu me regarda, un sourcil arqué et il acquiesça comme pour lui-même.

— Tout compte fait, je crois que Manchow et toi, vous avez beaucoup de choses en commun —fit-il, se donnant des airs de scientifique.

Je roulai les yeux et nous entendîmes alors un fracas terrible. Dash venait de planter sa hache dans la glace.

— Tu peux la retirer, compagnon ? —s’enquit Lénissu, moqueur.

Dash se démena et la retira.

— Évidemment —répliqua-t-il.

Comme le tunnel n’était pas spécialement large, les autres, nous laissâmes le nain briser la glace et nous nous assîmes sur des rochers, en essayant de nous protéger de l’air froid. Shelbooth et Kitari s’éloignèrent pour explorer deux autres tunnels, pour voir s’ils trouvaient une autre sortie moins entravée.

— Dash —dit Lénissu, au bout d’un moment, tandis que le nain soufflait et travaillait sans relâche—, pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu nous conduisais en pleine montagne ? Nous pourrions avoir prévu davantage de couvertures.

— Parce que… je n’avais pas pensé… que ce serait l’hiver —répondit Dashlari, la respiration entrecoupée. Un autre éclat de glace retentit dans le tunnel.

Shelbooth et Kitari revinrent sans avoir trouvé rien de mieux et nous attendîmes alors patiemment que le nain se fatigue pour qu’un autre le remplace… mais non. Dash continuait encore et toujours. Lorsqu’enfin, il fut à bout de souffle, Aedyn, la celmiste brulique, se leva, elle s’approcha de la glace et appliqua ses mains sur le bloc. Elle se concentra et petit à petit, la glace se mit à fondre et à ruisseler. Elle continua ainsi pendant un bon moment, puis se retira enfin, exténuée d’avoir dépensé tant d’énergies.

— Un petit effort de plus et nous sortons —annonça cependant le capitaine Calbaderca, avec entrain—. En un rien de temps, nous atteindrons la Superficie.

— Je dirais même que Dash s’est excédé : il nous a conduits en pleine haute montagne. Un peu plus et nous atteignions le ciel —commenta Lénissu, en soupirant.

Il nous fallut une heure de plus avant de pouvoir enfin tous réussir à sortir de là. Certains y parvinrent en s’agrippant à la glace comme ils purent, mais la sortie la plus originale fut celle d’Aryès qui se mit à léviter et se posa sur le glacier avec élégance, plantant sa lance dans la glace avec un sourire satisfait.

Je regardai autour de moi. Nous étions entourés de montagnes. Je frissonnai et je rabattis ma capuche, en sentant un vent mordant contre mon visage. Syu se mit à claquer des dents et il se réfugia sous mes cheveux, se cramponnant à sa cape verte. Tout, autour de nous, était d’un blanc immaculé.

Kaota et Kitari étaient restés sans voix, stupéfaits. Shelbooth souriait, scrutant le ciel bleu. Et Ashli riait et chantonnait toute seule. Les yeux du capitaine Calbaderca s’étaient illuminés, comme s’il se souvenait d’un lointain passé.

— Ça alors —finit par dire Kaota—. Cela n’a rien à voir avec les dessins des livres.

— Où est l’herbe verte ? —s’enquit Shelbooth, au bout d’un moment.

— Sous la neige —expliqua Lénissu—. Ceci est de la glace. Mais ce que tu vois là-bas, tout blanc, dans les montagnes, c’est de la neige.

— Quittons ce glacier —nous pressa le capitaine Calbaderca.

— C’est ce que j’allais dire —approuva Lénissu—. Ce serait dommage qu’une avalanche se déclenche et que nous soyons ensevelis sous la neige après avoir survécu à tant d’adversités.

Ashli lui jeta un regard alarmé.

— Tu parles sérieusement, là ?

Lénissu cligna des paupières.

— Oui, je parle sérieusement. On y va ?

— C’est curieux —dit Dash. Il avait les sourcils froncés et l’air songeur depuis un moment—. Je ne me rappelais pas que ce tunnel débouchait ici. Peut-être que je me suis trompé… —Nous le regardâmes, les sourcils arqués, mais nous ne fîmes pas de commentaires.

Malgré notre fatigue, nous continuâmes à marcher, les habits humides, tremblant de froid. Dans le ciel limpide, de grands oiseaux passaient en volant, tournant au-dessus des hauts sommets comme des charognards à la recherche d’une proie. De temps à autre, leurs cris déchiraient l’air glacé de la vallée.

Nous grimpions une sorte de monticule glaciaire irrégulier lorsque Djowil Calbaderca s’arrêta. Les rafales cinglaient sa longue cape noire, tel un fouet. Il tourna ses yeux verts sur nous tandis que nous le rejoignions.

— Ceci ne me dit rien qui vaille —déclara-t-il.

Je contemplai, affligée, le paysage qui s’étendait devant nous. Nous nous trouvions entre deux montagnes escarpées et rocheuses, debout sur un large glacier entouré d’eau cristalline. À cet instant, le soleil disparut derrière la montagne, nous laissant dans l’ombre.

— Un lac ? —fit Manchow, en s’approchant du bord.

— Décidément, je me suis trompé —soupira Dash.

— Ceci doit être le Glacier des Ténèbres —commenta Lénissu, et il tendit une main pour retenir Manchow par la manche, lorsqu’il le vit se pencher un peu trop—. Si nous continuons tout droit, nous atteindrons l’Insaride.

— Bien sûr, il suffit d’attendre qu’un énorme poisson vienne nous recueillir et nous emmener jusqu’à la rive —répliqua Srakhi.

Lénissu se racla la gorge et ajouta, en tournant le dos au lac :

— Et de ce côté, s’élève le Tilzeigne, la montagne la plus haute de toute la Terre Baie. N’est-ce pas merveilleux ?

Le capitaine Calbaderca avait adopté une mine sombre.

— Cet endroit ne me plaît pas. Nous aurions dû passer par le portail funeste.

— Peut-être —reconnut Miyuki—. Mais soyons positifs : au moins, notre voyage a été relativement tranquille.

— Tranquille ? —répétai-je, hallucinée—. D’abord les harpïettes, ensuite le dragon à dards…

— Et il y a à peine deux jours, nous avons croisé une bande de nadres rouges —compléta Aryès.

Miyuki roula les yeux.

— Bon, d’accord, tout n’a pas été si tranquille que ça —admit-elle.

— Regardez ! —s’écria soudain Shelbooth, en indiquant quelque chose au milieu des ombres de la vallée.

Des flambeaux venaient de s’allumer sur la rive. Estompées par la distance, des silhouettes se mouvaient entre les rochers et la neige. Ils nous avaient aperçus et ils nous faisaient des gestes, comme pour nous saluer. Shelbooth, Miyuki et le capitaine les imitèrent, en agitant les bras.

— Il ne manquerait plus que ce soient des orcs —fit Lénissu avec un rire nasal et ironique.

Les uniformes, me rendis-je compte alors. Ces silhouettes portaient des tuniques dorées avec une forme rouge pour blason… Je sentis les battements de mon cœur s’accélérer.

— Ce ne sont pas des orcs —affirmai-je lentement—. Ce sont des Sentinelles d’Ato.

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.

Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.

Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :

Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)

Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.

Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.

Petit glossaire

Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.

Premier tome

Saïjits
Un saïjit est un groupe créé arbitrairement qui contient les races humanoïdes suivantes : bélarque, caïte, nain des cavernes, nain des bois, elfe noir, elfe de la terre, elfocane, faïngal, gnome, humain, hobbit, mirol, nuron, orc noir, orc des marais, orquin, sibilien, ternian, tiyan. Dans la Terre Baie, les saïjits vivent en moyenne 120 ans.
Portail funeste
Entrée qui fait communiquer les Souterrains avec la Superficie.
Jours de la semaine
Il y a six jours par semaine : Javelot, Druse, Lubas, Griffe, Blizzard, Guiblanc.
Mois
Il y a douze mois de trente jours dans un an. Au printemps : Planches, Ruisseaux, Gorgone. En été : Cerf, Mussarre, Amertume. En automne : Épine, Ossune, Vidanio. En hiver : Corale, Saneige, Ports.
Pagodes
Les Pagodes sont des centres d’apprentissage à Ajensoldra. Généralement, tous les enfants de six à douze ans y reçoivent les bases de leur éducation. On les appelle alors les nérus. Après les douze ans, ceux qui souhaitent devenir celmistes, Sentinelles, etc. restent à la Pagode. Un pagodiste deviendra snori, puis kal et cékal. Le rang des orilhs est réservé pour ceux qui ont accompli les Années de Dette et ont su se forger une réputation.

Deuxième tome

Énergies
Il existe deux grands types d’énergies : les énergies darsiques et les énergies asdroniques. Les darsiques sont des énergies qui sont toujours présentes, elles sont naturelles et intrinsèques : le jaïpu, le morjas et le païras sont les trois énergies darsiques les plus connues. Les énergies asdroniques sont des énergies créées —que ce soit par des celmistes ou par des phénomènes naturels—. Elles sont nombreuses. La bréjique, l’orique, la brulique, l’essenciatique, la mortique, etc. sont des énergies asdroniques.
Apathisme
Un apathique est une personne, généralement un celmiste, qui arrive à consumer entièrement sa tige énergétique et subit une perturbation mentale, temporelle ou chronique.

Troisième tome

Nécromancie
La nécromancie est l’art de moduler le morjas des os. Un sortilège nécromancien génère de l’énergie mortique. Un squelette mort-vivant est empli d’énergie mortique. Les nakrus, les liches et les squelettes-aveugles sont capables de se régénérer tout seuls à partir de leurs os.

Quatrième tome

Démons
Les démons saïjits sont des saïjits dont la Sréda a subi une mutation. Dans le monde des démons, il existe des communautés, dont certaines sont dirigées par des démons portant le titre ancestral de « Démon Majeur ». Les tahmars sont des démons ne pouvant pas revenir à leur forme saïjit, contrairement aux yirs. Les kandaks ou sanvildars sont des démons ayant perdu tout contrôle sur leur Sréda et ayant subi une perturbation mentale brutale.

Cinquième tome

Ajensoldra
Ajensoldra possède six villes principales : Aefna, Kaendra, Belyac, Agrilia, Neiram, Yurdas et Ato.
Aefna
Aefna est la capitale d’Ajensoldra, située à l’ouest. Là sont installées la plupart des grandes familles d’Ajensoldra (dont les Ashar ou les Nézaru). La Place de Laya divise la ville du sud-est au nord-ouest, séparant le Temple, les palais et le Palais Royal du centre-ville et du Sanctuaire.

Sixième tome

La Fille-Dieu et le Fils-Dieu
Pour une durée d’environ quatre ans, sont élus deux enfants du peuple, de moins de quatorze ans, comme Fille-Dieu et Fils-Dieu d’Ajensoldra, représentants de la religion érionique. Alors que la Fille-Dieu vit dans le Sanctuaire d’Aefna et remplit une fonction plutôt centrée sur les pèlerins et les prêtres et prêtresses, le Fils-Dieu est censé réaliser des voyages entre les villes ajensoldranaises, mais il vit la plupart du temps dans le Palais Royal de la capitale. Tous deux doivent impérativement assister aux grandes cérémonies du Temple d’Aefna.
La Pagode des Lézards
Cette pagode, située près de la ville de Kaendra, est considérée comme une relique, car elle est protégée par un sortilège très ancien qui la rend invisible de loin.

Septième tome

Confréries
Dans la Terre Baie, les confréries sont nombreuses. Les plus importantes sont la confrérie des Ombreux, les Moines de la Lumière, les raendays, les Dragons, les Mentistes et les Légendaires. Celles-ci s’étendent aussi bien à la Superficie que dans les Souterrains.
Religions
Dans les Souterrains, les deux religions les plus étendues sont l’étiséenne et la kawbara. À la Superficie, ce sont les religions sharbi, érionique, cébaril et huwala qui prédominent.

Fin du tome 7, L’esprit Sans Nom, page du projet